Il y a dix ans maintenant, Désirée Rancatore avait la chance d’enregistrer en direct une superbe version de Lucia di Lammermoor dans un premier temps en DVD chez Dynamic, puis quelques années après en CD chez Naxos. On entendait ainsi non seulement la partition complète ou presque, mais aussi une soprano italienne certes légères pour les canons belcantistes mais d’une intensité dramatique et théâtrale sidérante. Car cette partition est bien sûr un superbe moment de chant et de musique… mais on atteint un niveau tout autre quand les chanteurs savent transcender cette technique nécessaire pour apporter un sens à toutes les décorations et les exploits vocaux. Mais la grande question était de savoir comment elle négocierait les difficultés techniques de la partition, comment le personnage a-t-il évolué avec ces dix ans de maturité pour la chanteuse ?
Lorsque l’on parle de Lucia di Lammermoor, ce sont souvent les grandes anciennes qui sont mises en avant : Callas, Sutherland… et viennent ensuite quelques noms récents mais souvent un peu chahutées comme Dessay, Ciofi ou Netrebko… Chacune de ces chanteuses auront proposé un personnage différent, une prestation vocale particulière. Car avec toutes ces personnallités vocales si différente, le personnage change totalement. Une voix plus ou moins légère, un accent mis principalement sur la technique ou sur le drame, des variations plus ou moins extraverties, des timbres clairs ou sombres… tout cela offre des Lucia souvent inédites et passionnantes.
Même si la partition est de plus en plus souvent présentée dans son intégralité, il n’était pas certain d’entendre la scène de Wolf’s Crag par exemple… mais l’Opéra de Tours semble avoir fait les choses en grand car nous avons eu droit la partition intégrale dans une mise en scène qui avait déjà été proposée il y a quelques années à Avignon avec la même Rancatore et le jeune et prometteur Grigolo devenu star depuis. Il faut avouer que reprendre cette mise en scène est une assez bonne idée car elle est plutôt sobre et classique, sans pour autant devenir transparente. On notera déjà un beau travail d’acteurs chez la majorité des chanteurs, mais aussi une fluidité très bien gérée tout au long du spectacle, évitant les pauses trop longues entre les scènes et réussissant même à rendre continu le deuxième acte. Mais c’est la scène de la folie qui semble plus intense dramatiquement et théâtralement. Est-ce l’implication de Rancatore ou sa longue fréquentation du rôle, mais toujours est-il que tout l’espace est occupé de façon sidérante.
Les forces de l’Opéra de Tours étaient bien sûr mise à contribution et le résultat est assez bon même si on pouvait espérer un peu plus de tenue du côté de l’orchestre comme du chÅ“ur. En effet on ne note pas de gros soucis d’ensemble ou de technique, mais l’ensemble des prestations manque un peu de brillant et de finesse par moments. Si les choristes sont peu nombreux, ils n’en créent pas pour autant un chÅ“ur d’une parfaite homogénéité et le rendu manque un peu de rondeur. L’orchestre dirigé par Benjamin Pionnier (qui prend les rennes officiellement de l’Opéra de Tours!) sonne bien mais se réfugie trop dans le clinquant un peu lourd là où on pouvait attendre une direction plus ciselée.
La distribution proposait de jeunes chanteurs dans les petits rôles. Ainsi Mark van Arsdale, Valentine Lemercier et Enguerrand de Hys campent de belle manière les rôles respectifs d’Atruro, Alisa et Normanno. Le mari rapidement assassiné dispose avec Mark van Arsdale d’une voix assez nasale et haut perchée, ce à quoi se rajoute une attitude scénique toute en droiture de dandy. Valentine Lemercier quant à elle sait tirer son épingle du jeu lors des ensembles avec un aigu percutant. Enfin Enguerrand de Hys manque un peu de puissance et de noirceur pour le rôle de Normanno, mais nous évite les voix souvent ingrates distribuées dans ce rôle.
Du côté des clés de fa, on saluera la belle prestation de Wojtek Smilek. La basse semble être un habitué des rôles importants en province… mais il reste toujours cantonné aux rôles secondaires voir tertiaires à Paris. Et pourtant la voix est belle, la technique solide et soignée… Et il possède une belle prestance vocale avec un grave sonore et un timbre sonore au beau grain sombre. Son Raimondo s’impose donc par son autorité et sa noblesse, mais aussi son charisme. Évitant le bon religieux paternel, il sait composer un rôle plus nuancé où perce bien sûr cette bonté, mais aussi sa fierté et une certaine violence. Face à lui, Enrico est chanté par le baryton français Jean-Luc Ballestra. Aux premières notes, on est saisi par la noirceur du timbre, la puissance de la voix et les accents incisifs. Par contre il y a une soucis dès que la tessiture s’élève : la voix s’étrangle et on a frôlé plus d’une fois l’incident. Certains bruits indiquent que le chanteur était indisposé… si tel est le cas il ne faut pas prendre en compte ces soucis d’aigus. Sinon peut-être vaudrait-il mieux éviter ces rôles aigus et tendus du belcanto. Pourtant le personnage est bien là et en dehors du haut de la tessiture le rôle est très bien chanté.
Propulsé nouvelle révélation du chant français il y a quelques années suite au remplacement de dernière minute de Kaufmann à New-York dans Werther, Jean-François Borras mène une carrière tout de même bien discrète en dehors de quelques coups d’éclats. Et son arrivée n’est pas pour faire mentir cette discrétion : la voix manque d’impact et le chanteur semble chercher son type d’émission, alternant voix-mixte et pleine voix sans que le chant ne trouve une stabilité. Les aigus aussi son peu assurés (en dehors d’un sur-aigu à l’unisson avec sa Lucia) et courts. Mais une fois ce premier acte passé, le ténor se libère et propose un chant de plus en plus assuré, avec une aisance dans l’aigu impressionnante et de belles nuances. Point culminant de sa prestation, la dernière scène est parfaitement chantée sans aucune tension dans la voix et aucune faute de goût. La projection est confortable et l’aigu superbe. Seul petite déception par contre sur la caractérisation du personnage qui garde une certaine réserve et un petit manque de naturel.
Mais il faut bien avouer que la principale raison de ce spectacle restait la présence de Désirée Rancatore. Comment la chanteuse allait-elle affronter cette partition alors que la voix s’est élargie? En effet, il y a dix ans elle nous enchaînait les aigus les plus hauts sans aucun soucis, alternant Lucia, Lakmé, Olympia, la Reine de la Nuit… et ayant même affronté Diana Damrau lors d’un concours de contre fa et contre sol dans Europa Riconosciuta dirigé par Muti à la Scala de Milan. Mais depuis quelques années, La Traviata est arrivée, Musetta aussi… et quelques airs plus dramatiques dans les récitals. Pourra-t-elle encore assumer techniquement le rôle et nous impressionner par ses variations ? Comme pour Borras, le premier acte laisse froid… la voix est bien présente dans l’air de la fontaine, mais il est chanté avec beaucoup de prudence, quelques cadences sembles être écourtées et donc ne pas monter aussi haut que prévu… et les quelques aigus interpolés sont entachés d’un vibrato assez désagréable. Mais assez rapidement durant le duo avec Edgardo, la voix commence à gagner en stabilité et en rondeur, l’aigu restant toujours un peu difficile mais déjà plus net. A partir du deuxième acte, le drame arrivant la chanteuse retrouve tous ses moyens et nous prouve que malgré le changement de répertoire qui s’opère doucement, la voix est toujours aussi impressionnante d’extension et la chanteuse intelligente pour intégrer ses variations dans le drame. En ce sens, bien sûr c’est la scène de la folie qui est la plus saisissante : totalement hantée par son personnage, alternant violence et prostration, aigus cristallins et aigus pleins de tension… Désirée Rancatore fait un travail d’intégration dramatique du chant qui laisse pantois. Rien n’est gratuit dans son chant mais d’un autre côté rien ne semble non plus prémédité. Les variations sont assez habituelles (et finalement très proches de celles qu’elle donnait il y a maintenant dix ans) mais fort bien exécutées. Elle recevra bien sûr une ovation à la fin de cette grande scène, ovation totalement méritée vu le travail réalisé et la prestation magnifique de la soprano italienne.
Après avoir découvert Désirée Rancatore à l’Opéra Bastille dans l’Elisir d’Amore en 2007, c’est avec un grand plaisir qu’on retrouve ainsi une grande soprano toujours aussi à sa place dans le grand rôle de Lucia. Sa prestation manque peut-être un peu d’assurance dans ses premiers moments, mais elle se rattrape rapidement. Face à elle, Jean-François Borras sait se montrer sous son meilleur jour dans le rôle d’Egardo et le duo méritait bien le déplacement à Tours !