Durant l’automne 1860, encore tout auréolé de ses récents succès, Charles Gounod se plonge dans une nouvelle composition : La Reine de Saba. Basé sur un extrait de la traduction par Gérard de Nerval des 1001 Nuits, le sujet semblait parfaitement calibré pour l’Opéra de Paris. Pourtant à l’origine il devait être créé au Théâtre Lyrique. Mais ce sera finalement à l’Opéra de Paris le 28 février 1862 que l’œuvre prit vie… malheureusement seulement pour quinze représentations. Depuis, cet opéra a vu quelques retours sur scènes (très rares) et surtout reste parmi les partitions du compositeur les moins appréciées dans la littérature qui lui est consacrée. La version de concert de Marseille en 2019 avait donné lieu à un article ici-même où un historique de la création avait été fait. Il ne sera donc pas nécessaire de refaire le même travail. Grâce à une analyse très fouillée de Gérard Condé dans son livre consacré à Charles Gounod, on mettra en avant les fameux motifs récurrents de la partition et surtout il faut reparler de la beauté de cette partition certes inégale mais foisonnante et fascinante. Et le but principal de cet article : un retour et une comparaison des trois versions officiellement disponibles de cet opéra.
Comme indiqué en introduction, la partition de Gounod utilise une technique presque wagnérienne avec des thèmes et des motifs significatifs qui viennent émailler la partition. S’ils ne sont bien sûr par aussi nombreux que chez le maître de Bayreuth, ils sont tout de même présents et marquent une grande innovation dans l’opéra français. Gounod avait déjà utilisé quelques thèmes dans La Nonne Sanglante mais pas à cette échelle. La composition s’est terminée durant les représentations de Tannhäuser à l’Opéra de Paris et peut-être que l’écoute (Gounod sera un défenseur de Wagner lors des représentations de Tannhäuser malgré leurs styles très différents) en salle lui aura fait adopter ce système. Par la suite, il ne le reproduira plus. Après de très nombreuses répétitions, des conflits non seulement avec les danseuses mais surtout avec le chef d’orchestre (Louis Dietsch, aussi le chef de la création compliquée de Tannhäuser…), les critiques seront assez mauvaises. Peu de soutien et même des critiques violentes pour l’époque alors qu’elles seraient presque des compliments de nos jours. Ainsi Paul Scudo écrit dans la Revue des Deux Mondes le 15 mars 1862 :
M. Gounod a le malheur d’admirer certaines pages altérées des derniers quatuors de Beethoven. C’est la source troublée d’où sont sortis les mauvais musiciens de l’Allemagne moderne, les Liszt, les Wagner, les Schumann, sans oublier Mendelssohn pour certaines parties équivoques de son style. Si M. Gounod a réellement épousé la doctrine de la « mélodie continue », de la « mélodie de la forêt vierge » et du « soleil couchant » qui fait le charme du Tannhäuser et du Lohengrin […], il serait irrévocablement perdu.
Beau voisinage donc parmi ces compositeurs allemands. Pourtant à l’époque cette comparaison est vue comme une critique à Paris. Cela explique sûrement la carrière courte de cette Reine de Saba. Pourtant Gounod y avait mis beaucoup d’espoir et la chute sera particulièrement difficile pour lui.
Les fameux motifs ont été listés dans le livre passionnant écrit par Gérard Condé et les voici listés ci -dessous.
La Puissance d’Adoniram :
Il apparaît dès le début de l’ouverture aux cuivres et bien sûr dans le grand air d’Adoniram sur les paroles “Inspirez-moi”. On le retrouve ensuite déformé dans la dispute avec les trois ouvriers mais aussi lors du rassemblement des ouvriers face à la Reine et au Roi. Lors de la fonte de la mer d’airain, il se retrouve mais déformé du fait qu’il soit chanté en partie par les ouvriers traîtres à leur maître. Enfin, il revient une dernière fois dans l’apothéose d’Adoniram au dernier acte. C’est sans doute le thème le plus utilisé dans la partition et le plus facilement reconnaissable.
Le motif de Bénoni :
C’est plus ici un rythme et une courbe mélodique qui symbolise Bénoni. Dès son entrée, on entend cette petite phrase musicale joyeuse et légère. On retrouvera ce même motif lors de l’annonce du miracle après le duo entre Balkis et Adoniram.
La Royauté de Balkis :
Encore ici, c’est plus le rythme de la marche qui est significatif. Il transparaît dans la romance de Bénoni décrivant la Reine, mais aussi bien sûr lors de l’arrivée de celle-ci face à Soliman et enfin à son arrivée chez le roi avant leur grand duo qui doit la délivrer. Légèrement modifiée à ce moment par rapport à sa première apparition, elle trahit parfaitement la volonté d’être naturelle de Balkis mais on sent une retenue de la reine.
La Vengeance :
Quatre double croches et une croche, sur le même accord ou la même note. Cette cellule se retrouve à de nombreux endroits et toujours lorsque les trois ouvriers sont présents ou lorsque le doute arrive. Bien sûr les deux quatuors entre Adoniram et les ouvriers montrent cette cellule de façon claire. Mais elle introduit aussi la cavatine de Soliman (sous-entendant que le doute pourrait impliquer une vengeance), ainsi que dans le duo qui suit entre la Reine et le Roi (lorsque que Soliman se rend compte qu’il a été drogué).
La Tendresse de Balkis :
Ce thème se fait entendre à la clarinette dans l’introduction de la cavatine de Balkis qui reprendra d’ailleurs ce thème dans l’air lui-même sur les paroles “qu’un roi paré du diadème”. mais c’est surtout dans le récit que font les trois ouvriers à Soliman qu’il se retrouve après, juste avant que Phanor ne dévoile le nom d’Adoniram comme le visiteur nocturne de la Reine.
Le Thème d’Amour :
Il apparaît bien sûr dans le duo entre Balkis et Adoniram (“Oh, ne parlez pas”) et sera repris plusieurs fois dans le duo mais aussi dans la dernière scène où l’on voit Adoniram mourir.
Le Thème du Miracle :
Associé à la magie de Tubal Caïn, il apparaît après le récit du miracle par Bénoni (“Jérusalem s’éveille”) et sera repris en toute fin dans le chœur de l’apothéose d’Adoniram. Deux fois où les djinns apparaissent pour montrer leur puissance.
Un problème pour juger des coupures d’un enregistrement est que sur les trois partitions piano-chant, aucune n’est semblable. Déjà on sait que lors de la création, la scène de la fonte de la mer d’airain a été coupée pour des raisons de sécurité et que le ballet comptait rien de moins que douze entrées! Une première version en quatre actes semble reprendre le principe de la création avec le tableau de la mer d’airain rejeté en appendice. Le ballet complet se trouve juste avant la cavatine de Balkis et l’air d’Adoniram au tout début de l’ouvrage tel que prévu à l’origine. Dans la scène d’arrivée de la Reine, on retrouve dans cette partition un dialogue entre Soliman et Balkis qui est inédit :
Soliman :
Vous ne douterez plus de ce renom de sage,
Reine; – j’ai triomphé de vos subtilités.
Vos énigmes n’ont pu, sous leur obscur langage,
Me cacher leurs secrets.
Balkis, à part :
A prix d’or achetés…
Peur-être!…
Soliman :
Heureux et fier de ma victoire,
Je réclame l’anneau que vous m’avez promis!
Balkis :
Il est à vous, seigneur, si d’indiscrets amis
Ne m’ont pas trahie…
Soliman :
Ah! – Reine, qu’osez-vous croire?
Balkis :
Je crois que cet anneau m’engage à mon époux,
Et ne veux pas que rien porte ombrage à sa gloire!
Soliman, prenant l’anneau :
Il met sa gloire à vos genoux;
Il est votre sujet, reine, car il vous aime!
Son royaume est à vous aussi bien que lui-même!
Ce temple, ces palais, sont-ils dignes de vous?
De nombreux autres petits dialogues sont aussi présents ici sans apparaître dans les autres partitions comme les finaux développés de la scène de la fonte ainsi que le miracle après le duo entre Balkis et Adoniram. C’est sans doute la partition la plus complète des trois.
On a une autre partition en quatre actes qui est sans doute postérieure à la création. Cette partition ré-introduit la scène de la fonte de la mer d’airain précédée de l’air d’Adoniram. Par contre, le duo entre Soliman et Balkis est rejeté en supplément ici. Le ballet est réduit à cinq entrées (on retrouve quatre mouvements complets mais avec la valse en dernier et une partie du dernier mouvement du ballet en douze mouvements) et est joué avant la cavatine de Soliman. Cette partition semble correspondre à la version communément admise en quatre actes car elle correspond globalement à deux versions enregistrées, avec la forme courte de la scène de la fonte de la mer d’airain. Si elle est bien sûr aussi éditée par Choudens, elle ne présente pas la même première page que les deux autres et semble postérieure. Peut-être dans une volonté de l’éditeur de faire reprendre l’ouvrage.
Enfin, on trouve une partition en cinq actes qui doit correspondre à une volonté de tout présenter dans son ensemble. Elle semble avoir été éditée chez Choudens en 1862. En dehors de quelques détails, elle reprend la même musique que la première partition en quatre actes, à l’exception de quelques éléments disparus et du ballet en cinq entrées comme la deuxième partition en quatre actes. L’air d’Adoniram est bien au début de l’ouvrage, le ballet se trouve chez Balkis. On retrouve par contre le final long de la fonte ainsi que du miracle après le duo entre Balkis et Adoniram. Par contre étrangement la scène entre Soliman et les trois ouvriers est supprimée ici.
Trois partitions donc et contrairement à ce que l’on pourrait penser, c’est la partition originale en quatre actes qui semble la plus complète, reprenant ce qui est dans la partition en cinq actes et ajoutant quelques éléments. Mais difficile de savoir exactement quelle est l’organisation et la chronologie de ces partitions, particulièrement entre la première en quatre actes et la version en cinq actes. On peut en vouloir à Choudens de ne pas avoir fait paraître une partition complète et cohérente comme il a pu le faire pour d’autres opéras de Gounod (Philémon et Baucis par exemple). On peut supposer que les retouches successives lors des très nombreuses répétitions ont obligé à re-publier une autre version après la création en urgence et les choses n’ont pas forcément été faites de manière très propre. La partition postérieure en quatre actes semble plus fidèle à une certaine version de l’œuvre.
C’est en préparant cet article que j’ai découvert qu’une version de concert de Opera Odyssey à Boston avait été captée en 2018 et mise en ligne sur les plateformes de streaming! Ainsi, alors que je m’attendais à devoir uniquement comparer les versions Plasson et Benzi, voici qu’une nouvelle version vient tout bouleverser. De même, la comparaison des différentes partitions trouvées ainsi que du livret publié nous montrent aussi toutes les coupures possibles ou effectuées. Si tous les enregistrements disent proposer la version en cinq actes, la lecture des partitions montre que les deux enregistrements de Plasson et Benini sont en fait la version en quatre actes mais avec le découpage en cinq actes. En effet, dans la partition en quatre actes, l’acte III contient deux tableaux : celui chez Balkis et celui chez Soliman alors que la version en cinq actes les sépare en deux actes différents. Et surtout, on retrouve des choses en plus chez Rose en 2018! Globalement il y a une progression chronologique pour trouver une partition de plus en plus complète. Étonnamment en 1969 à Toulouse, Michel Plasson est celui qui coupe le plus la partition. Seulement 1h50 de musique avec de nombreuses coupures : on a de-ci de-là des mesures qui sautent, des lignes voire des pages mêmes… et des numéros! Pour les suppressions pures et simples, il y a le chœur dialogué entre les sabéennes et les juives, un numéro du ballet en cinq numéros et surtout le grand duo entre Balkis et Soliman! Après, la scène de confrontation lors du départ d’Adoniram est assez coupée tout comme dans les deux quatuors entre Adoniram et les ouvriers. Bien sûr, on ne trouve aucun allongement de la fin des scènes de forge ou du miracle! En 2001, à Martina Franca, nous avons par contre la partition conforme à la partition en quatre actes publiée après 1862 par Choudens. On regrettera juste une coupure d’une ligne dans le final où Bénoni raconte le miracle qui a eu lieu. Cette coupure n’est même pas justifiée par une question d’enregistrement sur deux disques puis que l’enregistrement dure 2h25. Enfin, la découverte vient de la publication dirigée par Rose en 2018. On découvre les grands finaux des actes II et III jamais enregistrés ainsi que des petits ajouts. Globalement nous avons la partition en cinq actes, mais avec bien sûr le quatuor entre Soliman et les ouvriers, mais aussi des ajouts qui nous permettent d’entendre par exemple le duo entre Balkis et Soliman plus complet (ajouts de choeurs, une reprise par Balkis à la fin…) même s’il y a toujours quelques coupures. Autre nouveauté lors de la mort d’Adoniram dans une version inédite ici qui s’ajoute à la partition habituelle. Par contre, contrairement à la partition en cinq actes, l’opéra se termine par l’apothéose d’Adoniram comme dans les autres versions alors que la partition indique une reprise par le chœur des lignes de Balkis “Emportons dans la nuit”. Final donc grandiose et non pas apaisé. Trois états bien différents donc de la partition et surtout on a entre Benzi et Rose des choses assez complètes mais dans des versions différentes sûrement acceptées par Gounod.
Maintenant que les coupures et versions ont été examinées, un petit point sur la qualité technique des enregistrements. Et là encore, la chronologie des enregistrements parle pour elle. La version de Michel Plasson est un enregistrement en direct qui n’a sûrement pas été enregistré dans de bonnes conditions. On peut même se demander à certains moments si ce n’est pas un pirate. L’orchestre est lointain et sature parfois, on a une définition assez pauvre et si les voix s’entendent bien, elles ne sont pas parfaitement nettes non plus. En 2001 à Martina-Franca, on bénéficie de la prise de son Dynamic (et peut-être aussi de l’acoustique de la cour du Palais Ducale…) et ce n’est pas un compliment. Le son est précaire et réduit, sans aucune épaisseur. Si le son est plus net, on a une impression de distance et surtout aucune réverbération de l’orchestre qui sonne du coup assez mal. Enfin avec l’enregistrement de 2018 on peut écouter la partition dans de bonnes conditions techniques. Bien sûr ce n’est pas un studio, mais la captation est professionnelle et très bien équilibrée entre les différentes parties.
Pour ce qui est des effectifs choraux et orchestraux, difficile de trouver des choses parfaites. On sent qu’en 1969, l’Orchestre et le Chœur de l’Opéra de Toulouse n’ont pas la qualité qui sera la leur par la suite sous la direction de Michel Plasson. Le chœur manque de cohérence et sonne régulièrement un peu débraillé alors que l’orchestre n’a pas cet investissement qu’on entend habituellement pour cette phalange dans les enregistrements studio. L’avantage principal est bien sûr la diction du chœur qui permet de comprendre le texte alors que chez les autres le livret est difficilement compréhensible. En 2001 chez Benzi, on ne sait ce qui est le pire entre la fanfare infligée par l’Orchestre International d’Italie ou le Chœur de Chambre de Bratislava. Les premiers ont des timbres désagréables, un gros manque de netteté dans les pupitres, des faussetés… tout cela sonne vraiment désagréable à l’oreille. Pour le second, des timbres très dans le nez, une diction slave à couper au couteau, un texte incompréhensible… Difficile d’y trouver son compte! Bénéficiant d’une bonne qualité de prise de son, les forces de l’Odissey Opera donnent finalement peut-être le plus une vision correcte de l’orchestre et du chœur. Bien sûr, il faut prendre en compte la qualité de la prise de son qui aide sans doute à un rendu meilleur. Mais les timbres des deux ensembles sont plus ronds et beaux, la netteté de l’exécution… on retrouve ici une qualité plus professionnelle qu’à Martina Franca. La diction est aussi plus travaillée même si on entend régulièrement des erreurs.
D’un point de vue direction, on pourrait immédiatement dire que Michel Plasson est forcément parfait… et pourtant ce n’est pas exactement le cas. Entendons-nous bien, ce qu’il fait est stylé et de belle facture. Mais les moments les plus grandioses sont un petit trop pompeux et manquent d’un certain allègement qu’on aurait pu espérer. Plasson n’a jamais trop été à son aise dans le Grand Opéra et si de nombreux passages sont superbement dirigés, on regrette la lourdeur d’autres. Et puis certains passages sont pris de façon très lente ce qui n’aide pas forcément la partition. Manlio Benzi est plus nerveux et rapide, faisant bien avancer le drame mais il lui manque pour le coup un peu plus de poésie dans les moments les plus délicats de la partition où Plasson savait communiquer cet abandon nécessaire. Gil Rose a l’avantage encore une fois de bénéficier d’une belle prise de son et du coup on entend beaucoup de choses à l’orchestre qui sont écrasées dans les deux autres enregistrements. Après la direction manque un petit peu d’énergie et coule de manière très fluide mais sans grande inventivité, plus attentionné à faire suivre ses troupes qu’à leur insuffler une dynamique et des idées particulières.
Il y a deux très petits rôles dans cette Reine de Saba : Sadoc et Sarahil, les suivants de respectivement Soliman et Balkis. Quelques phrases exposées et des ensembles uniquement pour eux. Pour Sadoc, le rôle est globalement bien chanté dans les trois enregistrements, avec un travail sur le texte et une belle voix de basse, en particulier pour David Salsbery Fry dans l’enregistrement de 2018 où on aurait presque aimé l’entendre dans un autre rôle plutôt que le titulaire (mais on y reviendra!). De même, les trois Sarahil tiennent les quelques phrases de manière correcte. Rôles un petit peu plus importants pour les trois ouvriers et Michel Plasson a l’avantage de bénéficier de trois francophones au style sûr et à la diction parfaite. Ténor, baryton et basse se marient très bien dans leurs différents trios (on notera d’ailleurs un Henry Amiel baryton dans le rôle de Phanor, peut-être de la famille du ténor Kévin Amiel actuel?). Chez Benzi, les voix sont peut-être moins calibrées pour ce style mais le chant reste propre et bien mené avec un ensemble qui n’a pas l’homogénéité de Plasson mais qui se tient assez bien malgré un ténor un peu nasal qui déséquilibre le trio. Enfin, chez Rose, quelques soucis de justesse chez Amrou et Phanor… et un David Salsbery Fry qui force un peu le trait pour faire un méchant Méthousaël. Peut-être le trio le moins convaincant des trois enregistrements. Enfin, pour terminer avec les rôles secondaires, il ne faut pas oublier Bénoni! Toujours en les parcourant dans l’ordre chronologique, on trouve Yonne Dalou un peu en difficulté dans l’aigu et manquant de cette jeunesse qui doit aller avec ce jeune apprenti. Ensuite, Anna Lucia Alessio montre un timbre de soprano un peu vert mais qui va finalement mieux au personnage et permet d’assumer avec plus d’aisance les passages les plus aigus de ses airs. Enfin, Michelle Trainor semble un petit peu moins soprano, assumant toutefois le haut de la tessiture mais avec une composition moins vive et franche. Tous ces petits rôles sont donc distribués de façon assez hétérogène mais globalement satisfaisant. On pourra apprécier le style et la diction chez Plasson bien sûr, mais dans l’ensemble rien de mauvais chez les autres non plus.
Le rôle de Soliman peut-être distribué à un baryton ou une basse. Dans la partition piano-chant, des lignes secondaires permettent d’éviter un aigu ou un grave en fonction de la tessiture du chanteur. Lors de la création, c’était une basse qui chantait le rôle du roi malgré la préférence de Gounod pour un baryton, plus apte à montrer l’amant qui est écrasé par le roi quand une basse le chante. Dans les trois enregistrements, un baryton et deux basses nous permettent de bien voir la différence entre ces conceptions. En 1969, Gérard Serkoyan offre sa grande et superbe voix de basse. Le timbre noir et rond, les graves abyssaux, les aigus tout de même triomphants… il ne lui manque qu’un peu plus de vie, le roi étant ici un petit peu trop monolithique pour montrer la passion qui le dévore. La suppression du duo avec Balkis n’aide certes pas, mais on entend trop ici Philippe II, on entend la grande différence d’âge entre la reine de Soliman. Mais par contre belle diction et chant vraiment superbe. En 2001, changement de tessiture avec Luca Grassi dans le rôle du roi de Jérusalem. Le baryton italien a pour lui un timbre ferme, un chant net et une diction française très correcte! Son Soliman pour le coup est beaucoup plus jeune et vaillant, plus jaloux car plus passionné. Plus habitué à chanter des rôles italiens, Luca Grassi sait tout de même trouver le style adéquat et trace un très beau portrait, optant bien sûr pour les lignes aiguës, voir même ajoutant quelques aigus comme lors de la scène de foule où Adoniram rassemble les ouvriers aux pieds de la reine. Le timbre de baryton ajoute vraiment un plus dans la relation que le roi peut avoir avec Balkis mais aussi Adoniram, car on entend ici un rival possible là où la basse fait plus entendre un père. Enfin, retour au timbre de basse en 2018 avec Kevin Thompson. Que dire sinon qu’on peut espérer qu’il était malade lors de cet enregistrement? Déjà la voix en tant que telle semble poussée et forcée, avec un façon de chanter qui peut rappeler Ferruccio Furlanetto mais sans la maîtrise de ce dernier. Par moment la voix part avec un vibrato lent, à d’autres c’est la justesse qui fait défaut. Chaque nuance met en péril la ligne de chant sauf dans le grave qui sonne comme une orgue. Mais le souci est que même pour une basse, le rôle monte assez haut et là la voix s’étrangle. Le français est lui aussi en péril durant tout l’enregistrement. Alors il faut vraiment espérer qu’un problème de santé affectait ce jeune chanteur, car son Soliman est vraiment douloureux à écouter! Au final, entendre les deux versions est intéressant… mais s’il ne fallait en garder qu’un, ce serait sans doute Luca Grassi tant pour le style que pour le personnage.
Rôle de fort-ténor par excellence, Adoniram demande une belle endurance, des aigus assurés et péremptoires… mais aussi poésie et fragilité face à Balkis. Malheureusement, il faut le dire tout de suite, nos trois ténors ne réussissent pas vraiment à rendre totalement justice à ce personnage. Gilbert Py en 1969 avec Michel Plasson se montre plein de vaillance, tout aigu en avant (même une fois mort où il tient l’aigu avec le chœur sur la dernière note!)… mais le chant est un peu débraillé et manque de noblesse. Il assume toute la partition sans fatiguer mais où se trouve la poésie dans ce chant plein de muscle? La diction est très correcte mais voilà, cet architecte est aussi un artiste et cela ne s’entend pas trop. Avec Benzi, Jeon-Won Lee se montre assez surprenant. L’aigu est un peu moins aisé que Py et le chant moins assuré, mais le timbre est plus agréable dans le médium. Si on sent que la diction a été travaillée (certains passages sont parfaitement compréhensibles), le chanteur semble par moment dérailler et on ne comprend alors plus rien pour quelques mots. Et surtout, il y a une plus grande recherche de nuances avec les parties plus légères moins en force. Ce n’est pas parfait mais on a ici finalement un chant qui rend assez justice au personnage en assumant les différentes facettes d’Adoniram. Dominick Chenes en 2018 semble se heurter ici à un rôle un peu trop tendu pour lui. La voix est déjà peu assurée avec un vibrato qui peut arriver de façon inopinée avant que la voix ne retrouve sa stabilité. Les montées vers l’aigu sont souvent tendues même si atteintes et on a des soucis de justesse ou de rythme à quelques moments. Le personnage est plutôt bien créé avec un texte compréhensible par intermittence… mais la voix semble vraiment trop fragile par ce rôle ardu. La voix est sans doute trop légère et trop jeune pour avoir toute la résistance que demande ce rôle, surtout quand on commence par le grand air d’Adoniram comme c’est ici le cas. Nous voilà bien embêtés ici… car si Jeon-Won Lee se tire bien du rôle, il lui manque le style… En fait, on attendrait ici un Roberto Alagna d’il y a quelques années ou un Michael Spyres. Le premier est souvent très bon dans ce répertoire (Samson ou Le Cid en sont des exemples) même s’il a malheureusement peu participé à des résurrections de ce répertoire… et Michael Spyres avait été formidable en Rodolphe dans La Nonne Sanglante, rôle créé par le même Louis Gueymard.
Enfin voici le rôle-titre, loin d’être facile à distribuer lui aussi… Suzanne Sarroca a presque tout pour être la Balkis idéale chez Plasson : le style, la diction, la noblesse et la tessiture. En effet, dès son entrée, on entend une reine fière et sûre d’elle. Le texte est magnifiquement dit et n’était des extrêmes de tessitures un petit peu difficiles (le grave un peu sourd et l’extrême aigu un peu strident), le chant est splendide. Mais il lui manque peut-être ici un peu de chair, un peu de pulpe pour camper cette reine séductrice. Le timbre est en effet un petit peu mince et si il peut convenir à merveille à une Elisabeth de Don Carlos, il est moins en accord avec le fait que la créatrice Pauline Gueymard-Lauters créa non pas la reine mais Eboli dans l’opéra de Verdi. Grand interprétation entendons-nous bien, mais un petit manque de fièvre ici. Dans l’enregistrement dirigé par Benzi, Francesca Scaini ne peut offrir une diction aussi claire et limpide avec souvent un texte peu compréhensible. Mais par contre, quel timbre et quel instrument! La ligne de chant est habillée par un galbe superbe, la voix se déploie avec féminité jusque dans un aigu charnu. Vocalement tout est parfaitement assumé et dramatiquement elle compose un personnage assez fascinant. Comment résister à cet emportement lors de la découverte de la scène de la fonte (“Oh spectacle sublime”)? Et quel venin face à Soliman dans le grand duo alors qu’on entend palpable la tendresse presque maternel dans le duo avec Adoniram. Francesca Scaini avait été appelée à l’Opéra de Paris en 2007 pour remplacer Anna-Caterina Antonacci dans la dernière représentation de La Juive et c’était assez fascinant. Elle semblait faite pour ce répertoire de falcon… mais malheureusement elle a disparu des scènes depuis de nombreuses années. Enfin, Kara Shay Thomson est peut-être un compromis entre ces deux chanteuses avec une voix plus large et charnue que Sarroca mais sans la flamme qui se dégage de celle de Scaini. Sa Balkis est très bien chantée même si l’on sent que la partition la pousse dans ses retranchements à certains moments. Mais le personnage est bien présent et bien chanté. Le texte est d’ailleurs assez compréhensible et les nuances respectées. Alors que manque-t-il? Un peu du grand style de Suzanne Sarroca peut-être… et un peu de cette composition à fleur de peau de Francesca Scaini. Finalement nous avons une belle Balkis mais qui reste un petit peu trop sur la réserve (version de concert oblige). Contrairement à Adoniram, nous avons donc trois belles Balkis, chacune avec des avantages et de légers inconvénients. J’avoue avoir toujours une grande faiblesse pour les émotions qui se dégagent de la composition de Francesca Scaini, mais cela reste une préférence toute personnelle.
Alors finalement, que choisir si l’on veut découvrir cette Reine de Saba? Sûrement la version dirigée par Benzi chez Dynamics car malgré des carences à l’orchestre, elle est celle qui offre un bon compromis entre qualité d’interprétation et respect de la partition. Les deux autres sont particulièrement intéressantes bien sûr, mais la version de Plasson est desservie par la prise de son et les coupures alors qu’elle propose une qualité de texte et de diction que ne possèdent pas les deux autres versions. Et pour Rose, il y a la qualité de la prise de son, les choix dans la partition qui nous offrent des finaux magnifiques et rares… mais une distribution fragile en dehors de Balkis et une lecture qui manque un petit peu de flamme. En version d’approfondissement, les deux versions Plasson et Rose sont donc à écouter… mais la meilleure porte d’entrée est sans doute Benzi.
- Charles Gounod (1818-1893), La Reine de Saba, Grand Opéra en quatre actes
- Balkis, Suzanne Sarroca ; Adoniram, Gilbert Py ; Soliman, Gérard Serkoyan ; Bénoni, Yvonne Dalou ; Amrou, Jean-Paul Caffi ; Phanor, Henry Amiel ; Méthousaël, Jean Tezanas ; Sadoc, Gerard Blatt ; Sarahil, Claudia Noves
- Chœur du Capitole de Toulouse
- Orchestre du Capitole de Toulouse
- Michel Plasson, direction
- 2CD Gala 100.734. Enregistré en direct en 1969 au Théâtre du Capitole de Toulouse.
- Charles Gounod (1818-1893), La Reine de Saba, Grand Opéra en quatre actes
- Balkis, Francesca Scaini ; Adoniram, Jeon-Won Lee ; Soliman, Luca Grassi ; Bénoni, Anna Lucia Alessio ; Amrou, Salvatore Cordella ; Phanor, Jean Vendassi ; Méthousaël, Pietro Naviglio ; Sadoc, Volodymyr Deyneka ; Sarahil, Annalisa Carbonara
- Bratislava Chamber Choir
- Orchestra Internazionale d’Italia
- Manlio Benzi, direction
- 2CD Dynamic CDS 387. Enregistré en direct en juillet 2001 au Palais Ducale dans le cadre du Festival della Valle d’Itria de Martina Franca.
- Charles Gounod (1818-1893), La Reine de Saba, Grand Opéra en cinq actes
- Balkis, Kara Shay Thomson ; Adoniram, Dominick Chenes ; Soliman, Kevin Thompson ; Bénoni, Michelle Trainor ; Amrou, Matthew DiBattista ; Phanor, David Kravitz ; Méthousaël / Sadoc, David Salsbery Fry ; Sarahil, Katherine Maysek
- Odysssey Opera Chorus
- Odyssey Opera Orchestra
- Gil Rose, direction
- Publication numérique Odyssey Opera. Enregistré en concert au NEC’s Jordan Hall de Boston le 22 septembre 2018.