Jephtha de Haendel : quand tout est réuni…

Si William Christie et ses Arts Florissants sont surtout connus pour les merveilles qu’ils ont offertes dans le domaine du baroque français, il ne faut pas oublier qu’ils ont aussi œuvré depuis longtemps pour Haendel avec particulièrement de grandes réussites dans l’oratorio. Genre moins démonstratif que l’opéra du même compositeur, la musique en est souvent plus travaillée, la place du chœur beaucoup plus importante… et le chef semble s’y sentir à son aise. Ensemble, ils venaient nous proposer le dernier oratorio du compositeur : Jephtha. Dans une production créée il y a peu à Amsterdam, la scène du Palais Garnier pouvait laisser admirer cet ouvrage passionnant et d’une grande force émotionnelle. La distribution est totalement renouvelée mais pas moins resplendissante. Ian Bostridge remplace Richard Croft, Tim Mead reprend le rôle de Bejun Mehta et Katherine Watson celui d’Anna Prohaska. Dans les deux cas de grands spécialistes, parfois aux profils différents mais toujours d’une grande musicalité et d’un charisme certain.

Les opéras de Haendel sont assez peu dramatiques, avec souvent beaucoup de moments où l’action s’arrête pour laisser la place à du chant pur. L’oratorio est un genre où le théâtre a encore moins d’importance donc l’on pouvait supposer que cette Jephtha ne serait finalement que très peu émouvante ou dramatique. Et pourtant, avec de bons chanteurs et une mise en scène intelligente, l’ouvrage va finalement prendre une force rare.

Ian Bostridge (Jephtha)

Après la querelle entre Haendel et Porpora (voir le récital de Max Emanuel Cenčić), l’opéra italien a perdu l’intérêt du public londonien. Haendel se tourna alors vers l’oratorio et composa donc en anglais. Mais ce qu’il proposait était surtout de l’opéra dans la langue locale, avec une évolution du style vers quelque chose de plus mélodique. Ces oratorios sont en effet basés sur des histoires religieuses mais on est loin d’une partition religieuse. Les airs sont variés et restent toujours dans le registre lyrique avec de nombreuses variations et vocalises, la mise en scène demande de grands décors et les personnages restent très théâtraux. Bien sûr, il y a des adaptations, comme la place plus importante des ensembles et des chœurs. Mais l’on reconnaît tout de même l’écriture du compositeur allemand. Jephtha sera son dernier oratorio et il nous offre de magnifiques moments de musique mais aussi d’émotions.

Philippe Sly (Zebul)

Alors que Paris résonne encore de sa mise en scène de La Bohème et du scandale qu’elle a provoqué, Claus Guth présente au Palais Garnier sa production de Jephtha en partenariat avec Amsterdam. Et contrairement à la relecture de l’opéra de Puccini, le metteur en scène a pensé un spectacle d’une grande sobriété, tout en nuances de gris. La scène est vide, avec des rails pour faire entrer et sortir des éléments de décors et des lettres qui composent la première phrase de l’ouvrage « It must be so » prononcé par Zebul. Avec beaucoup de finesse, il brosse des tableaux qui sont non seulement beaux mais aussi très signifiants du point de vue des émotions. Chaque personnage est présenté de belle manière et les relations entre chacun est finement vu. Ainsi on assiste au rejet de Jephtha durant l’ouverture tout comme à l’évolution de Zebul depuis le roi tout puissant jusqu’à l’oncle compatissant. Les costumes sont modernes, mais au final plutôt sans âge. À côté des personnages se trouve le chœur qui joue un rôle très important musicalement bien sûr mais aussi scéniquement. Les mises en place des ensembles sont parfaitement chorégraphiées pour apporter visuellement un effet qui renforce la musique. L’arrivée sinuante du chœur alors qu’Iphis va se faire sacrifier est splendide. Et le final optimiste de l’oratorio est mis à mal par la vision très violente de la religion. Tout au long de l’opéra on voit Jephtha comme un extrémiste religieux… mais cette vision de la mise au cloître d’Iphis est d’un rare sinistre. Claus Guth offre une imagier complexe mais très lisible pour un spectacle qui évolue tout le temps sans lasser le spectateur. Une grande réussite.

Jephtha annonce sa promesse à son peuple

Les Arts Florissants sont le point central de la réussite musicale. Déjà par la qualité de l’orchestre et de la direction. Les musiciens sont aussi à l’aise ici que chez Lully ou Monteverdi. Si William Christie a souvent dirigé Haendel avec l’orchestre The Age of Enlightenment, il vient pour cette fois avec ses musiciens qui se montrent magnifiques de précision et de cohésion. La justesse des couleurs est superbe, la précision des attaques, la réponse aux directives du chef… tout ici est splendide ! Et le chef n’y est bien sûr pas pour rien. William Christie dirige son monde avec douceur et fermeté, faisant confiance à ses instrumentistes tout en les surveillant. Notons aussi les petits interludes de Jeff Cohen qui joue avec un piano (et non sur le piano!) pour des sonorités étranges et perturbantes mais qui ont le bon goût de ne pas être trop longues. Enfin, il faut louer les choristes des Arts Florissants. Ils sont admirables d’un bout à l’autre : l’éloquence de leur chant, la cohésion des pupitres malgré la multiplicité des parties, la beauté des timbres, la présence sur scène… ils sont totalement intégrés au spectacle et en sont non seulement une grande partie musicale, mais aussi scénique tant ils habitent la scène de leur chorégraphie. Encore une fois ils impressionnent par leur talent sur une scène d’opéra.

Les Arts Florissants, Ian Bostridge (Jephtha), Katherine Watson (Iphis)

La distribution est de haute volée notamment par le charisme de chacun. Le seul légèrement décevant est Valer Sabadus. Lui qui se montre toujours miraculeux de beauté dans les enregistrements sonne ici étrangement. La voix déjà est assez courte, mais de plus elle semble peiner à sortir vraiment. Le timbre est beau mais le chant semble grêle. Quel dommage car le personnage de l’Ange est celui qui clôt l’ouvrage ou presque et l’on aurait préféré Ana Quintans comme à Amsterdam qui devait avoir cette présence angélique.

Marie-Nicole Lemieux (Sorgé), Ian Bostridge (Jephtha), Katherine Watson (Iphis)

Dans le rôle de Zebul assez restreint vocalement, Philippe Sly se montre d’une grande autorité. Bien sûr, il est le roi avant que Jephtha ne revienne… et la mise en scène le représente comme un grand bourgeois assez désagréable au début mais qui finalement se plie à la nécessité de laisser le pouvoir à son frère pour sauver sa patrie. Et il s’humanise au fur et à mesure de la soirée avec un baryton qui donne un superbe chant. Grand Don Giovanni cet été à Aix-en-Provence, revient donc dans un rôle secondaire mais qu’il habite par son extraordinaire présence scénique. Pour l’épouse éplorée et déchirée par ses sinistres présages, William Christie a fait appel à Marie-Nicole Lemieux dans le rôle de Storgè. Mère hantée, elle habite parfaitement le personnage avec son charisme habituel. Elle a peu d’airs mais chacun d’eux est fortement marquant. Scéniquement la chanteuse se montre comme toujours impressionnante. Vocalement elle est totalement engagée d’un bout à l’autre même si on peut noter des changements de registres un peu trop marqués. Mais ces détails sont balayés par l’énergie dramatique qu’elle déploie tout au long de la soirée.

Ian Bostridge (Jephtha), Katherine Watson (Iphis)

Le rôle d’Iphis est très beau mais assez lisse. Son personnage de jeune fille éplorée est toujours un peu sur la retenue, mais Katherine Watson en donne un portrait extrêmement touchant. Que ce soit son amour adolescent pour Hamor ou sa résignation de victime, tout est chanté avec une grâce qui ne peut pas laisser le public indifférent. Le timbre cristallin, la finesse de la ligne de chant, la douceur des inflexions… tout est extrêmement étudié pour nous offrir cette jeune femme frappée par le sort. Sa scène d’adieux, alors qu’elle est portée par un rayon de lumière jaune est magique et aura sans nul doute tiré les larmes à de nombreux spectateurs. Pour lui répondre, Hamor est chanté par le contre-ténor Tim Mead. De l’amoureux transi au guerrier, le chanteur sait parfaitement trouver les bonnes nuances pour évoluer. La douceur du timbre compose à merveille la jeunesse du guerrier là où la force de son chant nous donne à voir le traumatisme qui suit la guerre. Sa prestation n’a rien de l’angélisme que proposent certains chanteurs de cette catégorie : aucun effet n’est gratuit et le chanteur est extrêmement impliqué dans son rôle en lui donnant une grande force expressive, en faisant un personnage aussi marquant que le rôle-titre.

Ian Bostridge (Jephtha)

Enfin justement Jephtha… le ténor Ian Bostridge fait partie de ces chanteurs hors norme. La voix est singulière et l’art du chant d’une intelligence rare. Lui qui triomphe dans la mélodie (tant en allemand qu’en anglais) chante aussi du baroque dans différentes langues. Et le Haendel de l’oratorio semble être ce qui lui convient le mieux dans ce domaine baroque. En effet le ténor peut y explorer des rôles fort dramatiquement mais aussi en anglais avec une écriture qui flatte sa technique. Le personnage de Jephtha est assez singulier dans le sens où il se montre très paternel, mais aussi habité d’une flamme religieuse proche du fanatisme. Cet homme habité par le divin est parfaitement rendu par le jeu de scène et la silhouette longiligne du ténor. Étrange et presque irréel, il se déplace comme un homme hors du temps. Sa prestation vocale est du même ordre avec un chant qui est totalement prenant et marquant. Chaque mot est sculpté et montre la capacité de meneur d’homme. Quitte à forcer un peu la ligne, à oser certains moments moins chantés et beaux que d’autres, Ian Bostridge est un sorcier car il nous emporte dès le premier mot avec un chant qui lui est propre et personnel. Sa prestation est tout bonnement sidérante car il tient son rôle sans jamais le lâcher, à se demander comment cet homme si fin peut assumer un tel personnage.

Katherine Watson (Iphis), Ian Bostridge (Jephtha)

Entre la mise en scène de Claus Guth très réussie, les Arts Florissants toujours aussi majestueux, William Christie d’une grande précision et la distribution magistrale… cette production de Jephtha devrait marquer les esprits. La force dramatique qui se dégage est impressionnant car la scénographie donne une grande épaisseur aux personnages et aux situations. Tous les éléments étaient ainsi réunis et c’est donc un spectacle magnifique qui a été donné dans ce Palais Garnier qui est le parfait écrin pour la musique de Haendel.

Les saluts de la dernière

Le spectacle a été enregistré par France-Musique et est disponible à la ré-écoute pendant quelques temps ici.

  • Paris
  • Opéra Garnier
  • 30 janvier 2018
  • Georg Friedrich Haendel (1685-1759), Jephtha, Oratorio en trois actes
  • Mise en scène, Claus Guth ; Décors / Costumes, Katrin Lea Tag ; Lumières, Bernd Purkrabek ; Vidéo, Arian Andiel ; Chorégraphie, Sommer Ulrickson
  • Jephtha, Ian Bostridge ; Storgè, Marie-Nicole Lemieux ; Iphis, Katherine Watson ; Hamor, Tim Mead ; Zebul, Philippe Sly ; Angel, Valer Sabadus
  • Les Arts Florissants
  • William Christie, direction

 

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