Quelle surprise lors de l’ouverture du programme de la première partie de la saison de la Philharmonie de Paris que de voir une soirée donnée par l’orchestre du Festival de Bayreuth! Cet ensemble composé de musiciens faisant partie des meilleurs orchestres d’Europe ne joue habituellement jamais en dehors du cadre du Festival. Et même là il est très très rare de le voir sur scène, étant avant tout un orchestre de fosse, et même de fosse couverte vu la spécificité du Festspielhaus. Avec les jauges réduites lors de l’ouverture des réservations, difficile d’avoir une place ou du moins une bonne place. Il y a quelques semaines, devant l’amélioration des conditions sanitaires, la jauge a pu être supprimée et de nombreuses (très bonnes) places ont pu ainsi ravir ceux qui n’avaient pas réussi à prendre des places auparavant (mais sans pour autant faire bénéficier de meilleures places à ceux qui avaient réussi!). C’est donc dans une salle quasi pleine et avec des musiciens non masqués que se déroule ce concert, presque dans des conditions habituelles n’étaient les masques du public.
Le wagnérien était globalement tiraillé entre deux idées pour ce concert… D’un côté il y avait la venue exceptionnelle de l’orchestre du Festival de Bayreuth avec Andris Nelsons à sa tête ainsi que deux habitués du répertoire wagnériens pour quelques pages chantées. Mais d’un autre côté, comment cautionner ce concert qui ne donne que des petits bouts des œuvres du maître? Alors disons-le tout de suite, sur le principe, faire un récital Wagner comme pour ce concert ne me pose aucun problème. On fait bien de même pour d’autres compositeurs, je ne vois pas pourquoi l’on ne ferait pas cela pour Wagner. D’autant plus que le compositeur lui-même a proposé des arrangements pour isoler des parties de ses opéras comme le duo entre Isolde et Tristan de l’acte II où il a aménagé une fin permettant de terminer avant l’arrivée de Mark et de donner donc juste le duo avec l’intervention de Brangäne. Donc pourquoi pas ce programme puisque la pratique était validée par Wagner lui-même. Par contre, il faut bien avouer que souvent, les résolutions sont étranges et manquent d’inspiration. L’exemple typique est la fin de cette Marche funèbre qui n’en finit pas de finir avec des accords qui se répètent en s’épuisant doucement. Difficile de savoir si ces arrangements sont de la main de Wagner ou des modifications faites par d’autres compositeurs ou chefs… mais souvent le résultat n’est vraiment pas à la hauteur de la musique qui précède. On en viendrait presque à préférer un arrêt net et brutal. Car c’est là la principale limite de donner des morceaux de Wagner : souvent le compositeur enchaîne directement sans arrêt et donc il faut savoir comment couper la musique.
L’orchestre du Festival de Bayreuth est bien connu de par les nombreuses captations qui sont réalisées tous les ans. On retrouve donc ici toutes les qualités de cet ensemble de circonstance : une grande variété de couleurs, des nuances folles, des pupitres particulièrement engagés et une grande cohérence du tout. On ne sait ce qu’il faut louer ici : la qualité des instruments à vents, l’implication expressive des contrebasses, la netteté des cordes… Mais la grande différence est qu’ici nous les voyons. À Bayreuth, la fosse est couverte et nous ne voyons donc jamais les instrumentistes. Ils sont ici les stars de la soirée, bien à la vue de tous sur la scène de la Philharmonie de Paris. Et c’est peut-être justement là le souci… habitués à jouer dans le cadre si particulier du Festspielhaus (avec sa fosse couverte), l’orchestre sonne un peu brutal avec quelques soucis d’équilibre entre les pupitres. L’acoustique totalement différente et sûrement aussi le placement font que les cuivres couvrent souvent l’orchestre alors que joués de la même façon à Bayreuth l’équilibre serait sans doute parfait.
Andris Nelsons connaît bien Bayreuth pour y avoir dirigé non seulement quelques concerts du même format que celui de ce soir, mais surtout pour avoir dirigé pendant cinq ans la fameuse production de Neuenfels de Lohengrin. Et cette proximité entre l’orchestre, le chef et Lohengrin est particulièrement visible dans ce début de concert. Les nuances, la finesse du détail, l’intelligence de la direction… tout ici est parfaitement dosé et maîtrisé, retrouvant sans doute les habitudes de cinq ans de succès musical. Le prélude est un modèle de délicatesse au début, les cordes sortant comme du néant avant que la partition ne s’enflamme par le suite. Tout Lohengrin baigne dans cette même facilité, dans ce naturel qui magnifie la partition sans l’alourdir. Parsifal sera dans la même veine même si l’on sent une moins grande proximité entre le chef et cette partition. Aucune faute de goût pour le prélude ou l’Enchantement du Vendredi Saint, tout y est parfaitement en place. Mais on n’y retrouve pas l’inspiration précédente. Ainsi l’Enchantement par exemple manque d’emphase religieuse et reste un peu trop plat. La Chevauchée qui ouvre la deuxième partie au contraire est pleine d’énergie, débordant un peu du cadre mais permettant d’apprécier cette pièce même en l’absence des fières voix qui devraient chanter. Pour les extraits de Götterdämmerung, la baguette précise et intelligence de Nelsons permet d’entendre beaucoup de détails et de bien suivre le discours. On apprécie la construction claire, permettant de voir où se trouve chacun des thèmes à l’orchestre. Dramatiquement la Marche Funèbre suit une superbe progression émotionnelle malheureusement brisée par ce final dont il est question plus haut. Pour terminer, il faut avouer que l’Immolation est assez fascinante d’un bout à l’autre, un vrai plaisir orchestral. Dommage que la soprano ne soit pas au niveau d’un orchestre déchaîné et survitaminé!
Justement, venons-en aux chanteurs… mais d’abord à la place qu’ils occupent! Depuis quelques années et quelques essais de différents orchestres, il a été assez démontré que les chanteurs sont bien plus audibles dans cette vaste salle quand ils sont plus au milieu voir au fond de l’orchestre. Les nombreuses venues du Mariinsky sous la direction de Gergiev par exemple nous ont donné des Wagner superbes où le placement des chanteurs permettait d’avoir un bel équilibre. La voix semble en effet s’élever plus facilement et cela permet aussi aux spectateurs sur le côté de mieux profiter des chanteurs. Mais il est tout de même bien rare qu’un tel choix soit fait. Pour ce concert de Bayreuth, non seulement les chanteurs sont devant l’orchestre, mais en plus l’orchestre occupe encore plus de place qu’à l’habitude, grignotant deux ou trois rangs sur l’orchestre. Forcément, les chanteurs sont encore plus avancés! Donc encore plus de public sur les côtés qui sont frustrés… et même au deuxième balcon de face, on sent que la voix peine à monter.. Il semble aussi que même au fond du balcon l’acoustique ne soit pas très bonne (sans doute car les chanteurs sont du coup à la même hauteur que le premier rang de fauteuils). Déjà que l’orchestre était un peu puissant et prenait beaucoup de place, les pauvres chanteurs doivent lutter en plus avec cette position très en avant qui les fait se retrouver à la limite du grand réflecteur central au plafond.
Pour l’Immolation, c’est Christine Goerke qui a été appelée. Le choix est assez étrange car a priori la chanteuse n’a jamais foulé les planches du Festspielhaus de Bayreuth. Peut-être est-ce un premier contact pour une prochaine participation. Mais en tout état de cause, on espère que ce ne sera pas en Brünnhilde. La chanteuse a pour elle un médium solide et rond ainsi qu’une certaine aisance scénique pour habiter son personnage. Mais malheureusement le grave est assez pauvre et l’aigu très petit. Difficile pour elle étant donné les conditions acoustiques de se faire entendre tout au long de la pièce. De plus, on sent en début d’air que la voix est assez instable avec une ligne qui se dérobe, des aigus souvent bien bas… bref rien qui ne fasse une grande Brünnhilde. Au fur et à mesure, la justesse revient et la ligne se fait plus ferme mais les débuts auront été très compliqués. Et la projection ne permet pas de passer le mur de son créé par l’orchestre. Il aurait mieux valu vu l’acoustique de la salle une voix moins ronde et ample mais plus métallique pour percer l’espace.
Et la démonstration avait eu lieu juste avant avec Klaus Florian Vogt. J’avoue que commençant par Lohengrin, j’aurai rêvé d’entendre à nous la voix du ténor s’élever d’on ne sait où dans la salle pour sa première entrée, comme dans l’ouvrage et particulièrement à Bayreuth dans la production dirigée par Nelsons. Mais nous commençons par un air assez peu représentatif qui lui permet sans doute de sentir la salle, de se chauffer. Car ensuite on retrouve tout l’art du ténor dans “In fernem Land”. La voix ne semble pas avoir bougé depuis bien des années. Elle reste toujours aussi ferme et douce à la fois, capable de nuances irréelles mais aussi d’un héroïsme certain. Il connaît parfaitement le rôle qu’il promène sur toutes les plus grandes scènes du monde. Et à l’écoute on comprend combien il est totalement immergé dans ce personnage, combien il en connaît toutes les facettes musicales. Le début de “Mein lieber Schwan” retrouve le côté irréel qu’il avait déjà il y a dix ans. À peine sent-on que la tenue est légèrement écourtée par sécurité. Mais sinon, tout reste d’une limpidité parfaite, d’un engagement de tous les instants… et ce timbre toujours aussi fascinant. Certains le trouvent inexistant… personnellement je reste charmé par la qualité musicale et les nuances qu’il apporte, la clarté de cette voix magnifique. Dans les deux extraits de Parsifal, on retrouve les mêmes qualités de souffle, de nuance, de caractérisation. Peut-être un peu moins d’immédiateté dans l’adhésion au personnage proposé par Vogt, mais après quelques mesures on est comme toujours submergés par l’émotion. On retrouve vraiment ce chaste fol, jeune et un peu naïf. Loin des hommes faits et sûrs d’eux, il y a quelque chose d’adolescent dans le Parsifal de Vogt. Que ce soit le doute du “Amfortas! Die Wunde!” ou la hauteur du “Nur eine Waffe taugt”, tout est là chez ce ténor qui chante aussi depuis quelques années ce rôle. Malgré un placement pas optimum pour cette première partie, la voix résonne et sonne tout de même parfaitement bien depuis le plus léger pianissimo jusqu’au forte! Un vrai bonheur de retrouver ce ténor qui nous change tellement des ténors un peu brutaux ou sombres qui peuplent habituellement le répertoire wagnérien!
Alors bien sûr, après des moments dramatiques comme le “Amfortas! Die Wunde!” porté au plus haut par Klaus Florian Vogt, on attendait l’arrivée de Kundry et ce genre de moments est un peu frustrant. Mais quel plaisir tout de même d’entendre l’ensemble de ces artistes jouer une musique qui leur est totalement naturelle car si souvent jouée depuis des années. On ressort baignés de Wagner et avec une seule envie : écouter Lohengrin, Parsifal et Götterdämmerung!
Le concert du 3 septembre à Riga a été diffusé et est actuellement encore en écoute ICI (à 19h). Celui du lendemain (premier acte de {Die Walküre} avec les deux mêmes chanteurs auquel s’ajoute Günther Groissböck est aussi écoutable ICI (à 19h).
- Paris
- Grande salle Pierre Boulez, Philharmonie de Paris
- 1er septembre 2021
- Richard Wagner (1813-1883), Lohengrin : “Höchtes Vertrau’n hast du mir schon zu danken” – “In fernem Land” – “Mein lieber Schwan”
- Richard Wagner (1813-1883), Parsifal : Prélude de l’acte I – “Amfortas! Die Wunde” – Enchantement du Vendredi Saint – “Nur eine Waffe taugt”
- Richard Wagner (1813-1883), Die Walküre : Chevauchée des Walkyries
- Richard Wagner (1813-1883), Götterdämmerung : Voyage de Siegfried sur le Rhin – Marche funèbre de Siegfried – Immolation de Brünnhilde
- Klaus Florian Vogt, ténor
- Christine Goerke, soprano
- Orchestre du Festival de Bayreuth
- Andris Nelsons, direction