Charles Simon Catel a eu la mauvaise idée de composer à une période trouble de l’histoire de France, devant changer de style au gré des changements de régime politique suite à la Révolution Française. Mais à cela, il a ajouté le titre de premier professeur d’harmonie du tout nouveau Conservatoire de Paris fondé en 1795. Et de fait, il restera dans les mémoires comme un grand pédagogue et théoricien (son Traitée d’Harmonie de 1802 restera longtemps un modèle) mais non comme un musicien artiste. Compositeur de circonstance lors des grandes fêtes révolutionnaires, il n’en fut pas moins un homme de théâtre et après nous avoir offert Sémiramis, le Palazetto Bru Zane nous donne à entendre Les Bayadères. Ces deux Å“uvres aux influences variées nous montrent combien le musicien était raffiné, fin et aussi très apte à créer une tension dramatique, cherchant des solutions que l’admiration de Gluck avait empêchée. Un novateur donc qui est heureusement rétabli de nos jours.
En 2011, Hervé Niquet enregistrait Sémiramis, tragédie lyrique créée en 1802 (splendide enregistrement paru chez Glossa). Cette Å“uvre de style classique regardait encore beaucoup vers les modèles baroques dans la structure et le style de déclamation. Bien sûr l’orchestre avait évolué, les chanteurs aussi… mais les personnages tragiques, le style galant du héros… difficile de ne pas se rappeler les héros de Lully, Campra ou Rameau. Avec Les Bayadères (créées seulement 8 ans après en 1810), Charles Simon Catel montre une autre facette de son art. Alors que Mozart s’était fait connaître en France, le compositeur semble avoir compris et même appréhendé certaines évolutions de la musique française. Car ici le style classique commence à porter quelques traces du romantisme. L’histoire exotique, les airs qui se développent, la mélodie lyrique, les couleurs subtiles… la forme n’est plus tout à fait classique et l’orchestre prend des touches qui font penser à ce que deviendra l’opéra français quelques dix ans après.
Car Catel est à l’affut des nouveautés entendues, s’inspirant de ce qu’il voit pour enrichir son langage et s’extraire du carcan définit par la norme gluckiste qui avait quelque peu sclérosé la scène parisienne. Dès les premières minutes de l’opéra, l’ouverture nous entraîne vers un langage qui n’est pas sans rappeler Rossini, alors que le trio des prétendantes se rapproche du trio des dames de La Flûte Enchantée de Mozart. Mais attention, il ne faut pas limiter le compositeur à un simple compositeur de patchwork musical. Car l’Å“uvre comporte une belle unité et conserve des traits forts ressemblant à la Sémiramis précédente. Vocalement par contre nous avons totalement changé de monde. La déclamation n’est ici plus de mise, c’est véritablement la ligne vocale, le galbe de la phrase musicale qui marque avant tout pour exprimer le sentiment. A ce titre, les différents trios des dames sont des bijoux qu’on aimerait trouver plus souvent. La grande scène des Bayadères qui asservissent l’envahisseur est un autre moment de beauté musicale particulièrement originale dans l’opéra français de l’époque parmi ce qui nous a été restitué à ce jour. Enfin le rôle de Laméa (premier rôle féminin) semble être le modèle de l’héroïne romantique française tant par la tessiture que par le caractère.
L’histoire fait sourire de nos jours car alors que Lakmé est un triomphe mondial, cette autre histoire indienne est restée dans l’oubli. Le Rajah Démaly n’arrive pas trouver la force d’épouser l’une des femmes de son harem car il aime Laméa, principale Bayadère et donc hors de portée même du Rajah. Alors qu’il est poussé par les nobles et son peuple à faire un choix, on annonce l’attaque de Marattes conduit par Olkar. Ce dernier conquiert la ville et jette Démaly en prison. Le nouveau vainqueur veut plus que la ville, il cherche aussi un trésor sacré caché par le Rajah. Il demande alors à Laméa d’obtenir ce trésor du prisonnier. Si cette dernière accepte, c’est avant tout pour aller parler à Démaly et lui annoncer que la résistance est en marche. Au cours d’une grande fête qui doit précéder la remise du trésor, les bayadères séduisent les Marattes et les endorment par des danses… permettant aux libérateurs d’agir. Mais cette victoire ne permet toujours pas à Démaly d’épouser celle qu’il aime. Aussi va-t-il ruser pour que Laméa révèle son amour pour lui : il se fait annoncer mourant. Or le Rajah ne peut mourir sans femme. Aussi faut-il qu’une femme se sacrifie et accepte d’être unie à Démaly, le suivant dans la mort. Toutes tremblent, mais Laméa s’avance, prête à se sacrifier pour celui qu’elle aime. Démaly apparaît alors et propose le trône à la bayadère alors que le brame bénit cette union.
Pour Sémiramis, une formation baroque (Le Concert Spirituel) avait été appelée. Ici, ce ne sont pas moins de deux ensembles sur instruments anciens qui sont convoqués pour rendre justice à la partition de Catel. Dirigés par Didier Talpain, ce sont ainsi Solamente Naturali et Musica Florea qui sont unis dans un ensemble assez sidérant de cohérence quand on pense qu’ils n’ont pas l’habitude de jouer ensemble. Les traits sont vifs, précis… mais l’orchestre a gagné en rondeur pour suivre l’évolution de l’orchestre à l’époque. Si nous n’avons pas encore un effectif romantique, l’orchestre classique s’est ici élargi. Conduit avec passion et énergie, l’orchestre donne pleinement vie à une partition foisonnante et colorée, aussi à l’aise dans les marches militaires que dans la suavité des bayadères, dans la joie du peuple que dans les délicates scènes intimes. Le chÅ“ur bulgare est au même niveau d’excellence, avec une diction parfaite et un ensemble magnifique : sobre et vivant, il devient un personnage à part entière.
Comme souvent avec les productions parrainées par la Fondation Bru Zane, la distribution réunie est particulièrement soignée et mélange des chanteurs d’horizons divers. Chaque petit rôle (des fois multiples pour un même chanteur) est parfaitement chanté, dit et caractérisé. Le trio des dames est particulièrement saisissant. A la fois trio de courtisanes puis trio de bayadères, les trois chanteuses réunies réussissent à fusionner de manière admirable trois timbres très différents. L’alto de Mélodie Ruvio sonne avec une belle rondeur et sans jamais de lourdeur alors que les deux sopranos Katia Velletaz et Jennifer Borghi associent leurs voix si différentes avec bonheur : la première possède un timbre rond alors que la seconde fait entendre cette voix tranchante qui fait merveille dans les rôles dramatiques. Ce trio se fond en un ensemble parfait, à la fois disparate et fondu. Autre rôle secondaire, l’intendant du Harem Rustan est chanté par un Mathias Vidal qui réussit encore une fois à s’imposer en quelques phrases. Haute-contre à la française, il propose ici un rôle beaucoup plus lyrique qu’à son habitude mais sans modifier son émission, permettant ainsi de bien différencier sa voix de celle de son maître Démaly. Diction parfaite, phrasé magnifique… Vidal nous fait ici miroiter de bien belles possibilités dans le répertoire romantique léger.
Comme le veut la tradition, le trio principal est composé d’une soprano, d’un ténor et d’un baryton… et le baryton empêche les deux amants de s’aimer… mais non pas par jalousie ici ! Olkar n’est ici que pour la puissance et tout dans la voix d’André Heyboer le montre : le timbre assez clair, les aigus tranchants, la vaillance de l’accent… jamais le baryton n’est pris en faute et compose un personnage assez parfait tant vocalement que dramatiquement. Alors que son Zurga (Les Pêcheurs de Perles à l’Opéra-Comique) manquait un peu à mon goût de tenue, il y a ici beaucoup de noblesse chez ce conquérant et la diction est d’une belle clarté. Son rival le Rajah Démaly est chanté par le ténor Philippe Do. Grand habitué du répertoire français du XIXème siècle, il offre ici une voix bien timbrée et une diction très claire. Si le timbre est peu personnel, le chanteur possède par contre une intégrité stylistique parfaite et un chant parfaitement contrôlé. On aurait aimé un peu plus d’implication dramatique, mais il faut bien avouer que le personnage est peu présent et actif dans l’Å“uvre. Difficile dans ces conditions de lui donner une véritable épaisseur en dehors de l’amoureux malheureux là où Olkar peut se dessiner comme une haute figure en quelques phrases. Ce deux hommes sont donc d’une grande qualité et forment un complément parfait pour le personnage principal.
Car oui, c’est ici la bayadère Laméa qui tient le haut de l’affiche d’un bout à l’autre. C’est par elle que la ville est libérée, c’est à elle que sont données les plus belles phrases musicales. Personnage beaucoup plus travaillé que les deux autres, il se détache superbement par sa noblesse mais aussi ses sentiments tiraillés entre amour et devoir. Pour lui rendre justice, Didier Talpain a fait appel à une spécialiste du répertoire baroque : Chantal Santon. Mais là où l’on voit le chemin parcouru depuis des années, spécialiste du répertoire baroque ne veut pas dire petite voix droite : la soprano montre en effet un beau soprano lyrique, fruité et vibrant. S’il y a bien un personnage qui se démarque c’est Laméa, créé par la grande Caroline Lebranchu qui triompha pendant 26 ans dans les personnages tragiques et valeureux du répertoire, impressionnant Berlioz (et lui inspirant sûrement les personnages de Cassandre et Didon) et Napoléon. Taillé à la mesure de cette grande chanteuse et tragédienne, le personnage semble parfaitement adapté aux moyens de Chantal Santon qui sait mettre en valeur les difficultés permettant à la chanteuse de briller, mais aussi le ton général et la grandeur du personnage. Une superbe prestation donc où Chantal Santon, après la superbe Herminie du Tancrède de Campra se montre encore sous son meilleur jour dans un répertoire différent.
Très différente de Sémiramis par ses influences, la partition des Bayadères se révèle tout aussi passionnante et superbe. Bien sûr en sont absents les héritages de la tragédie lyrique, mais on y entend les prémices du romantisme ainsi qu’une belle inventivité musicale et théâtrale. Magnifiquement interprétée, elle prouve avec Sémiramis que Charles Simon Catel était un grand compositeur et il est à espérer que d’autres Å“uvres du musicien soient enregistrées dans les années qui viennent, que ce soit dans le domaine lyrique, symphonique ou de musique de chambre…
- Charles Simon Catel (1773-1830), Les Bayadères
- Laméa, Chantal Santon ; Démaly, Philippe Do ; Olkar, André Heyboer ; Rustan/Un chef indien, Mathias Vidal ; Ixora/Première bayadère, Katia Velletaz ; Divané/Deuxième bayadère, Jennifer Borghi ; Dévéda/Troisième bayadère, Mélodie Ruvio ; Le Brame Hydérane, Jean Caton ; Rutrem, Thomas Bettinger ; Salem/un officier maratte/Iranès, Eric Martin-Bonnet ; Narséa, Thill Mantero ; Une coryphée/Une bayadère, Kareen Durant
- Choeur National Bulgare Svetoslav Obretenov
- Solamente Naturali/Musica Florea
- Didier Talpain, direction
- 2 CD Ediciones Singulares, ES 1016. Enregistré à la Salle Bulgaria de Sofia du 20 au 24 novembre 2012.
Quel dommage, tout de même, qu’ils n’aient pas donné le rôle principal à Vidal ! Ses qualités de déclamateur sont tout autres, même si j’aime beaucoup Do — mais les lignes lyriques et les rôles aigus le flattent mieux, alors qu’ici la tessiture expose plutôt les irrégularités du médium et une sorte de bonhommie expressive.
Cela dit, c’est une superbe affiche, Do inclus.
Comme nous en avions déjà causé, autant Sémiramis m’a bouleversé, autant les Bayadères confirment les réserves à la lecture de la partition : un premier romantisme tiède, qui ne ressemble pas à celui belcantisant de Spontini, mais qui tout en abandonnant progressivement la grande déclamation, ne compense pas par un sens mélodique ou une densité musicale supérieures.
Il n’y a pas vraiment d’autre Catel majeur à découvrir, il me semble (quand j’avais feuilleté le catalogue, du moins dans les partitions imprimées…). Cela dit, rien que Sémiramis reste irrésisitible !
Oui, je suis d’accord, Sémiramis a quelque chose de plus… mais ces Bayadères me charment justement par la mélodie et l’orchestre… j’y trouve pas mal d’intérêt. Peut-être parce que j’y cherche trop certaines choses qui n’y sont qu’à peine, je ne sais pas…
Ah? Rien d’autre de bien passionnant chez Catel? Dommage…
Alors il va falloir trouver un autre de la même époque!