Réunis sur ce disque, Vierne et Chausson partagent d’avoir eu une carrière musicale perturbée et qui n’a jamais véritablement pris toute la place qu’elle aurait mérité dans le paysage musical français. Ce disque nous propose cinq grandes compositions pour voix et orchestre, sortes de mélodies hypertrophiées. Se basant sur de grandes fresques poétiques, l’orchestre fait plus que mettre en valeur un texte comme pourrait le faire une mélodie, il en créé un arrière plan, développant son côté grandiose et théâtrale. Réunis pour ce projet, Guillaume Tourniaire et Steve Davislim se révèlent des interprètes très attentifs au style, à la prosodie et à l’émotion qui peut se dégager de ces magnifiques pièces.
On l’a dit, Vierne et Chausson n’ont pas forcément eu la carrière que leur talent pouvait prévoir.Bien sûr Chausson a eu ses succès mais il sera malheureusement victime d’une chute de bicyclette à l’âge de 44 ans. Mais c’est le destin de Louis Vierne qui frappe particulièrement. Né aveugle, il recouvrira un peu de vision à la suite d’un opération mais pas assez pour suivre une scolarité traditionnelle. Remarqué par César Franck, il développe son talent musical et se fait remarquer pas ses professeurs. Sa vie sentimentale ne le comblera pas non plus de bonheur malheureusement. Il épouse en 1899 sa première femme (fille d’un chanteur d’opéra) dont il aura trois enfants avant de devoir divorcer au bout de dix ans suite à l’infidélité de son épouse. En 1910, il rencontre Jeanne Montjovet (soprano) qui le quittera cinq ans plus tard. A cette déception amoureuse s’ajoute son combat pour continuer à voir qui l’oblige à subir de lourds traitements. Il perd aussi dans cette période deux de ses fils en 1913 et 1917. La fin de sa vie sera plus heureuse alors qu’il obtiendra l’amitié et le soutient d’une jeune soprano, Madeleine Richepin. Même si cette dernière sera la cause d’une grande tristesse lorsqu’elle se mariera, elle sera toujours présente pour le musicien afin de lui offrir une vie confortable et bénéfique pour sa composition. Car malgré tous ces drames, le musicien se voit confié en 1900 le titre d’organiste de la cathédrale Notre-Dame de Paris, effectue des tournées triomphales en Europe et compose dans tous les genres.
C’est sur un texte de Victor Hugo que s’ouvre ce disque avec Les Djinns dont Louis Vierne compose la musique en 1914. Le poème possède une forme très particulière puisque chaque strophe se voit rallongée d’un pied par rapport à la précédente. Cet enflement du texte est magnifiquement rendu par un orchestre saisissant où chaque description du poète trouve un équivalent dans la musique. Grand crescendo angoissant qui voit l’arrivée de la troupe des Djinns terribles, la musique s’illumine dans la strophe centrale lors de la prière. La suite de ce poème symphonique n’est alors plus qu’un lent decrescendo alors que la chevauchée des Djinns s’éloigne. La voix de ténor traduit avec merveille tout l’effroi ou l’espérance qui transpirent du poème. Plus qu’une adaptation, cette partition illustre à merveille un Å“uvre littéraire majeure.
Toujours cette même année 1914, Vierne reste fidèle à Victor Hugo et nous propose sa version de Psyché. La partition n’a pas les dimension des Djinns et s’apparente beaucoup plus à une mélodie avec orchestre de par ses dimensions et son cadre. Délicate comme le papillon évoqué, la musique fait une large place aux bois pour évoquer les interrogations du narrateur. La recherche de la connaissance finira par l’évocation du baiser comme source du bonheur.
En 1917, Louis Vierne se tourne vers la poétesse Anna de Noailles pour une Å“uvre où la délicatesse se baigne de sensualité dans la longue introduction orchestrale. Mais doucement, alors que le portrait d’Eros se dévoile au fil du texte et qu’on peut l’entendre se glorifier, la musique devient plus dense et tendue. Chantre de la sensualité, il la poussera à l’extrême vers la mort comme un triomphe de sa puissance. Cette pensée à la mort est récurrente chez Vierne et assez révélatrice de son état d’esprit alors qu’il ne lui reste plus qu’un enfant, que sa femme l’a quitté et qu’il se bat contre la maladie avec des traitements très lourds physiquement. Le final triomphant sur le mot « mort » est vu par certains spécialistes comme une aspiration personnelle.
La Ballade du Désespéré (sur un texte d’Henri Murger) est l’expression même de la profonde dépression du compositeur en 1931. Pour preuve, son opus en sera le suivant : « Op. 61 et dernier ». L’âge se fait ressentir, l’absence d’une présence à côté de lui alors que sa protectrice est mariée… Tout cela donne à Vierne toutes les possibilités pour s’identifier au poète de l’œuvre. Celui-ci voit arriver chez lui un inconnu qui frappe à sa porte et lui promet gloire et puissance contre un abris. C’est alors qu’il se présente sous le nom de la Mort qu’il obtient enfin d’entrer chez le poète résigné et prêt à la suivre. Le dialogue se voit très bien signifié par l’orchestre qui trouve des teintes angoissante pour l’inconnu et une douceur chez l’artiste suicidaire. Cette Å“uvre est la plus poignante de ces quatre ouvrages.
Avec Ernest Chausson, nous n’entendons pas cette mort salvatrice qui hante Vierne. Il faut dire que n’était sa fin accidentelle, le musicien aurait eu une belle vie confortable. Familier des cercles artistiques de son temps, ami des poètes Mallarmé ou Maeterlinck, des musiciens d’Indy et Debussy, Chausson est un homme comblé et cultivé. Il commence à composer en 1882 son Poème de l’Amour et de la Mer qu’il terminera quelques onze années plus tard. Grande fresque sur l’amour perdu où le doux souvenir de la rencontre se voit remplacé par une mélancolie douce… puis après un interlude qui reste sur ce thème, la joie d’un retour possible est évoquée avant que la raison ne l’emporte : l’oubli est passé et enlève toute espérance si ce n’est celui d’un hiver sans fin. Avec un orchestre aux textures aériennes et ondoyantes, Chausson peint un tableau splendide et raffiné où l’expression romantique peut se développer. Régulièrement rappelée, la présence de cette mer qui enleva son amour au récitant se fait entendre comme un souvenir.Le texte de Maurice Bouchor ne peut rivaliser avec ceux de Victor Hugo, mais Chausson sait les manier et les élever par une mise en musique où la sensualité matinée de désespoir leur donne la profondeur et la finesse dont la poésie manque légèrement.
Pour ces cinq partitions, il est nécessaire d’avoir deux vecteurs d’émotions : l’orchestre et la voix qui jouent souvent à pars égales. Et sont réunis ici deux artistes dont l’amour de ce répertoire n’est pas à mettre en doute tant ils couvent et vivent cette musique. Guillaume Tourniaire à la tête de son orchestre pare de mille couleurs la partition depuis les teintes émerveillées de Chausson jusqu’aux plus profondes angoisses de Vierne. L’orchestre est d’une limpidité qui peut se faire tranchante mais qui donne aussi toute sa liberté à la musique, évitant de la noyer sous une masse suffocante pour toujours la laisser respirer et s’exprimer. Elle peut ainsi dialoguer d’égale à égale avec la voix de ténor de Steve Davislim. Celui-ci signe des interprétations toute en finesse et en subtilité, où on peut noter un vrai travail sur le texte et la diction. Chaque mot est nuancé et détaillé, la ligne de chant étudiée, le timbre coloré pour donner le plus possible de sens et d’émotions. La Ballade du Désespéré est à ce titre une démonstration tant les deux voix sont différenciées. Le souffle est long, la voix délicate, la prononciation très bonne, l’interprétation ciselée… on assiste ici à une splendide réhabilitation de la musique vocale de Louis Vierne. Et si l’œuvre de Chausson est très connue et a déjà été enregistrée dans sa tessiture originale de ténor (notamment par l’immense ténor russe Ivan Kozlovsky) nous n’assistons pas à une version de plus. Plus lyrique que chez Vierne, la mélodie de Chausson est portée par un sens aigu de la poésie et une légère distance, suivant le regard a posteriori du récitant.
A l’image de la pochette, ce disque nous baigne dans une tristesse et une mélancolie prégnante. Mais malgré cela, difficile de résister à l’envie de se replonger dans ces petits mondes que sont ces partitions, chef d’œuvres de grands musiciens. Preuve que l’on peut aimer être triste, ce disque hante l’oreille et la mémoire.
- Louis Vierne (1870-1937), Les Djinns, Opus 35 ; Eros, Opus 37 ; Ballade du désespéré, Opus 61 ; Psyché, Opus 13
- Ernest Chausson (1855-1899), Poème de l’Amour et de la Mer, Opus 19
- Steve Davislim, ténor
- The Queensland Orchestra
- Guillaume Tourniaire, direction musicale
- 1cd Melba Recordings, MR 301123. Enregistré à Brisbane, du 12 au 18 septembre 2008.