Cette Norma était sans doute l’un des événement du début de saison (si ce n’est de la saison complète) parisienne ! En effet, les venues de Cecilia Bartoli sont très rares à Paris surtout pour des représentations d’œuvres en version scénique ! Bien sûr nous avions eu droit dans ce même Théâtre des Champs Élysées en avril 2014 a de superbes représentations de l’Otello rossinien… mais ici, Bartoli frappe un plus grand coup. L’adéquation au rôle et au répertoire, ainsi que la mise en scène avaient déjà fait grincer des dents lors de la création à Salzbourg, puis par la suite durant les reprises… Aucune commercialisation n’a pour l’instant fait écho à ces diverses représentations et du coup la mise en scène conservait un certain mystère dévoilé seulement par des comptes-rendus ou des photographies. Pas étonnant que les quatre représentations aient été prises d’assaut, malgré les augmentations sidérantes de tarif par rapport aux autres spectacles scéniques !
Le rôle de Norma reste immédiatement associé à des cantatrices comme Maria Callas, Joan Sutherland, Montserrat Caballé… plus loin de nous les deux sÅ“urs Garcia (Maria Malibran et Pauline Viardot)… et plus proche de nous Sondra Radvanovsky qui triomphe sur les plus grandes scènes dans ce rôle. Il y a quelques années lors de son récital en hommage à La Malibran, Bartoli avait déjà suscité un débat avec son interprétation toute en finesse du « Casta Diva »… plus proche de nous, c’était son enregistrement complet sur instrument d’époque et d’après une nouvelle édition critique qui divisait cruellement les commentateurs. Avec cette parution, Bartoli et son projet bouleversaient nombre d’idées bien ancrées dans les esprits de mélomanes. Déjà les voix étaient beaucoup plus réduites que la tradition : au lieu des grands verdiens (Callas, Simionato et Del Monaco à La Scala par exemple en 1955!), la distribution était composée de voix plus fines, aptes à vocaliser sans soucis et à varier les lignes en fonction de reprises. A cela s’ajoutait le retour à une distribution où Adalgisa retrouvait sa fraicheur de soprano alors que Norma trouvait un timbre plus sombre. Et puis quelques reprises ou coda supplémentaires mises en valeur par un orchestre baroque sur instrument d’époque. Les critiques jasaient sur une mini-Norma… mais l’enregistrement studio fonctionnait parfaitement comme un objet de studio. Le passage à la scène pouvait se révéler plus difficile.
Pourtant, une telle conception a déjà été mise en place avec même encore plus de radicalité par Fabio Biondi en concert à Varsovie : deux sopranos très fines et habituées au baroque le plus ancien et un Pollione (Gregory Kunde) avant son passage vers des rôles plus lourds. Chaque reprise était extrêmement variée, l’orchestre sonnait de manière totalement baroque… et le chef ajoutait harpe et pianoforte, suivant en cela la tradition de l’époque de Bellini qui voulait que souvent le compositeur improvise quelque peu lors des récitatifs, héritage du baroque. Le résultat est tout bonnement magique… mais cela restait un concert et du coup l’intensité dramatique reste assez superficielle. Ici, nous sommes dans une vraie représentation théâtrale qui se doit de nous impressionner et nous marquer.
Commençons par la mise en scène… elle transpose l’action durant la deuxième guerre mondiale : point de druide et de prêtresse lutant contre l’envahisseur romain. Ici Norma mène depuis son école primaire un groupe de résistants face à l’occupant. Simple déplacement temporel, mais les grands thèmes restent parfaitement clairs. Norma doit luter entre son devoir moral et patriotique… et son amour pour l’oppresseur. Mais surtout, la direction d’acteur fait parfaitement vivre les interactions entre les trois personnages principaux. Chacun des duos ou trios sont extrêmement bien menés avec des gestes très naturels mais totalement porteurs de sens. Rien n’est gratuit dans ces passages où on nous dévoile les motivations et les sentiments des trois amoureux. Il faut dire que les acteurs sont particulièrement engagés. Mais toute cette partie de l’ouvrage (soit plus des trois quarts!) est particulièrement forte dans le traitement dramatique. Peu importe alors si les scènes de foule sont beaucoup moins prenantes ou si les costumes et décors ne sont pas très beaux : le résultat dramatique est là et marquant ! Et difficile de ne pas être frappé par les parfaites alternances entre scènes publiques et scènes intimes…
Musicalement, le chÅ“ur de la Radio-Télévision suisse de Lugano sont un peu limités par le nombre restreint de participants. Le volume est correcte, mais manque légèrement d’impact durant l’hymne guerrier par exemple. Par contre, tout le final est grandiose de nuances. D’un point de vue orchestre, le résultat est assez mitigé. En effet, de côté dans la salle il y avait un fort déséquilibre entrainant des cuivres particulièrement agressifs et puissants qui masquaient régulièrement le reste de l’orchestre, réduisant les scènes les plus violentes à une fanfare assez peu musicale. Les passages intimes, tout comme pour la mise en scène, bénéficient par contre d’un soin de couleurs et de nuances qu’on trouve peu avec un orchestre traditionnel. Et rien que pour cela, le fait de choisir un orchestre baroque sur instrument d’époque est une très bonne chose. Mais quand on écoute les enregistrements avec Antonini dirigeant la Scintilla (studio avec Cecila Bartoli) ou encore mieux le concert de Biondi avec Europa Galante, cela donnait non seulement une superbe richesse dans les passages délicats, mais aussi un vrai rythme sans lourdeur dans les moments publiques.
La distribution a peu varié durant cette tournée depuis la création de la production. Seul le rôle de Pollione a varié. Dans les rôles secondaires, on trouve d’honnêtes chanteurs qui manquent un peu de charisme pour vraiment s’imposer. Il est même dommage de distribuer Peter Kalman dans le rôle d’Oroveso tant la voix est sèche et manque de prestance pour camper ce père de Norma… Pour Pollione donc, John Osborn est remplacé par Norman Reinhardt. À son entrée, le remplacement fait vraiment craindre le pire tant la voix est pauvre en couleur, le timbre banal et l’implication dramatique et musicale comme absente. Le chanteur nous propose ce grand air sans feu ni passion, limitant les aigus le plus possible et n’offrant que quelques légères variations bien timides. Dans ce cas, quel intérêt de distribuer un tel chanteur dans le rôle du romain passionné ? Bien sûr il y a une finesse de chant et de nuances qui peut être intéressante, mais cela ne rachète pas le peu d’engagement. Heureusement, dès l’affrontement avec les deux femmes, le chanteur semble se libérer et nous dévoile un chant beaucoup plus dense dramatiquement, où les nuances sont toujours présentes mais beaucoup plus en phases avec la situation. Le chant en vient même par moment à devenir héroïque et balaye ainsi toutes les possibilités vocales ou dynamiques du rôle. Même si Osborn proposait un chant plus héroïque et dense, la prestation de Norman Reinhardt n’a rien de calamiteux comme on a pu le lire par endroits. Au contraire même elle devient assez enthousiasmante durant le deuxième acte.
Mais ne nous voilons pas la face, en dehors de l’impressionnant air d’entrée de Pollione, ce sont les deux femmes qui attirent tous les regards. Et il faut bien avouer que Cecilia Bartoli et Rebeca Olvera font preuve d’un immense talent. La jeune soprano nous délivre une Adalgisa vibrante et cristalline, sans pour autant en faire une oie blanche simplette. Au contraire, elle donne une très grande force au personnage sans jamais en gommer la jeunesse et le contraste entre la novice et la grand prêtresse est d’autant plus important et réaliste. Le timbre est superbe et lumineux, l’implication manifeste et très bien dosée et la voix sonne très bien. Nous sommes loin du faire-valoir présenté par certains ici, mais bien dans un personnage parfaitement chanté et interprété. A cela s’ajoute une superbe fusion entre son timbre et celui de Cecilia Bartoli. Car les deux femmes ont quelques duos à chanter et là nous avons des chanteuses complémentaires qui chantent l’une pour l’autre et se répondent parfaitement. Les timbres se croisent et s’entrecroisent avec bonheur.
Bien sûr, celle que tout le monde attendait Cecilia Bartoli. Qu’allait faire cette chanteuse plus habituée au baroque ou à Rossini dans un tel ouvrage ? Les récitatifs de son entrée laissent le public froid et sont même assez effrayant tant la voix sonne peu et la chanteuse manque de prestance… serait-elle allé trop loin cette fois ? La grande prière commence et là la magie opère : on retrouve ce souffle immense, cette science du chant et des nuances qui n’est qu’à elle. Elle créé une bulle de silence et de beauté par cet air… avant de nous impressionner par la cabalette qui suit pleine d’entrain et de variations toujours en style et parfaites. Mais plus encore que dans ce moment obligé très attendu, c’est dans la suite plus dramatique que la mezzo-soprano italienne dévoile toute la force de son talent. La voix n’est pas immense mais semble gagner en largeur et en impact au fur et à mesure de la soirée. De plus elle sait en jouer de mille façon pour faire vivre le texte par des nuances totalement inédites et cohérentes… et elle sait jouer des vocalises et des trilles pour renforcer le pouvoir de la musique… Théâtralement, elle se jette à corps perdu dans le rôle de cette femme désespérée et outragée. C’est au final ce qui reste sidérant dans la prestation de Cecilia Bartoli : cette façon d’intégrer des techniques assez artificielles dans une composition dramatique bouleversante. Chaque petite décoration ou variation a un sens immédiat et trouve directement le cÅ“ur du public. A cela s’ajoute un charisme saisissant sur scène où elle semble totalement vivre son personnage, comme oubliant la technique pour ne faire qu’une avec Norma. Plus encore que dans l’enregistrement studio, elle ose des choses, se lance dans des nuances ou colorations inédites qui font à chaque fois mouche. Jamais à l’économie, elle semble épuisée à la fin de l’ouvrage, mais ce qu’elle produit dans ce rôle est véritablement unique et miraculeux de puissance évocatrice comme de beau chant et d’art scénique.
Comme indiqué ci-dessus, il y avait bien quelques petites déceptions durant cette soirée, mais elle restera tout de même exceptionnelle tant on redécouvre une partition et des personnages par cette aventure menée par Cecilia Bartoli. La partition est la même mais l’éclairage est totalement différent et offre une alternative à la tradition bien établie. Qui de ces deux versions a le plus raison ? Peut-être aucune finalement… mais les deux sont tout à fait recevables et marquantes. Espérons que durant toute cette série de représentations qui se promènent dans l’Europe, nous aurons droit à une captation vidéo qui immortalisera l’ensemble et plus particulièrement le travail de Cecilia Bartoli. Plus encore que dans le studio, son interprétation de Norma est historique…
- Paris
- Théâtre des Champs Élysées
- 18 octobre 2016
- Vincenzo Bellini (1801-1835), Norma, Opéra en 2 actes
- Mise en scène, Moshe Leiser-Patrice Caurier ; Scénographie, Christian Fenouillat ; Costumes, Agostino Cavalca ; Lumières, Christophe Forey
- Norma, Cecilia Bartoli ; Adalgisa, Rebeca Olvera ; Pollione, Norman Reinhardt ; Oroveso, Péter Kalman ; Clotilde, Rosa Bove ; Flavius, Reinaldo Macias
- Coro della Radiotelevisione svizzera, Lugano
- I Barocchisti
- Gianluca Capuano, direction