Après Proserpine et Les Barbares, voici encore un ouvrage de Camille Saint-Saëns qui retrouve les honneurs de la scène. Mais ce Timbre d’Argent a un plus grand honneur car c’est en version scénique qu’il est restitué ici par l’Opéra-Comique et la Fondation Bru-Zane. Grand compositeur du XIXème siècle, Saint-Saëns a composé de nombreux opéras mais de nos jours seul Samson et Dalila reste vivace. Partition foisonnante, l’ouvrage repose sur un livret de Jules Barbier et Michel Carré… et l’on retrouve ici beaucoup d’aspects communs avec le Faust de Gounod et Les Contes d’Hoffmann d’Offenbach. Le personnage diabolique y est central, et ce pacte avec le mal sont assez significatifs. Le compositeur en a profité pour créer une musique passionnante où se mêlent de nombreuses inspirations, avec en alliée du démon un personnage muet de danseuse. La présence de ce rôle muet apporte lui aussi une autre dimension à l’opéra du jeune compositeur et l’on reste saisi par la richesse d’inspiration constante !
Créé en 1877 après bien des tribulations, l’ouvrage de Camille Saint-Saëns a toujours eu quelque chose de maudit. En effet, si la composition a été favorisée par les bonnes grâces d’Auber et Carvalho, il a fallut dès le début faire en fonction de ces protecteurs et particulièrement du deuxième. Avoir droit à un livret de deux grands noms dans le domaine et prévoir une création au Théâtre Lyrique était un signe de confiance pour celui qui n’était alors connu que comme un virtuose et de compositeur complexe. Il veut donc en 1864 se lancer sur la scène lyrique qui est le meilleur moyen d’être reconnu à Paris. La composition va donc se faire jusqu’en 1865 mais finalement la création sera finalement prévue pour 1868 mais le Théâtre Lyrique fait faillite. Des propositions de l’Opéra de Paris, puis de l’Opéra-Comique obligent le compositeur et les auteurs à adapter la partition et le livret et l’on peut espérer la création… mais la guerre de 1870 arrive et bloque la naissance d’un chef-d’œuvre, tout comme la chute du second-empire. Saint-Saëns propose la pièce à la Monnaie de Bruxelles, mais sans succès malgré l’intérêt qu’elle provoque chez bien des compositeurs installés. Enfin le 23 février 1877, le Théâtre Lyrique créé l’ouvrage qui en dix ans s’est métamorphosé suite aux quatre versions réalisées. Quelques reprises vont suivre : 1879 à Bruxelles, 1904-1905 en Allemagne, 1907 à Monte-Carlo… et enfin 1914 à Bruxelles encore. Puis le grand silence jusqu’à cette années 2017.
Très exigeant et grand compositeur, Camille Saint-Saëns retravaille pour chaque production sa partition. Ainsi, entre 1864 et 1914, c’est cinquante an de la vie et de la carrière d’une immense artiste qui va enrichir l’ouvrage. Difficile de savoir actuellement quelle partie vient de quelle révision tant le langage est fluide. Mais on peut se doute que l’audace de certaines pages ne peuvent qu’être le produit d’un compositeur déjà bien avancé alors que quelques pages un peu mièvres sont sans doutes des restes du travail original. La maturité du musicien est particulièrement marquante dans les passages dansés par Fiammetta. En effet tous les styles sont ici représentés depuis la danse classique jusqu’à des rythmes ramenés des nombreux voyages de Saint-Saëns. Tout dans cette partition est finalement particulièrement variée. Cette disparité des époques de composition bien sûr, mais aussi les formats de l’orchestre qui va de la plus grande violence jusqu’à un accompagnement d’une finesse extrême. Même les situations sont différentes. L’on passe presque sans effort entre la trivialité d’une chanson digne de cabaret à un final du deuxième acte d’une extrême tension dramatique et violente. L’on pourrait penser que le résultat soit composite et peu agréable à l’écoute. Mais il n’en est rien car tout se fond à merveille. Cette variété débridée apporte justement des changements qui surprennent et ravissent. Mais dans ce cas, si cette partition est si formidablement passionnante ? Pourquoi a-t-elle sombré ? Sûrement car contrairement à Samson et Dalila (créé la même année que le Timbre), la construction dramatique y est beaucoup plus complexe et manque de numéros bien délimités pour être facilement retenus. Bien sûr quelques airs sont très marquants, mais avec un personnage féminin principal qui ne chante pas et un premier rôle masculin tout tourné vers son démon intérieur et qui du coup ne brille pas beaucoup, il n’y a rien pour faire rêver le public. Reste ce diable bien sûr… mais il semble qu’il n’ait pas eu assez de force pour attirer les oreilles sur l’ensemble de la partition.
Mettre en scène une telle Å“uvre n’est pas simple tant les changements de décors sont nombreux et le fantastique présent. Pour sa première mise en scène d’opéra, Guillaume Vincent est inspiré de manière assez hiératique. Tout au long de l’ouvrage, il a joué avec les rideaux sous toutes leurs formes, créant ainsi des espaces mobiles et variés, sachant apporter des couleurs et des rendus vraiment beaux et significatifs. Les costumes eux manquent vraiment de beauté. En dehors de la noblesse et la distinction du grand costume de Conrad au deuxième acte, les autres naviguent entre le contemporain de mauvais goût et les tenues carnavalesques à peu de frais. Difficile d’être fasciné par Hélène dans une robe jaune assez laide, ou même impressionné par le diabolique Spiridion avec ses tenues vertes d’un rendu douteux. Par contre, il faut porter au crédit du metteur en scène une direction d’acteurs vraiment saisissante et très naturelle. Mais le grand point positif est la fluidité des changements de décors, avec de nombreux tableaux variés et qui s’enchaînent de belle manière.
Mais pour cet opéra particulièrement, la dimension chorégraphique n’est pas à négliger vu qu’elle donne le seul moyen d’expression à Fiammetta, celle par qui tout arrive. Personnage fascinant et envoûtant, elle devrait avoir à certains moments une grâce ou une beauté palpable. Malheureusement, ces moments se font très rares car les danses imaginées par Herman Diephuis sont trop souvent violentes pour être fascinantes. Le deuxième acte ainsi s’inspire à certains moments de Josephine Baker mais manque alors de la sensualité qui devrait enflammer l’imagination de Conrad. Cela est peut-être encore plus mis en avant par la danseuse Raphaëlle Delaunay. L’artiste est impressionnant et très charismatique, mais peut-être trop justement car en dansant la chorégraphie, nous sommes plus face à un prédateur que face à un animal fascinant et attirant. Mais sa prestation reste impressionnante d’engagement. Il aurait peut-être été plus intéressant par moments d’appuyer plus sur la beauté et la sensualité du personnage que devant cette vision très sportive et dure.
Pour défendre la partition, l’Opéra-Comique et la Fondation Bru-Zane ont fait appel à des spécialistes de ce répertoire : François-Xavier Roth et son orchestre Les Siècles, ainsi que Accentus. Déjà très remarqués lors de la production de Lakmé sur cette même scène il y a quelques années, le chef et l’orchestre se montrent assez parfaits pour la musique de Saint-Saëns. Reprenant les mêmes principes de recherche et de retour à l’origine, Les Siècles jouent sur instruments d’époque et donc offrent un son différent des autres orchestre, moins puissant mais aussi plus coloré et varié. Les dynamiques sont plus marqués et l’on évite l’épaisseur que pourraient prendre par exemple les cordes. Menés de main de maître par François-Xavier Roth, ils font briller la partition de tous ses feux. Grand amateur de Camille Saint-Saëns (il dit vouloir redonner les ouvrages du maître ! Espérons qu’il en ait les moyens…), le chef offre dynamisme mais aussi finesse dans sa lecture. L’ouverture gronde et bouillonne avant de se faire poétique et délicate. Tout au long de la soirée c’est un vrai festival de démonstration technique mais aussi artistique tant le rendu est formidable. Accentus est aussi comme toujours superbe : impliqué sur scène mais aussi musicalement lumineux, on entend chaque mot et l’on voit de vrais acteurs sur scène. Toujours un superbe travaille mené par Christophe Grapperon pour la préparation  du chÅ“ur.
La distribution à réunir pour cet opéra n’est pas pléthorique mais du coup même un petit rôle a un grand rôle. Ainsi, la jeune et fraîche Rosa demande un beau soprano cristallin pour composer ce rôle tout en candeur. Julie Devos est particulièrement à sa place et semble avoir trouvé un répertoire et un style assez miraculeux. En effet, la chanteuse à tout ce qu’il faut pour ces rôles légers de l’opéra français. Le texte est magnifiquement dit mais il est encore illuminé par la beauté et la limpidité du timbre. Chacune de ses interventions est un petit miracle qui éclaire ce ténébreux opéra. On peut se réjouir de la retrouver l’année prochaine dans le rôle du page Arthur dans La Nonne Sanglante de Gounod sur cette même scène ! Sa sÅ“ur Hélène est forcément plus mûre et se doit de se différencier. Avec Hélène Guilmette on trouve un contraste superbe. La soprano québécoise est enceinte de sept mois et ce n’est sans doute pas sans conséquence sur son chant. En effet alors qu’elle avait un timbre très lumineux, il semble un peu plus sombre et large qu’à l’habitude. Mais en dehors de ce petit alourdissement de la voix, on retrouve toutes les qualités de la chanteuse : phrasé parfait, diction superbe et grande musicalité. Le personnage d’Hélène est renforcé par cette grossesse car on se trouve non plus face à une jeune fille amoureuse, mais une jeune fille amoureuse qui porte l’enfant de Conrad… qui lui ne l’aime pas… Personnage tragique et presque effacé, cette Hélène est particulièrement attachante car toute dévouée à cet homme. Enfin comment ne pas admirer la prestation de Yu Shao. Lui qui a commencé sa formation à Shangaï semble pourtant comme un poisson dans l’eau ici : le timbre léger est superbe, mais surtout c’est le style et la diction qui laisse pantois. Trop souvent ces rôles légers sont chantés légèrement en force avec des moments moins beaux que d’autres. Ici tout est fait avec une finesse admirable et dans un français de la plus belle eau. Le rôle de Bénédict, ami fidèle sacrifié, est très beau dramatiquement bien sûr car il est le contrepoint parfait de Conrad. Lui a trouvé son amour et se satisfait de sa vie. Mais il bénéficie aussi de deux beaux airs et tout particulièrement l’air du deuxième acte accompagné au violon (et où il sera rejoint par Hélène).
Les rôles maléfiques sont toujours fascinants et celui de Spiridion ne rompt pas la tradition. La palette d’expression est parmi les plus larges que l’on puisse imaginer. Depuis le naturel du médecin au premier acte jusqu’au diable incarné au dernier acte expliquant la malédiction du timbre… en passant par la chanson de italienne qui semble d’un autre temps vu son caractère comique mais aussi fort bien fait. Tous ces modes d’expression demandent un grand interprète pour justement les mettre bien en avant. Et c’est le polymorphe Tassis Christoyannis qui endosse les différents habits du diable. Celui qui chante avec un même talent Rameau, Lecoq, Verdi ou Gounod ne peut que triompher et savoir se montrer aussi versatile que le rôle l’exige. Et il faut bien avouer qu’il occupe la scène et la soirée avec un brio incontestable. Que ce soit lors du léger « De Naples à Florence » ou le récit du Timbre, il trouve toujours le ton juste sans forcer le trait. La chanson pourrait vite sombrer dans le mauvais goût mais il sait lui offrir juste ce qu’il faut de dérision pour éviter cela. Et cette présence scénique ! Le chanteur brûle les planches et investi chaque mot avec gourmandise pour en trouver le sens et l’exposer avec le plus de couleurs possible au public. La diction est bien sûr confondante d’aisance… Le baryton grec continue à chaque représentation à impressionner par la beauté du timbre et cette puissance évocatrice qu’il sait lui insuffler avec un style parfait. Un immense artiste !
Enfin le rôle principal de Conrad… rôle au combien difficile et exigeant mais qui étrangement n’a pas vraiment de grand air reconnaissable. Pourtant le temps de chant est très important et sa présence sur scène l’est encore plus. Mais le personnage est à l’image d’un Werther, tout entier tourné vers sa passion qui le dévore ou son mal-être. Demandant une grande puissance à certains moments pour lutter contre l’orchestre déchaîné que lui oppose Saint-Saëns, il doit aussi montrer toute cette peine et cette douleur exprimée à mi-mots au troisième acte, cette résignation. Edgaras Montvidas a déjà abordé ce genre de rôle avec par exemple le Dante de Godard. Il se coule donc avec beaucoup de naturel dans ce rôle complexe. Le timbre assez étrange et peu homogène du ténor fait ici merveille : l’on ne peut imaginer Conrad avec une voix lisse et ronde. Il lui faut la douleur contenue et cette passion dévorante. Edgaras Montvidas tient ainsi la scène durant presque tout l’opéra par sa présence muette ou vocale, d’une grande élégance scénique et d’un très beau style français. Le seul petit reproche que l’on peut lui faire serait de n’avoir par la diction aussi naturelle que ses camarades. Mais devant la difficulté du rôle et l’investissement qu’il y met, on reste muet et l’on apprécie cette grande interprétation pleine de vie.
Malgré quelques éléments de la mise en scène, on assiste lors de cette recréation à un spectacle grandiose. Rejouer une telle partition est une prise de risque tant elle est étrange et fascinante. D’ailleurs on peut noter le départ de spectateurs après l’entracte. Mais c’est justement à porter au crédit de l’Opéra-Comique et la Fondation Bru-Zane. Ce Timbre d’Argent tenait extrêmement à cÅ“ur de Camille Saint-Saëns et c’est lui faire honneur de remettre cet ouvrage sur la scène. Et quels beaux moyens. On espère que ce retour sera suivi d’une publication mais aussi que les autres opéras du compositeur aient la chance d’être de nouveau entendus. Henry VIII, Etienne Marcel, Proserpine, Hélène, les Barbares et maintenant le Timbre d’Argent… il nous reste encore six ouvrages à découvrir et à en juger par la qualité de ceux qui ont été remontés, on peut penser encore à des chefs-d’œuvre !
L’ouvrage sera diffusé le dimanche 2 juillet sur France Musique, et l’Opéra-Comique prévoit une diffusion vidéo en replay dans les semaines qui viennent.
- Paris
- Opéra-Comique
- 17 juin 2017
- Camille Saint-Saëns (1835-1921), Le Timbre d’Argent, Opéra en quatre actes et huit tableaux
- Mise en scène, Guillaume Vincent ; Décors, James Brandily ; Création vidéo, Baptiste Klein ; Costumes, Fanny Brouste ; Lumières, Kelig Le Bars ; Chorégraphie, Herman Diephuis ; Magicien, Benoît Dattez
- Circé/Fiammetta, Raphaëlle Delaunay ; Conrad, Edgaras Montvidas ; Hélène, Hélène Guilmette ; Spiridion, Tassis Christoyannis ; Bénédict, Yu Shao ; Rosa, Jodie Devos ; Patrick, Jean-Yves Ravoux ; Frantz, Matthieu Chapuis
- Accentus
- Les Siècles
- François-Xavier Roth, direction