Qui encore connaît le nom de Victorin Joncières de nos jours ? Il faut avouer qu’il n’aura jamais connu le grand succès de certains compositeurs d’opéras, n’ayant pas eu la chance d’être porté par les grandes institutions musicales de son temps comme l’Institut de France (où sa candidature fut refusée) ou l’Opéra de Paris (son plus grand succès, le fameux Dimitri, fut créé au nouveau Théâtre Lyrique et non dans la grande boutique). Alors pourquoi avoir ressorti des rayonnages des bibliothèques cette partition ? Elle est l’exemple de ce qui se faisait au Théâtre Lyrique de Vizentini durant les vingt mois où cette institution proposa nombre de créations audacieuses avec une qualité d’exécution digne de l’Opéra. Premier grande création de cette salle, il se devait d’être proposé à l’écoute !
 Créé en 1876, Dimitri paye un lourd tribu au style du Grand Opéra. De par sa structure en cinq actes, son sujet historique, l’abondance de rôles et les immenses décors qu’elle nécessite, cette Å“uvre pourrait être considérée comme un nième avatar de ce style. Et pourtant il n’y a pas qu’un bel ouvrage d’un sage faiseur ici, mais bien l’œuvre d’un compositeur dramatique de belle tenue. Joncières ne possède pas le génie mélodique d’un Gounod (Cinq-Mars, créé l’année suivante) ni l’émotion d’un Massenet (Le Roi de Lahor, créé aussi l’année suivante), mais il possède un grand sens du drame et frappe par la justesse des situations et des interventions des différents personnages. La musique n’essaye pas de singer un quelconque folklore slave, mais se développe de manière très originale pour l’époque, s’inspirant du modèle revendiqué qu’est Richard Wagner, mais sans oublier que Meyerbeer avait auparavant mis au point bon nombres de pratiques à l’effet dramatique parfait. Ainsi la modernité de Wagner ne viendra que rarement se faire sentir par quelques thèmes récurrents et un orchestre fort présent. Le chant évite aussi la démonstration (sauf lorsqu’elle sert le drame comme la cabalette de Lusace, le méchant de l’histoire) pour privilégier un lyrisme déclamatoire à grands traits.
L’histoire reprend une tragédie inachevée de Schiller (Demetrius) et montre l’histoire de Dimitri, porté au le pouvoir par un jaloux et une ambitieuse, aimé d’une femme et espoir d’une mère. Orphelin élevé dans un couvent, il aime Marina et est aimé de la puissante Vanda. Lorsque le Comte de Lusace lui annonce qu’il est fils d’Ivan IV et donc successeur légitimé du trône de Russie usurpé par Boris Godounov, le jeune homme ne pense plus qu’à retrouver sa mère prisonnière du Tsar puis épouser sa bien-aimée Maria… en essayant de ne pas froisser sa protectrice Vanda. Manipulateur avisé, Lusace menace Dimitri de révéler qu’il n’est en rien le fils d’Ivan s’il refuse d’épouser Vanda. Car si Marpha (épouse d’Ivan et mère de Dimitri) souhaite voir en cet homme son fils et son vengeur, un doute plane sur la véritable filiation. Dimitri refuse d’épouser Vanda et tente de tuer Lusace. Alors qu’il va se faire couronner, Marpha hésite à jurer sur l’évangile qu’il est bien son fils et Lusace, sur un signe de Vanda, frappe Dimitri qui meurt sans connaître la vérité.
Le rôle-titre est avant tout balloté par trois femmes et un homme : Dimitri fait tout pour épouser Marina, pour sauver celle qu’il pense être sa mère… et doit lutter contre Vanda et Lusace. Contre toute attente ce sont donc ces personnages secondaires si l’on peut dire qui portent la véritable tragédie en eux, qui sont les plus développés et mis en valeur par le compositeur. Les portraits des trois femmes par exemple sont superbement dessinés et contrastées par des types d’écritures : soprano lyrique pour l’amoureuse Marina, soprano froid et dramatique pour l’ambitieuse Vanda, et enfin une superbe voix d’alto pour la douloureuse Marpha. Face à elles, Dimitri se révèle bien pâle dans la caractérisation. Au contraire le Comte de Lusace est par trop caricatural dans sa méchanceté. On notera l’importance du chÅ“ur qui se voit confié de superbes moments à plusieurs voix très bien agencées.
 Chaque acte varie les ambiances et les situations et c’est là une des forces de cette Å“uvre : en multipliant les personnages principaux (car il faut bien avouer que cinq rôles se partagent le haut de l’affiche), le compositeur et son librettiste permettent une belle variété de duos, d’affrontements ou de situations. La musique peut paraître légèrement trop démonstrative à certains moments, versant plus vers la pompe que la délicatesse, mais la partition révèle aussi des moments d’une haute inspiration comme l’air de Dimitri face à Moscou au loin, ou encore les doutes de Marpha alors qu’elle n’ose espérer le retour de son fils. Les grandes scènes populaires sont parfaitement maîtrisées et possèdent un bel impact qui n’est pas sans rappeler l’effet que peuvent avoir certains passages du Boris Godounov de Moussorgsky par l’importance du chÅ“ur et de l’orchestre dans les grandes scènes de foule.
Maîtres d’Å“uvres de cette résurrection, le Palazetto Bru Zane et Hervé Niquet ont réunis un distribution très impressionnante pour des rôles taillés pour les plus grandes voix de l’époque de la création. On est saisi par la pertinence dans le choix de chaque timbre ou voix à l’exception d’un seul rôle. Les rôles secondaires sont magnifiquement tenus avec en particulier les trois basses Nicolas Courjal, Julien Véronèse et Jean Teitgen qui se montrent les dignes héritiers de la grande tradition des basses françaises tels que Jacques Mars, Xavier Depraz ou leur prédécesseurs. Andrew Foster-Williams possède le grain et la présence pour camper le personnage odieux qu’est le Comte de Lusace. On aurait juste espéré un peu plus de retenu dans sa composition qui se révèle presque sur-jouée à certains moments pour vraiment sonner juste. A l’inverse Philippe Talbot se repose uniquement sur sa superbe voix de ténor clair pour composer un Dimitri noble et jeune. Chaque note est soignée et pesée sans jamais forcer l’instrument malgré un rôle qui demande à la fois héroïsme et délicatesse. Ce ténor possède tout pour triompher dans nombre de rôles du répertoire français dont il connaît le style.
Les trois femmes de l’Å“uvre se voient campées par des voix et des tempéraments très différents. Jennifer Borghi est une habituée des rôles dramatiquement exigeants, souvent noirs et passionnés. Ici sa Vanda se trouve superbement servie par cette voix un peu sèche et droite où le texte cingle et claque avec toute l’autorité requise. La chanteuse domine le plateau par son charisme toujours aussi impressionnant. Gabrielle Philiponet possède au contraire la rondeur et jeunesse de timbre pour le personnage amoureux de Marina. Uniquement préoccupée par son amour, la jeune femme prend vie avec un instrument superbe et une diction soignée. Mais la prestance ne peut rivaliser avec celle de Vanda et tant mieux car on voit ici ce qui peut charmer Dimitri : une jeune femme passionnée et douce. Nora Gubisch est sans doute la chanteuse la plus connue de la distribution, et sa prestation est comme toujours impressionnante d’investissement dramatique. Mais le superbe rôle de Marpha semble légèrement trop grave pour elle. Jamais elle ne peut s’élever dans son registre aigu et le grave sonne régulièrement sourd. Mezzo avant tout, la chanteuse est obligée de composer uniquement avec son médium et son grave. Le chant semble donc légèrement tassé, manquant un peu de liberté car jamais éclatant comme peuvent l’être les aigus de la chanteuse. Voici donc la réserve sur la distribution. Il aurait fallu trouver une voix plus grave pour vraiment rendre justice à ce rôle. Une authentique alto ou au moins une mezzo-soprano dramatique.
Hervé Niquet a bâti sa réputation dans le répertoire baroque, mais il se montre depuis quelques années très à l’aise dans le répertoire romantique. Il nous prouve encore ici combien sa nature dramatique est adaptée à cette période. A la tête d’un orchestre réactif et coloré, il donne vie à la partition sans lourdeur et avec une énergie fort bienvenue. Toujours juste et dramatiquement adéquat, sa direction révèle une partition originale et théâtrale sans les lourdeurs que peut parfois susciter le Grand Opéra.
Même si l’on ne peut dire que cette résurrection est une découverte fondamentale, elle s’inscrit tout de même dans l’histoire de la musique ne serait-ce que par l’exemple de ce qu’étaient les compositeurs secondaires de l’époque, les compositeurs qui n’étaient pas encadrés par les institutions et avaient donc plus de liberté dans le style et la structure des opéras. Avec une telle équipe pour lui redonner vie, la partition de Joncières se montre fort intéressante par le génie dramatique qui s’en dégage. Le Palazetto Bru Zane ne nous donne pas une pépite cachée mais un très bel ouvrage et continue donc à documenter la vie musicale française du XIXème siècle.
- Victorin Joncières (1839-1903), Dimitri
- Dimitri, Philippe Talbot ; Marina, Gabrielle Philiponet ; Marpha, Nora Gubicsh ; Le Comte de Lusace, Andrew Foster-Williams ; Vanda, Jennifer Borghi ; L’Archevêque Job, Nicolas Courjal ; Le Prieur, Julien Véronèse ; Le Roi de Pologne, Jean Teitgen ; Le chef des bohémiens-un officier, Joris Derder ; Une dame d’honnur, Lore Binon
- Flemish Radio Choir
- Flanders Opera Children’s Chorus
- Brussels Philharmonie
- Hervé Niquet, direction
- 2 CD Ediciones Singulares, ES 1015. Enregistré à la Salle Flagey de Bruxelles du 18 février au 1er mars 2013.