La Reine de Saba de Gounod, immense merci à Marseille et aux artistes!

Après le grand succès de Faust et les légèretés de La Colombe ou Philémon et Baucis, Charles Gounod allait tenter de trouver le succès sur la scène de l’Opéra de Paris. Il y a pourtant créé ses deux premiers ouvrages, mais si Sapho aura un succès d’estime, La Nonne Sanglante sera un grand échec. À l’origine, La Reine de Saba était prévu pour le Théâtre-Lyrique de Léon Carvalho. Mais deux éléments vont faire migrer le projet : tout d’abord le Théâtre-Lyrique allait être frappé d’expropriation début 1862 afin de percer la place de la République… mais cela s’ajoute l’ampleur de l’ouvrage qui rendait difficile les représentations dans un théâtre de dimension assez moyenne, tant en terme de moyens financiers que matériels. Aussi, Charles Gounod va se tourner vers la grande scène parisienne pour tenter d’y trouver enfin le succès. Malheureusement ce ne sera pas le cas… seulement quinze représentations avant que l’ouvrage ne soit supprimé de l’affiche. Il faudra donc attendre 1869 pour qu’enfin Gounod soit célébré sur la scène de la salle Le Pelletier… mais ce sera pour l’arrivée non pas d’un nouvel opéra mais de Faust. Depuis, quelques reprises disparates ont tenté de faire renaître La Reine de Saba : Michel Plasson le monte à Toulouse en 1969, le festival Martina Franca le donne en 2001 avec une reprise en 2003 à Saint-Étienne… et en 2018 à Boston par l’Odyssey Opera. Mais enfin une nouvelle version en France avec des artistes de premier plan !

Comme dit plus haut, la réception de la création n’a pas été brillante. On taxa l’ouvrage de wagnérisme (à cause des motifs récurrents), Berlioz en fit une critique d’une grande violence (« il n’y avait rien dans sa partition, absolument rien. Comment soutenir ce qui n’a ni os ni muscles ? ») et depuis les musicologues semblent ne pas avoir changé d’avis sur la partition. Gounod est trop souvent associé aux ouvrages plus galants et de demi-caractère. Forcément, ce grand opéra déroute car si l’art mélodique du compositeur n’est pas absent, il est moins mis en avant que dans Faust ou Roméo et Juliette. La partition montre aussi de grandes scènes de foule qui sont si importantes dans ce répertoire et la critique juge encore que Gounod y force le trait. Et pourtant, quand on écoute les deux enregistrements existants de nos jours, on est frappé par l’imagination du compositeur. Déjà en terme mélodique, les airs connus sont admirables, mais on entend tout le lyrisme du musicien même dans les grandes scènes où la pompe alterne avec des phrases mélodiques splendides. L’exemple parfait est la scène de la fonte de la Mer d’Airain où face aux masses en action pour effectuer cet ouvrage de géant, Balkis se lance dans une grande phrase souple et rayonnante (« Oh spectacle superbe ! »)… et pour chacune des scènes majestueuses, il y a des moments où ce finesse revient, brisant le côté massif en lui opposant la lumière ou le lyrisme de l’humain. Bien sûr, il y a aussi ces moments d’extase surtout offerts à Balkis mais qui parfois entraine d’autres personnages dans ce romantisme exotique. Gounod a su donner les couleurs à sa musique et aux lignes mélodiques pour camper chacun de ses personnages, depuis la séduction presque non voulue de Balkis à la raideur du bâtisseur Adoniram, les deux se croisant dans un duo superbe. Non, la partition vaut bien mieux que les retours désabusés de beaucoup de commentateurs.

Après, il faut aussi des chanteurs à la hauteur des tessitures. Pour ces personnages de légende, Gounod pouvait compter sur des immenses artistes. Le rôle-titre a été écrit pour Pauline Lauters-Guéymard, grand soprano pour qui fut entre autre composé le rôle d’Eboli du Don Carlos de Verdi ou encore Gertrude dans Hamlet de Thomas. Elle participa aussi à la création française du Trouvère dans le rôle de Léonore. On peut donc en déduire une voix large, puissante mais aussi capable de délicatesse dans les vocalises. Et on pourrait presque croire que Gounod a réussi avec ce rôle à donner toute la largeur des capacités de la soprano, lui offrant des moments de lyrisme intense ou des grands éclats, demandant une noblesse de reine mais aussi une violence d’amoureuse éperdue. Les enregistrements nous donnent à entendre Suzanne Sarroca, grand soprano français qui a pour elle la noblesse et la large tessiture mais qui manque de séduction pour cette femme fascinante… ou Francesca Scaini au français très étrange, à la ligne moins châtié que la française mais au timbre ambré et séducteur. Dans les deux cas nous avons de beaux portraits, mais il y manque toujours une facette pour être totalement convaincant.

Louis Guéymard, dans le rôle de Rodolphe de La Nonne Sanglante lors de la création en 1854.

Pour Adoniram, c’est tout simplement Louis Guéymard (époux de notre soprano !) qui sera naturellement la création étant donné qu’il avait déjà créé les rôles de Phaon de Sapho en 1851 et de Rodolphe dans La Nonne Sanglante en 1854 pour Charles Gounod. Depuis, le ténor a vu son répertoire s’élargir, créant par exemple Henri dans Les Vêpres Siciliennes de Verdi. À la lecture des rôles à son répertoire, on comprend que le ténor possédait un registre aigu facile mais aussi puissant… et cela explique l’écriture très tendue d’Adoniram. Selon une version de la partition, le ténor devait dès les premières minutes de l’opéra se frotter au grand air « Inspirez-moi, race divine » où les aigus sont nombreux et nécessitent une belle puissance pour rivaliser avec l’orchestre fourni. Si l’air est le plus souvent déplacé avant la scène de la fonte (permettant au chanteur d’être plus chaud vocalement), la difficulté n’en est pas moindre. Et chaque moments de foule doit le montrer puissant, presque hautain face au roi, écrasant toute contradiction par ses aigus. Et puis au contact de Balkis, la froideur calculatrice de l’architecte doit se muer en douceur et exprimer des sentiments complexes. Malheureusement la partition est trop souvent coupée pour avoir une idée complète du personnage… mais on ne peut se satisfaire d’un ténor uniquement puissant ! Et pour les enregistrements existants, nous avons deux ténors certes vaillants, certes à l’aigu facile… mais qui manquent soit de nuance pour Gilbert Py, soit d’un style adéquat pour Jeon-Won Lee. Là encore, des prestations acceptables, mais un manque de noblesse et de poésie dans les deux cas.

Reste le cas de Soliman et pour le coup, nous sommes beaucoup mieux servis. Déjà, le créateur Jules Belval était moins importante dans l’histoire de l’Opéra de Paris, à la carrière plus discrète et au format moins marqué. Mais surtout, Charles Gounod a ménagé deux possibilités : le rôle peut être chanté par un baryton ou une basse, au choix de la production. En effet, en regardant la partition, deux options sont toujours possibles dans l’aigu comme dans le grave, permettant aux deux tessitures de chanter ce roi amoureux et noble. Charles Gounod avait dit préférer la version pour baryton qui met mieux en valeur la jeunesse de Soliman… mais il faut bien avouer que la ligne la plus basse est d’une beauté sans pareil. Au disque, Michel Plasson privilégia la version de basse avec un Gérard Serkoyan sombre et intense alors que dans la version italienne, c’est le baryton Luca Grassi qui se montre impressionnant d’arrogance et de passion. D’un côté un noble roi âgé, de l’autre un baryton impulsif et ombrageux…

Suzanne Sarroca (Balkis), Gilbert Py (Adoniram), G̩rard Serkoyan (Soliman) РMichel Plasson, 1969

Un autre problème lorsque l’on monte un tel opéra réside dans le choix des coupures… ou plutôt dans la possibilité de retrouver la partition dans son intégralité. Des deux enregistrements existants, aucun n’est intégral bien sûr… et c’est celui de Michel Plasson qui est le plus coupé. Pour l’autre, nous avons parfois des petites reprises ou des récitatifs qui sont coupés… mais aussi des numéros complets qui rendent l’histoire beaucoup moins compréhensible. Ainsi, la première apparition de Balkis devrait mettre en situation le serment qui la lie à Soliman :

Soliman :
Vous ne douterez plus de ce renom de sage
Reine, j’ai triomphé de vos subtilités
Vos énigmes n’ont pu sous leur obscur langage
Me cacher leurs secrets
Balkis :
À prix d’or achetés peut-être…
Soliman :
Heureux et fier de ma victoire
Je réclame l’anneau que vous m’avez promis
Balkis :
Il est à vous, seigneur, si d’indiscrets amis
Ne m’ont pas trahie
Soliman :
Ah ! Reine !… qu’osez-vous croire ?
Balkis :
Je crois que cet anneau m’engage à mon époux
Et ne veux pas que rien porte ombrage à sa gloire
Soliman :
Il met sa gloire à vos genoux
Il est votre sujet, reine car il vous aime !
Son royaume est à vous, aussi bien que lui-même.
Ce temple, ces palais, sont-ils dignes de vous ?
Balkis :
Le monde a triomphé du bruit de ces merveilles
[…]

Immédiatement on comprend combien cette union est imposée à la reine. De même, le final de la scène de la fonte est particulièrement coupé alors qu’on y apprend non seulement que déjà Adoniram est sous l’emprise de la reine.

Chœur :
Ah ! Malheur ! Épouvante ! Jéhovah !
Soliman :
Vil suppôt de Baal !
Adoniram :
La reine ! la reine !
Ah ! La reine est vivante !
Soliman :
Arrière ! Esprit du mal !
Balkis :
Seigneur !
Soliman :
Je n’ai pas craint le danger pour moi-même !
Mais il vous menaçait, Balkis !
Et je vous aime !
Venez !
Adoniram :
Malheur !
C’est fait de moi !
Il l’aime ! ô fureur !
Je chancelle ! Déshonoré !
Maudit !… écrasé devant elle.
Malheur ! Malheur !
Chœur :
O nuit d’horreur !
O nuit d’effroi !
Adoniram ! Malheur sur toi !
[fin du tableau]

Le duo entre Balkis et Adoniram se voit amputé aussi d’un dialogue qui explique plus la psychologie d’Adoniram.

Balkis :
Un ami qui nous plaint rend nos chagrins plus doux !
Adoniram :
L’amitié, chez les rois est une servitude
Et je crains leur pitié bien plus que leur courroux !
Balkis :
Dois-je vous accusez, hélas ! D’ingratitude !
Adoniram :
Il est vrai, ce don précieux
Au peuple d’Israël annonçait ma victoire !
Mais le sort m’a trahi, foudroyé sous vos yeux !
J’ai vu l’ardente lave en ses flots furieux
Emporter mon œuvre et ma gloire…
Reprenez ce collier que j’ai cru mériter…
Adoniram n’est plus digne de la porter !
Balkis :
Est-ce donc la ce grand courage ?
Il suffit d’un revers pour le voir abattu ?
Pour briser le génie il suffit d’un orage ?
Non ! Non ! Reprenez votre vertu !
Montrez par un effort suprême
Quand le destin vous a trahi
Que vous vous restez à vous-même !
La foudre vous frappe aujourd’hui !
Soyez plus grand demain !
Adoniram :
Plus grand demain ? Pour qui ?
Qu’importe ma gloire effacée
[…]

Et surtout, nous avons le septuor qui est coupé après l’annonce du miracle opéré par les djinns sur la mer d’airain :

Adoniram :
Bénoni!
Bénoni :
Cher maître!
Balkis :
Ce collier, maintenant, le refuserez-vous ?
Adoniram :
Ah ! je veux de vos mains le reprendre à genoux
Balkis :
À Balkis, cependant vous ferez-vous connaître ?
Est-il vrai que les Djinns vous protègent ?
Adoniram :
Peut-être…
Balkis :
Parlez ! Achevez cet aveu !
Adoniram :
Oui voici l’escarboucle sacrée
Symbolique et vénérée
Léguée aux derniers fils des premiers nés de Dieu
Par les esprits maîtres du feu
Oui ! Je suis votre égal, Balkis et votre frère !
Vous êtes de mon sang par Nemrod le chasseur !
Toi garde ce secret car nous devons le taire
Aux fils de Sem pétris du limon de la terre
Balkis :
O mon maître !
Adoniram :
O Balkis ! Mon épouse ma sœur

 

Balkis, Adoniram :
O Tubalkaïn, mon père !
Protège-nous des humains !
Ombre divine, ombre chère !
Notre sort est dans tes mains !
Bénoni, Sarahil :
O pur esprit de lumière !
Protège-les des humains !
Daigne exaucer ma prière !
Leur bonheur est dans tes mains !

 

Adoniram, Bénoni, Balkis, Sarahil :
Brise la colère vaine
De ces cœurs gonflés de haine !
Contre leurs complots jaloux,
Dieu du feu protège nous !
Amrou, Phanor, Méthousael :
Son âme fière et vaine
Méprise, méprise notre haine
Que Soliman jaloux
Soit averti par nous !
Sa royale colère
Le livrera j’espère
Sans défense à nos coups !
Oui sa perte est certaine, certaine !
Il va tomber sous nos coups.
[fin du tableau]

On a enfin une autre coupure dramatiquement significative lors de la dénonciation de l’amour d’Adoniram au roi par les ouvriers. Quelques phrases peuvent donner une vision beaucoup plus noble du roi :

Soliman :
Mensonge et lâcheté !
Misérable imposture !
Jamais d’une âme impure
Ne sort la vérité !
Je vous connais tous les trois ! Des maîtres vainement
Vous osez réclamer le titre et le salaire
Et contre Adoniram tournant votre colère
Vos cœurs se sont unis par le même serment.

Malheureusement, tous ces passages, et bien d’autres plus mineurs sont aussi coupés dans cette version marseillaise… on aurait pu espérer le rétablissement de quelques passages ou reprises vu la notoriété des petits rôles, comme les trois ouvriers par exemple. Mais il n’en est rien. Par rapport à l’enregistrement italien paru chez Dynamic, nous n’avons que deux ajouts : un petit peu de musique après la catastrophe lors de la fonte (mais sans les dialogues entre les trois protagonistes…) et un petit chœur lors de l’arrivée de d’Adoniram face au roi au quatrième acte. Et par contre, on notera la coupure du ballet à l’exception d’un seul morceau ou plutôt d’un mélange. Car si nous avons le début du ballet pour les quelques premières mesures, nous passons ensuite au grand solo de violon de la sixième pièce du ballet (Les Sabéennes) permettant de faire briller le premier violon de l’orchestre. On pouvait espérer une partition plus complète que ce qui avait été enregistré jusque-là, mais il n’y a finalement que bien peu de nouveauté. Les grands passages coupés ne sont pas de retour et ce sera donc le grand duo Balkis/Soliman (toujours avec quelques coupures !) qui apportera un peu d’inattendu. En effet, présent dans la version de Martina Franca mais non chez Plasson, il nous faisait écouter un roi dans la tessiture de baryton. Ici nous entendons une véritable basse et donc quelques moments sont différents et bien étranges, mais impressionnants !

Francesca Scaini (Balkis), Jeon-Won Lee (Adoniram), Luca Grassi (Soliman) – Manlio Benzi, 2001.

Mais après cette longue introduction, venons-en au concert en lui-même. Pour cette série de quatre représentations, l’Opéra de Marseille avait fait les choses en grand (sauf au niveau de la partition comme dit plus haut !). Et il faut saluer non seulement la volonté de remonter cet ouvrage, mais aussi le travail de tous. En particulier, il faut féliciter Victorien Vanoosten pour sa direction vive et variée. Certes il n’évite pas toujours certaines lourdeurs dans les grands moments de triomphe, mais la partition appelle aussi ce gigantisme de par ses proportions de péplum. Mais en dehors de ces rares moments, tout est magnifiquement construit, avec un vrai travail sur les rythmes et les couleurs. Il n’a pas cherché à se caler sur les enregistrements existant, retournant à la partition et trouvant ses propres idées pour mettre en avant certaines lignes ou certains rythmes. Le rendu est vraiment de très bonne qualité, avec un éclat de l’écriture orchestrale qui ressort parfaitement et une grande attention aux chanteurs même si parfois le volume de l’orchestre tend à écraser les chanteurs. Et justement, il faut en parler de cet orchestre. Sous la baguette du jeune chef, il semble comme transfiguré et plus motivé que jamais. Peut-être est-ce dû à un renouvellement partiel (on remarque beaucoup de jeunes musiciens) ou à l’habitude de travailler ensemble, mais l’orchestre de l’Opéra de Marseille se montre sous son meilleur jour pour une partition qui demande de la puissance mais aussi beaucoup de couleurs. On soulignera les mêmes qualités chez le chœur de l’Opéra de Marseille : souplesse, bel ensemble, couleurs et qualité du phrasé. Voilà un bien bel écrin pour cette Reine de Saba !

Éric Martin-Bonnet (Sadoc), Nicolas Courjal (Soliman), Karine Deshayes (Balkis), Jean-Pierre Furlan (Adoniram)

Du côté des solistes, il faut saluer la présence de deux chanteurs de belle tenue pour les rôles vraiment épisodiques de Sarahil et Sadoc. L’un comme l’autre ne chantent que quelques récitatifs et participent à quelques ensemble. Mais nous avons tout de même de belles voix parfaitement construites et avec une belle diction (ce qui sera le cas pour toute la distribution). Cécile Galois possède un timbre très franc, qui donne à cette confidente non pas l’aspect d’une nourrice mais vraiment d’une femme de caractère et surtout propose une diction assez formidable. Alors qu’on a souvent l’habitude dans ce genre de rôle d’entendre des voix usées, ce n’est nullement le cas pour cette Sarahil. De même ; Sadoc trouve en Éric Matin-Bonnet une superbe voix de basse. Là encore, ce n’est pas le serviteur usé, mais un homme de confiance, un vrai appui pour le roi. Même si il n’a que de rares interventions, le charisme est indéniable ! Même si Bénoni possède un air charmant et donne plus de la voix avec des envolées lyriques, le personnage reste tout de même très secondaire, ne servant qu’à annoncer des évènements qu’on ne voit pas. Si dans les enregistrements nous avons des voix plutôt légères, le choix de Marie-Ange Todorovitch semble un peu étrange. Certes les jeunes garçons sont traditionnellement distribués à des voix de mezzo-soprano, mais le rôle est tout de même régulièrement porté vers l’aigu et demande un timbre plutôt clair. Et il faut avouer que dans le haut de la tessiture, notre mezzo-soprano est en difficulté. Régulièrement les notes les plus extrêmes sont atteintes de justesse et l’on sent tout l’effort qui est fait pour y arriver. On notera aussi quelques aigus abaissés comme lors de l’annonce du miracle des djinns à la fin du troisième acte. Après, il faut saluer l’enthousiasme et la caractérisation du rôle qui démontre une grande implication de la chanteuse. Mais le timbre très corsé fait perdre un peu de la candeur du personnage.

Cécile Galois (Sarahil),Marie-Ange Todorovitch (Bénoni), Jean-Pierre Furlan (Adoniram), Karine Deshayes (Balkis)

Plus important sont les trois ouvriers qu’il est difficile de dissocier tant ils chantent souvent ensemble. Pour chacun des rôles, nous avons un chanteur au timbre marqué, personnel et charismatique. Et l’ensemble est parfaitement homogène ! On commencera par Éric Huchet qui est toujours aussi parfait dans les rôles de traitres comme ici avec Amrou. Plutôt habitué au répertoire comique, il avait démontré tout son talent dans La Reine de Chypre et on retrouve ce ton retorse, cette violence du mot… Régis Mengus lui se montre particulièrement sonore avec un timbre dur et froid, offrant à Phanor une belle caractérisation avec sa voix de baryton plutôt claire. Ce timbre tranche d’ailleurs parfaitement avec celui de Jérôme Boutillier qui nous donne un Méthousaël certes pas tout à fait basse (le baryton semble un peu assombrir sa voix), mais qui a par contre là encore l’intelligence du mot et des nuances. Ces trois-là forment un tout parfait, aussi bien lorsqu’ils se répondent et font enchainer les phrases avec une continuité parfaite que dans les ensembles sonores ! Vraiment une très belle trouvaille que ce trio !

Régis Mingus (Phanor), Jérome Boutillier (Méthousael), Éric Huchet (Amrou)

Le trio de tête n’est pas simple à réunir et on commencera donc par Adoniram. Malheureusement Jean-Pierre Furlan semble en difficulté avec la tessiture assez haute du rôle. Il possède sans conteste la vaillance et la diction, mais les nombreux aigus qui émaillent la partition semblent le fatiguer au fur et à mesure du concert. On sent la fébrilité le prendre par moments comme dans son grand air (où il va supprimer une phrase dans le final pour se ménager) entre autre, ou lors de l’affrontement final avec les trois ouvriers. Du coup, il adapte légèrement la partition, choisissant les options basses quand elles existent, ou même transposant des aigus… voir inversant des phrases lors d’aigus afin de monter sur des sonorités plus aisées. À côté de ces soucis, le timbre conserve son intégrité et on retrouve celui qui avait chanté le Vieux Faust ici-même en début d’année. Mais le rôle est beaucoup plus long et lourd. Il faut saluer la prestation, car si la critique pourrait sembler assez dure, il y a aussi à côté tout le travail pour donner vie au personnage, pour le caractériser par des nuances, par le texte. En dehors de cet aigu compliqué, tout le reste est très bien fait et montre un artiste généreux qui se donne totalement pour un rôle difficile et qu’il ne rechantera sûrement jamais.

Nicolas Courjal (Soliman), Éric Martin-Bonnet (Sadoc)

Et puis il faut bien sûr aussi considérer les deux chanteurs qui sont en face de lui. Car pour Soliman comme Balkis, il était sans doute difficile de trouver mieux actuellement ! On l’a dit, l’option a été de retenir une basse pour le roi Salomon. Actuellement, Nicolas Courjal semble s’imposer dans ces emplois de basse à la française, après notamment son Bertram remarqué à Bruxelles ou son Méphistophélès ici-même! Et on est immédiatement impressionné par l’aisance avec laquelle il donne vie à un personnage plus complexe que le simple roi jaloux. Il réussit par son jeu de nuances sur le texte à mettre en avant les différentes émotions du roi, le soupçon, le doute, la noblesse, la loyauté, l’envie, l’amour… tout y est par de subtils changements de couleur. Le texte est vraiment mis en avant mais sans jamais mettre à mal la mélodie. Il assume toutes les notes dans la variante pour basse, montrant des graves sonores et fermes… mais aussi un aigu puissant. Toute la large tessiture est balayée avec la même aisance pour ce grandiose personnage. On regrette juste que le rôle ne soit pas plus développé tant il est parfait dans ses interventions. On ne sait ce qu’il faut retenir : bien sûr son grand air, mais aussi ce duo avec Balkis, ces doutes de roi face au pouvoir d’Adoniram, sa noblesse face aux traitres… Le portrait est impressionnant et il est malheureux qu’au moins les passages le concernant n’aient pas été réintroduits !

Karine Deshayes (Balkis)

Enfin, c’est sûrement pour Karine Deshayes que ces représentations ont été montées. La mezzo-soprano avance dans sa carrière et semble toujours plus à l’aise dans ces rôles de falcon. Son aisance dans les aigus lui permet maintenant d’assurer l’ensemble de la large tessiture demandée par cette écriture si particulière. Habituée à chanter du baroque français, elle connaît la déclamation et la façon de rendre un texte. Bien sûr, la ligne de chant vient parfois bousculer un peu la limpidité du texte, mais l’ensemble est de très belle facture. On retrouve les graves aisés (et non poitrinés sauf dans le final où ils sont parfaitement dosés), mais aussi ces fusées dans l’aigu. La chanteuse s’impose dès son entrée par une voix sonore et ronde, apportant à sa Balkis non seulement le poids de la Reine, mais aussi la jeunesse de la femme. Son air était connu par son interprétation lors des Victoires de la Musique de 2016 et le chant a gagné en simplicité depuis encore. Et si on peut noter une légère retenue lors de la première partie, la deuxième la voit dévoiler toutes ses armes avec un duo face à Nicolas Courjal où on assiste à une vraie démonstration dans l’intensité dramatique comme dans le chant. Enfin, le public sera suspendu à sa voix dans sa déploration de la mort d’Adoniram. Malgré la tessiture assez haute de cette partie, c’est pianissimo qu’elle va nous chanter la ligne délicate écrite par Gounod : jamais il n’y a un effort, il y a la simplicité d’une reine brisée. Les derniers éclats la montre royale encore et à l’aigu toujours aussi conquérant (osant les variantes hautes de la partition d’ailleurs comme jamais entendues). Il faut vraiment là aussi saluer la prestation et la volonté de chanter ce rôle. Des rumeurs parlent d’une Valentine des Huguenots dans quelques temps. Si tel est le cas, la conversion sera alors complète vers ces rôles de Cornélie Falcon et on espère alors bien d’autres prestations dans ce domaine du grand opéra ! Rachel de La Juive, Alice dans Robert le Diable… de nombreux rôles lui tendent les bras !

Éric Martin-Bonnet (Sadoc), Nicolas Courjal (Soliman), Karine Deshayes (Balkis), Jean-Pierre Furlan (Adoniram), Marie-Ange Todorovitch (Bénoni), Éric Huchet (Amrou), Jérôme Boutillier (Méthousael)Régis Mingus (Phanor)

Bien sûr il y a la frustration des coupures, bien sûr quelques chanteurs ne sont pas forcément parfaits… mais il y a l’ouvrage et la volonté de tous à le montrer sous son meilleur jour. Et la distribution réunie sous la direction de Victorien Vanoosten est à la hauteur de l’évènement. Enfin La Reine de Saba retrouve la lumière en France. Et avec deux grands interprètes comme Karine Deshayes et Nicolas Courjal, on ne peut que rêver d’une nouvelle production dans les années qui viennent réunissant nos deux artistes.

Au final, la plus grande déception vient du fait que ces représentations ne seront pas sauvegardées pour la postérité… Honteusement, France-Musique n’a pas fait le déplacement (tout comme à Nancy pour Sigurd il y a quelques semaines) et le projet n’était pas monté avec le Palazzetto Bru Zane. Pourtant, il n’y avait qu’à remplacer Jean-Pierre Furlan par Edgaras Montvidas (à qui les rôles enchainant les aigus ne font aucunement peur !) et nous avions une distribution royale ! Peut-être dans quelques temps nous pourrons enfin avoir un enregistrement totalement convaincant de cette Reine de Saba qui vaut tellement mieux que sa mauvaise réputation.

  • Marseille
  • Opéra Municipal
  • 27 octobre 2019
  • Charles Gounod (1818-1893), La Reine de Saba, opéra en cinq actes
  • Version de concert
  • Balkis, Karine Deshayes ; Bénoni, Marie-Ange Todorovitch ; Sarahil, Cécile Galois ; Adoniram, Jean-Pierre Furlan ; Soliman, Nicolas Courjal ; Amrou, Éric Huchet ; Phanor, Régis Mingus ; Méthousael, Jérôme Boutillier ; Sadoc, Éric Martin-Bonnet
  • ChÅ“ur de l’Opéra de Marseille
  • Orchestre de l’Opéra de Marseille
  • Victorien Vanoosten, direction

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