Ouvrage le plus connu du répertoire opératique Russe, Eugen Onegin revenait sur la scène de l’Opéra de Paris pour accueillir Anna Netrebko dans son seul rôle russe à son répertoire actuellement, après qu’elle semble avoir abandonné Iolanta dont elle avait défendu il y a quelques années la partition. La production devait voir lui succéder Sonya Yoncheva mais le duel n’aura finalement pas lieu, cette dernière s’étant retirée de la production. Si la production ne devait pas poser de soucis à la chanteuse arrivée très peu de temps avant la première, la question restait de savoir si celle qui chante maintenant des rôles de plus en plus lourds allait réussir à trouver les couleurs et les nuances de cette jeune fille rêveuse. Et ce d’autant plus qu’elle était entourée d’une distribution assez brillante. Restait toujours certes LA Netrebko, mais si elle peut en plus nous apporter des émotions et des couleurs subtiles, le bonheur n’en est que plus grand…
La production de Willy Decker est très belle visuellement avec ses décors très suggestifs qui vont se perdre dans le fond de la scène. Ils conviennent parfaitement pour évoquer le champ de blé de toute la première partie, ou le champ de neige puis la froideur de la noblesse après l’entracte. De l’ocre doré du début, nous passons sur la fin à une froideur mortuaire. La beauté de ces décors peut laisser les chanteurs perdus tant la surface est vaste et pauvre en meubles. Mais nous avions la chance d’avoir des chanteurs qui connaissent bien leurs rôles et possèdent un bel instinct dramatique. Certains passages sont malheureusement un peu trop marqués surtout lors de la fête chez Madame Larina, mais nous avons aussi de superbes images et de grandes idées surtout dans la deuxième partie de la soirée. Le duel où les deux amis semblent par deux fois sur le point de se réconcilier tout en finissant par se battre tout de même. Par la suite, la vision de cette Tatiana toute de blanc vêtue oppressée par la foule aristocratique est parfaite pour montrer cette jeune fille obligée de se couler dans les règles de la haute société. De belles images donc mais qu’il faut savoir habiter de belle manière.
Les forces de l’Opéra de Paris semblent assez peu convaincues par l’ouvrage surtout en début de soirée. En effet dans les deux cas les attaques sont assez peu franches et manquent de vivacité. Le chÅ“ur nous donne à entendre des pupitres peu ensembles et surtout un chant assez mou. Du côté de l’orchestre, on est dans une vision très lissée de l’ouvrage par le chef Edward Gardner. Là où l’on peut souhaiter des traits marqués, des rythmes presque sauvages… le chef reste sur une jolie description assez fine mais qui manque d’angles à bien des moments, aidé en cela par un orchestre qui ne donne pas son meilleur et toute son énergie.
Les trois tous petits rôles manquent de projection et de force expressive, mais les seconds rôles sont par contre très bien chantés avec un certain charisme. Le Monsieur Triquet de Raúl Giménez grossit beaucoup le trait de l’humour en accord avec la mise en scène et avec un français assez peu naturel. La voix semble aussi avoir encore perdu de sa projection. Les trois mezzo sont assez parfaites dans leurs compositions. Hanna Schwarz est une ancienne gloire et se montre très touchante dans le rôle de la nourrice. La voix est très marquée avec des éclats qui voisinent un manque total de puissance… mais elle est sensible et montre bien cette vieille femme très proche de Tatiana. Pour la mère, Elena Zaremba trouve avec ce genre de rôle un terrain parfait pour sa voix large et sombre. Si son Olga n’était pas très convaincante il y a quelques années, les rôles de caractères sont parfaits pour elle. Ici cette mère vit de belle manière tant scéniquement que vocalement. Enfin Olga justement est chantée par la jeune Varduhi Abrahamyan et cette dernière possède non seulement la voix pour le rôle mais aussi la fraîcheur scénique. La première scène la voit virevolter sur scène comme une jeune fille qu’elle est. Vocalement la tessiture est totalement maîtrisée sans jamais que le chant ne soit trop marqué ou appuyé dans le grave. On trouve ici un portrait fin et très bien réalisé.
Son fiancé Lenski est peut-être le rôle le plus touchant de l’opéra avec ses déclarations flamboyantes du premier acte, cette douleur jalouse lors de la fête ou la résignation avant le duel. Pavel ÄŒernoch possède le type de voix parfait pour ce personnage troublé et perdu : la voix est assez fine et nuancée, alors que l’interprète sait donner toute sa profondeur aux paroles tourmentées. Le bonheur du premier acte est déjà teinté de cette mélancolie alors que l’on ressent tout le déchirement que lui cause le jeu d’Olga et Onegin lors de la fête. Enfin on notera un très bel air avant le duel, tout intérieur et douloureux. Une très belle prestation pour ce ténor qui fera toute les dates de cette série alors qu’il ne devait à l’origine ne chanter que dans la première distribution. Le mari de Tatiana est un rôle très court mais qui possède l’un des plus beaux moments de la partition. L’air du Prince Gremin est en effet d’une grande beauté mais demande obligatoirement un chanteur d’une grande prestance et d’une noblesse innée. Alexander Tsymbalyuk semble un peu jeune de voix pour incarner ce personnage. Le chant est noble et de belle facture mais le timbre manque de cette profondeur qui donne tout de suite la carrure au Prince.
Mais tous les regards étaient tournés bien sûr vers Anna Netrebko. Il faut avouer que le travail d’interprétation et de nuances est assez impressionnant tant elle semble avoir fait des progrès par rapport à ses premières incarnations bien monotones et uniformes. Ici elle nous donne de nombreux détails dans le chant, sachant trouver des accents d’une grande beauté mais aussi significatifs. Elle allège de belle manière une partie de son chant tout en libérant à quelques rares moments toute la puissance de son instruments. Bien sûr, le chant reste souvent un peu lourd et opaque mais il s’éclaire à partir du final de la première partie alors que tous chantent suite à la provocation en duel de Lenski. Là l’aigu gagne en liberté et en lumière… et on retrouvera cette plus grande légèreté dans la scène finale. Alors que la scène de la lettre doit voir une jeune fille fragile, c’est finalement plus dans cette dernière scène qu’elle se fait entendre. Pourtant, la scène de la lettre a été longuement ovationnée… mais là où l’on pouvait saluer tout le travail pour essayer de rendre crédible cette jeune fille, on la trouve vraiment juste et réelle dans cette dernière scène. Bien sûr le personnage a mûri, mais la voix elle semble avoir rajeuni. Peut-être que la situation dramatique aide à mieux incarner le rôle… car avouons que si scéniquement Netrebko conserve un certaine fraicheur, elle est parfaite dans cette lourde robe noire du final.
Car il faut aussi avouer que la dernière scène lui fait affronter un Peter Mattei dans une forme impressionnante. Dès le début de l’opéra il s’impose par sa morgue et sa noblesse : Onegin est déjà là . La voix n’a rien perdu de sa clarté mais semble beaucoup plus incisive qu’il y a quelques années. Ainsi elle claque et tranche face à cette petite bourgeoisie de province. C’est le jeune citadin désÅ“uvré dans toutes ses dimensions. Alors que sa prestation avait été assez décevante il y a une dizaine d’années, elle est ici beaucoup plus mûre et fine avec un vrai travail sur le texte et les couleurs. On retrouve tout le caractère glacé et hautain du personnage… mais aussi toute la douleur lors du final. La prestation est assez impressionnante. Si elle ne rivalise pas totalement avec Hvorostovsky, elle montre combien Ludovic Tézier lors de la précédente reprise de cette mise en scène manquait de charisme vocal comme scénique pour vraiment habiter le personnage.
Belle reprise donc de cet Onegin avec deux stars en grandes formes et très impliquées. Le seul reproche que l’on pourrait faire serait que l’orchestre ne sonnait pas vraiment aussi russe que l’on pouvait espérer : trop lisse et calme, il n’apportait pas totalement une image des passions contenues dans cet Å“uvre.
Le concert sera diffusé le 25 juin 2017 sur France Musique.
- Paris
- Opéra Bastille
- 19 mail 2017
- Piotr Ilyitch Tchaikovsky (1840-1893), Eugen Onegin, Scènes lyriques en trois actes et sept tableaux
- Mise en scène, Willy Decker ; Décors / Costumes, Wolfgang Gussmann ; Lumières, Hans Toelstede ; Chorégraphie, Athol Farmer
- Tatiana, Anna Netrebko ; Madame Larina, Elena Zaremba ; Olga, Varduhi Abrahamyan ; Filipievna, Hanna Schwarz ; Eugen Onegin, Peter Mattei ; Lenski, Pavel Černoch ; Le Prince Grémine, Alexander Tsymbalyuk ; Monsieur Triquet, Raúl Giménez ; Zaretski, Vadim Artamonov ; Le Lieutenant, Olivier Ayault ; Solo ténor, Grzegorz Staskiewicz
- ChÅ“urs de l’Opéra National de Paris
- Orchestre de l’Opéra National de Paris
- Edward Gardner, direction