Ouvrage fascinant, Simon Boccanegra reste un des chef-d’œuvres trop peu montés de Verdi. Bien sûr, la partition est connue grâce entre autre à la mythique production dirigée par Abbado et mise en scène par Strehler qui alignait une distribution grandiose (Cappuccilli, Freni, Ghiaurov…). Mais face à des ouvrages tels que La Traviata ou Il Trovatore, la partition manque de notoriété et est principalement montée pour un grand baryton capable de tenir l’ouvrage. Car c’est peut-être l’un des plus beaux rôles de barytons qu’ait composé Verdi. La complexité psychologique et le charisme qu’il donné au Doge est assez unique dans son Å“uvre. Aussi, quand il a été annoncé que Ludovic Tézier devait chanter le rôle, et de plus accompagné par Sondra Radvanovsky… on espérait une immense soirée. Le résultat fut en effet très bon, mais toujours avec l’ombre de grands interprètes. Car deux prises de rôles en version de concert, cela n’aide pas à créer des personnages totalement convaincants.
Lorsque l’on parle de Boccanegra, bien sûr c’est à Cappuccilli que l’on pense, mais de nos jours deux chanteurs ont aussi durablement marqué le rôle : Placido Domingo dans sa reconversion en baryton mais surtout Dmitri Hvorostovsky qui a créé un personnage d’un impact immense au fil des représentations, comme en témoigne l’enregistrement réalisé chez Delos. La fréquentation du rôle et l’expérience permettent bien sûr de s’immerger dans le rôle, mais il faut aussi à la base un certain charisme pour réussir à donner vie au personnage grandiose. Verdi a réalisé une première version de son opéra en 1857, mais c’est la révision de 1881 qui est toujours présentée de nos jours. Et pour cause ! Avec la participation d’Arrigo Boito, le musicien a totalement rénové et reconstruit sa partition en s’appuyant sur les innovations qui seront portées au plus haut dans ses derniers opéras. Premier essais pour ce duo qui donnera naissance aux deux derniers succès du vieux compositeur, il ont créé un drame d’une belle complexité et à la richesse musicale qui évoque plus Otello que la trilogie populaire. L’idée de présenter ce prologue nocturne qui tranche avec la radieuse apparition d’Amelia, le duo passionné et plein d’amour entre père et fille qui est suivi par la violence du conseil… et puis ces deux actes en intérieur où Boccanegra devient beaucoup plus introspectif… chacune de ces scènes est un grand moment et la tension ne retombe jamais. Évitant la construction à numéro, Verdi a offert de grands ensembles qui donnent une évolution dramatique parfaite et dynamique malgré le peu d’action de l’ouvrage.
Après les grands noms tant en chanteurs qu’en chef, il faut savoir imprimer sa marque ! Difficile de passer après Abbado par exemple qui a montré toute la puissance de cet ouvrage. Et malheureusement Pinchas Steinberg n’arrive pas à la hauteur du maître. Bien sûr, l’italien avait sûrement eu le temps de roder sa direction sur scène avec la superbe mise en scène de Strehler. Mais au final, ce n’est pas le manque de drame qui frappe chez Steinberg, mais le manque d’unité et d’inspiration continue. S’il donne un superbe relief aux passages tendus ou énergiques, il peine parfois à éviter la chute de tension. Bien sûr on voit encore par endroits les coutures de ce Simon repris alors que le style de Verdi avait beaucoup évolué en complexité. Mais un exemple frappant est le prologue qui doit être noir et inquiétant. Rien de tout cela ici : le chef et l’orchestre se montrent lent mais non pas tendu, les attaques manquent de violence et de tranchant. À d’autres moments, la direction semble s’endormir en scandant bien proprement le rythme ternaire d’accompagnement sans chercher à en faire quelque chose. Avouons aussi que l’orchestre en lui-même n’était pas à son meilleur : des accros, des cafouillages et un manque de cohésion chez les cordes font que le rendu sonore n’était pas toujours satisfaisant. Restent des grands moments comme le final ou la scène du conseil. A force d’avoir des modèles dans la tête, on en devient exigeant !
Exigeant, on peut l’être aussi d’un point de vue vocal. Si la distribution est particulièrement luxueuse, il lui manque peut-être un petit quelque chose pour vraiment se hisser sur les plus hautes marches. Pourtant, trouver des interprètes capables d’offrir une grande interprétation de Simon Boccanegra est possible, comme l’a prouvé Constantine Orbelian il y a quelques années. Nous avons ici des grands noms certes, mais pas forcément encore très implantés dans leurs rôles ou alors qui trouveraient un terrain plus fertile ailleurs. Les petits rôles sont très bien distribués avec un André Heyboer parfait dans ce rôle de traître : la voix claque et semble faite pour la noirceur. Le seul petit reproche serait un léger manque de puissance. Mais le portrait est particulièrement saisissant et le public ne s’y trompera pas avec une belle ovation alors que le rôle est très secondaire.
Ramon Vargas faisait presque figure de vétéran dans cette distribution : en effet il chante ce rôle depuis de nombreuses années et cela s’entend. Le ténor n’est pas une bête de scène, mais malgré la version de concert il se donne totalement à son rôle, allant puiser dans des ressources d’aigus insoupçonnées en fin de deuxième acte. Son air était particulièrement impressionnant d’engagement, et ce malgré une puissance légèrement en défaut. Serait-il légèrement malade pour ce concert ? Car à l’automne il se faisait entendre dans la vaste salle de Bastille alors qu’il semble ici à la peine pour remplir le Théâtre des Champs Elysées. Étrange. Mais au final peu importe la grandeur de la voix tant la ligne, les nuances et la beauté du chant sont là . Remplaçant Andrea Mastroli sur deux des trois dates de concert, Vitalij Kowaljow est l’archétype de la basse russe : sonore avec un grave noir, il lui manque un peu d’humanité blessée pour vraiment marquer le rôle magnifique de Fiesco. Le chant et assez parfait sans que jamais il ne trouve la basse en manque de ressource de puissance, mais ce prologue encore et toujours n’a pas la tristesse qu’on peut attendre de même que les éclats manquent justement d’éclat. Le chanteur est impliqué, aucun doute, mais ce répertoire est-il celui qui lui convient le mieux ? On l’attendrait plus dans un répertoire germanique ou slave bien sûr, campant des personnages plus raides. Car Fiesco est un noble, mais un noble qui sait fondre devant sa fille adoptive ou au final. Ici il n’y a bien que dans le troisième acte que la carapace semble se fendiller pour donner des émotions.
La grande star de la soirée était bien sûr celle que toutes les scènes s’arrachent depuis quelques années : Sondra Radvanovsky ! Après ses triomphes dans les trois reines de Donizetti, après toutes ses interprétations remarquées d’Aida ou Norma… la voici qui nous offre une Amelia. Verdi est loin d’être un inconnu pour cette chanteuse et elle a eu d’immenses succès dans Il Trovatore, Don Carlo ou encore Les Vêpres Siciliennes. Alors pourquoi ce petit malaise durant les premiers moments de son chant ? Peut-être tout simplement car si la chanteuse est suprême de nuances, de colorations et de technique… elle est légèrement sur-dimensionnée pour la douce et tendre Amelia. Là où l’on attends une voix pure et lyrique, la chanteuse offre son timbre un peu raide qui donne un portrait légèrement trop mûr à la jeune fille. Son air d’entrée est particulièrement marqué par ce décalage. Cela dit, on ne peut au final que saluer une prestation très convaincante mais qui ne se hisse pas au niveau de ses précédents triomphes. Car tout au long de l’ouvrage elle offre une composition musicale et théâtrale sidérante de vie : le chant est nuancé d’un bout à l’autre sans jamais qu’elle n’oublie son rôle. La douceur est suggérée de superbe manière alors que le personnage vit sur scène. L’opéra avançant, on finit par oublier le timbre pour admirer l’intelligence de la chanteuse qui sait comment créer son personnage pour cette prise de rôle réussie, mais qui ne lui donne pas vraiment toute la possibilité de se dévoiler.
Enfin une autre prise de rôle attirait les curieux : Ludovic Tézier se frottait au rôle peut-être le plus complexe que Verdi ait composé pour un baryton. Il y a quelques années le français chantait principalement Posa (Don Carlo) ou Germont Père (La Traviata) mais depuis quelques temps il a fait des prises de rôles assez réussies dans ce répertoire avec Rigoletto, La Forza del Destino ou plus récemment Macbeth. Aborder Simon Boccanegra était donc assez logique. Le soucis est que cet opéra est souvent porté par un baryton charismatique et on ne peut nier que Tézier manque un peu de tension dans son chant et son attitude pour fasciner par ses compositions. La beauté de la voix bien sûr est toujours là , mais surtout en version de concert, difficile pour lui de vraiment camper le personnage si complexe qui lui est offert. Le prologue le trouve assez absent niveau interprétation avec un aigu où s’entend un léger graillon faisant redouter la suite. Fort heureusement l’aigu retrouvera son aisance par la suite, et le souffle reste souverain. Mais l’interprétation sera en dents de scie… en dehors de la scène du conseil et du dernier acte, le chanteur n’arrive pas à rendre les émotions et la stature du doge. La scène de la reconnaissance entre Boccanegra et sa fille par exemple est symptomatique. Alors que Radvanovsky se consume et cherche le regard de son père à ses côtés, le baryton reste fixé sur sa partition sans jamais lever les yeux. Comment dans ce cas là vraiment donner de la vie au chant superbe qu’il déploie ? Le conseil qui suit le pousse peut-être plus loin dans ses retranchements car on y voit les seuls moments de jeu du baryton lors des grands moments d’autorité qu’il aborde avec une grande justesse et un impact certain. Il a tout pour faire un grand Simon… ne lui manque que l’expérience surtout scénique pour trouver les clés du personnages et surtout nous les faire ressentir !
Alors cette soirée ? De belles promesses pour Ludovic Tézier, le plaisir d’entendre Sondra Radvanovsky et de retrouver Ramon Vargas… mais une soirée légèrement bancale finalement par un déséquilibre d’engagement qui empêche de totalement entrer dans le drame qui se passe devant nous.
- Paris
- Théâtre des Champs-Élysées
- 12 mars 2017
- Giuseppe Verdi (1835-1901), Simon Boccanegra, Opéra en un prologue et trois actes
- Version de concert
- Simon Boccanegra, Ludovic Tézier ; Amelia, Sondra Radvanovsky ; Jacopo Fiesco, Vitalij Kowaljow ; Gabriele Adorno, Ramon Vargas ; Paolo Albiani, André Heyboer ; Pietro, Fabio Bonavita ; un Capitaine, Vincenzo De Nocera ; une Servante, Paola Scaltriti
- ChÅ“ur de l’Opéra de Monte-Carlo
- Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo
- Pinchas Steinberg, direction
Regrets malgré tout de ne pas avoir été dans la salle