La carrière de Sabine Devieilhe semble être un modèle du genre. La chanteuse explore tous les répertoires mais en ayant soin de choisir les rôles qui conviennent à sa voix de soprano léger sans la forcer. Du baroque au répertoire contemporain, en passant bien sûr par le répertoire romantique français ! Et à ce titre, sa prise de rôle il y a quelques années dans Lakmé aura été un vrai tournant : non seulement elle s’est imposée dans le grand répertoire mais aussi a fait la rencontre de François-Xavier Roth lors de la production montée en janvier 2014 à l’Opéra-Comique. Après un récital consacré à Rameau puis un autre à Mozart, voici que la jeune soprano nous propose un disque tourné vers le répertoire romantique français (même s’il déborde un peu) que ce soit la mélodie ou l’opéra. L’axe central est bien sûr Lakmé et chef et chanteuse nous emmènent vers ces « Mirages » : orient ou folie, tout ici est irréel. Ce concert se base principalement sur le programme du récital paru il y a peu mais est enrichi par de belles pièces orchestrales soigneusement choisies par François-Xavier Roth dont on connait la curiosité dans ce domaine !
Avant de parler de la chanteuse, il est important de parler de l’orchestre et du chef car ils ne sont pas pour rien dans la réussite de ce concert. En effet, non seulement on sent l’influence de François-Xavier Roth dans le choix des morceaux, mais en plus ils donnent un style et un son particulièrement intéressant dans ce répertoire. Habitués à jouer des partitions de cette époque (Le Timbre d’Argent de Camille Saint-Saëns il y a peu par exemple), ils offrent un son particulier dû à leur jeu sur instruments d’époque. Donc nous avons cordes à boyaux mais aussi cors naturels et timbales beaucoup plus souples. Mais ces éléments matériels ne sont pas seuls en jeu. Il y a aussi l’implication de chacun des musiciens des Siècles. L’attitude des contrebasses est assez symptomatique de l’engagement qu’ils mettent dans leur jeu : elles ne grondent pas uniquement, elles ne sont pas juste là pour ajouter de la profondeur… elles sont là pour jouer un vrai rôle. Ainsi l’entrée de la polonaise de Mignon par exemple voit une attaque d’une force rare, alors que les différents moments où ils scandent plus le rythme que la mélodie les trouve tout aussi investis. Tous les musiciens sont galvanisés sûrement aussi par la proximité de François-Xavier Roth qui est partout pour les cajoler, les inspirer ou les pousser. Jamais spectateur, toujours juste dans son geste, il manie avec adresse un orchestre particulièrement vivant !
Le programme des pièces orchestrales est composé de trois ouvertures (deux d’Ambroise Thomas et une de Camille Saint-Saëns) et de pièces de ballet de Delibes. Dans tous les cas, ces pièces sont rarement données en concert. Mais pour Les Siècles de François-Xavier Roth, ce sont des partitions habituelles. Ainsi, l’ouverture de Mignon faisait déjà partie du concert célébrant les 300 ans de l’Opéra-Comique il y a quelques années et il la dirige avec toujours autant d’éclat comme de retenue. Pour Raymond ou Le Secret de la Reine d’Ambroise Thomas toujours, Marc Minkowski avait déjà fait briller cette musique très expansive lors du Gala qu’il avait proposé à la Philharmonie de Paris en février 2015. Roth en donne une interprétation peut-être encore plus brillante et martiale à certains moments, mais trouve aussi de belles délicatesses. Mais difficile de rivaliser de toute façon en terme de composition avec la superbe ouverture de La Princesse Jaune de Camille Saint-Saëns. Composé en 1872, cet opéra fait partie des ouvrages de jeunesse du musicien mais n’en a pas moins de vraies beautés. L’opéra montre la fascination pour le héros envers le Japon et cette fameuse femme peinte (ce qui nous fait songer au Timbre d’Argent d’ailleurs !). Il est donc tout naturel d’entendre ici des touches qui doivent faire penser au Japon. Non pas que le compositeur soit allé sur place où ait repris des thèmes locaux. Mais il joue sur les représentations habituelles que l’occidental a de cette musique pour stimuler l’imagination. De nombreuses couleurs sont rendues et la direction ainsi que l’orchestre sont assez parfaits pour mettre en avant toute la finesse et l’intelligence de l’orchestration. L’on passera plus rapidement sur l’extrait de Coppélia, ou la Fille aux yeux d’émail qui n’a rien de bien passionnant musicalement même si le rythme est bien rendu. On restera plus fasciné par le ballet extrait de Lakmé où l’on retrouve tout le foisonnement d’idées de Léo Delibes. L’alliance des timbres, les rythmes marqués… tout est fait ici pour nous faire plonger dans ces Indes fantasmées. Chef et musiciens connaissent bien cette partition et l’on sent combien ils y sont à l’aise, en donnant toute la dimension à la musique bariolée.
Si la majorité du programme est extrait du disque enregistré en début d’année, le concert commence pour Sabine Devieilhe par un air inédit par elle : la fameuse polonaise de Philine extraite de Mignon. L’entrée simple de la chanteuse, le chef qui rapidement fait taire les applaudissements… voilà qui rythmera tout le concert : pas de simagrées et juste de la musique ! Voici donc la frêle silhouette qui se place à côté du chef… elle ouvre la bouche… et l’on entend cette voix pure, sonore et bien conduite. Commencer par un tel morceau de bravoure montre combien la chanteuse est sûre de sa technique. Et en effet, l’air est chanté avec tout le brio qu’il demande, mais aussi un petit supplément. Au lieu de le prendre au premier degré comme certaines le font, la soprano montre combien cet air est intégré à une pièce jouée durant l’opéra : il y a une intelligence et un esprit vif qui est présent pour souligner quelques mots, offrir quelques nuances vocales. L’air est brillamment enlevé mais sans pour autant le réduire à une simple démonstration. Grand écart avec La Mort d’Ophélie d’Hector Berlioz. Là où l’on a entendu roulades et sur-aigus chez Thomas, ici ce sera la simplicité du récit. Étrange de n’avoir pas proposé la version pour piano (enregistrée sur le disque) mais la partition imaginée par Berlioz est aussi fascinante. La délicatesse du chant et la beauté de la diction font tout le travail pour nous offrir un moment de pure magie. Enfin pour clore cette première partie en beauté, rien de moins que la scène de folie d’Ophélie, extraite d’Hamlet d’Ambroise Thomas de nouveau. Sabine Devieilhe doit chanter le rôle pour la première fois en décembre 2018 à l’Opéra-Comique. En entendant ce qu’elle propose dans cette scène seule, on peut espérer beaucoup car si techniquement elle est bien sûr parfaitement à l’aise, le style aussi est superbe avec une interprétation qui n’est pas que technique mais aussi dramatique, appuyant certaines vocalises, osant parler certains passages… c’est une vraie composition qui nous est offerte d’un bout à l’autre. Et toujours portée par une voix limpide du grave au sur-aigu, la soprano crée devant nos yeux la malheureuse Ophélie.
La deuxième partie commence avec beaucoup de modernité. Maurice Delage n’est pas totalement un inconnu mais il a très rarement les honneurs d’être interprété. Ses Quatre poèmes hindous sont originaux dans leur forme, avec un quatuor à corde augmenté de deux flûtes, deux clarinettes, un hautbois et une harpe. L’écriture vocale est variée avec des passages presque déclamés et d’autres beaucoup plus exotiques comme la vocalise qui clôt le troisième poème. Sabine Devieilhe renoue ici avec cette musique plus moderne qu’elle a beaucoup servi avant d’être reconnue dans le baroque et le romantique. Vient ensuite le chant du Rossignol mécanique d’Igor Stravinsky. Encore un autre langage mais qui met parfaitement en valeur la voix de la chanteuse. Grand écart avec André Messager et sa Madame Chrysanthème. La légèreté que convoque notre soprano est touchante et superbe, avec des vocalises précises et un aigu final d’une finesse irréelle. Le concert se termine par Lakmé qui est bien sûr si importante dans la carrière de Sabine Devieilhe. L’air introductif est de toute beauté, mais c’est bientôt l’air de clochettes qui est attendu. Et la comparaison est alors un peu obligatoire avec ce qu’elle proposait il y a quelques années. La voix n’a pas beaucoup changé avec toujours autant d’aisance dans le sur-aigu. Mais elle a un peu gagné en corps, elle a ajouté un peu plus d’âme dans cette démonstration admirable. Plus ancrée dans le drame, plus théâtrale dans sa façon d’interpréter l’air, elle soulève l’admiration malgré un dernier aigu écourté.
Bien sûr, un bis suit et ce sera encore Lakmé avec cet air final qui est sans doute le plus beau passage de l’ouvrage. La beauté de la ligne que déploie Sabine Devieilhe est irréelle, totalement libre mais touchante au plus haut degré dans ce « Tu m’as donné le plus doux rêve ». Petite surprise pour terminer avec la venue d’Alexandre Tharaud pour la Romance d’Ariel de Debussy. Le pianiste accompagne la chanteuse qui semble étrangement peu à l’aise dans cet air. Peut-être moins de répétition… mais la diction et le style sont toujours là . Par contre, il est étrange de ne pas avoir proposé La Mort d’Ophélie de Berlioz en version avec piano plutôt que l’orchestration étant donné la présence du pianiste dans la salle.
Superbe prestation de tous les artistes. Sabine Devieilhe confirme tout son talent et qu’il est agréable d’entendre une telle qualité d’accompagnement de la part de François-Xavier Roth et Les Siècles. Concert filmé par Mezzo qui sera bientôt diffusé. Mais en attendant, il nous reste le disque paru chez Erato !
- Paris
- Philharmonie de Paris, Salle Pierre Boulez
- 14 novembre 2017
- Ambroise Thomas (1811-1896) : Mignon, Ouverture – « Je suis Titania la blonde »
- Léo Delibes (1836-1891) : Coppélia ou la Fille aux yeux d’émail, Prélude et valse
- Hector Berlioz (1803-1869) : Tristia opus 18, La Mort d’Ophélie
- Ambroise Thomas (1811-1896) : Raymond ou Le Secret de la Reine, Ouverture
- Ambroise Thomas (1811-1896) : Hamlet, « A vos jeux, mes amis »
- Maurice Delage (1879-1961) : Quatre poèmes hindous, I. Madras – II. Lahore – III. Bénarès – IV. Jeypur
- Igor Stravinsky (1882-1971) : Le Rossignol, Chanson du Rossignol
- Camille Saint-Saëns (1835-1921) : La Princesse jaune, Ouverture
- André Messager (1853-1929) : Madame Chrysanthème, « Le jour sous le soleil béni »
- Léo Delibes (1836-1891) : « Les fleurs me paraissent plus belles » – Ballet – Légende de la fille du Paria – « Tu m’as donné le plus beau rêve »
- Claude Debussy (1862-1918) : La Romance d’Ariel
- Sabine Devieilhe, soprano
- Alexandre Tharaud, piano
- Les Siècles
- François-Xavier Roth, direction