Charles Lecocq n’est pas un inconnu des mélomanes et parmi ses ouvrages, bien sûr la plus connue reste cette Fille de Madame Angot. Enregistré avec Mady Mesplé dans le rôle titre, régulièrement repris au vingtième siècle, l’œuvre reste connue au moins de nom sinon musicalement. Car j’avoue humblement qu’à l’origine cet ouvrage ne me disait trop rien, ne m’attirait pas forcément malgré la distribution étincelante. Et puis le même jour, l’orchestre du Metropolitan Opera de New-York devait venir à la Philharmonie pour un programme Wagner. Annulation aidant, voilà que je finis par prendre une place. Après tout, ça ne peut pas être une mauvaise soirée. Et quelle surprise! Non pas une bonne soirée, mais une soirée magnifique. La partition, l’orchestre et les solistes, tout cela réuni pour un opéra-comique léger, plein de verve et de rebondissement. Depuis quelques temps le Palazzetto Bru Zane nous fait découvrir ces partitions un petit peu à la marge, parfois opérettes ou comédies musicales du début du vingtième. Mais ici nous avons un véritable opéra-comique qui charme et enchante l’oreille.
Charles Lecocq vient d’un milieu populaire et n’a pas eu la jeunesse bourgeoise de certains de ses contemporains. Mais cela ne l’empêcha pas d’avoir les plus grands maîtres : Joseph Crèvecoeur tout d’abord qui formera aussi par la suite Edouard Lalo. Puis ensuite au Conservatoire ce sera Benoist, Bazin ou encore Halévy à partir de 1849. Malheureusement, la réalité du quotidien le rattrape et il doit donner des cours de piano pour gagner sa vie, ou encore accompagner des bals. En 1856, il participe pourtant au concours d’opérette lancé par Offenbach. Bien lui en a pris puisqu’il le remporte ex aequo avec Georges Bizet. Sa carrière est alors lancée. En 1872, après la défaite de 70 puis la Commune, Paris n’est pas forcément prêt à retrouver la folie de certains opérettes ou d’opéra-bouffes tels que ceux d’Offenbach. Aussi Eugène Humbert, qui commande La Fille de Madame Angot pour son théâtre des Fantaisies-Parisiennes de Bruxelles, choisit-il un sujet qui certes prête à rire, mais surtout qui va charmer le public, le faire sourire et chanter. Et comme à cette époque les pièces se déroulant sous le directoire ont du succès, voici que le cadre est fixé. Les librettistes vont alors s’inspirer de la fameuse Madame Angot pour lui inventer une fille. Madame Angot représente les femmes d’origine modeste qui même après avoir fait fortune conservent leur gouaille et les manières de leurs origines sans aucune honte ni volonté de se couler dans le moule de la haute société. De nombreuses pièces existent déjà sur ce personnage inventé et voici donc que cette fois, sa fille sera l’héroïne!
Clairette Angot est élevée par les marchands des Halles à Paris et ils lui ont choisi un mari : Pomponnet le perruquier. Mais la jeune fille est amoureuse du chansonnier rebelle Ange Pitou. Pour éviter de se marier, elle décide donc de chanter la dernière bravade de son amant et ainsi se faire emprisonner : on ne peut pas accuser Mademoiselle Lange, Barras et Larivaudière impunément. Car ce sont trois grands personnages de l’État : Mademoiselle Lange est actrice et la favorite de Barras (directeur du directoire!) mais aussi l’amante du riche Larivaudère qui finance justement Barras!. Mais ce qu’elle ne sait pas, c’est qu’Ange Pitou (son chansonnier) a attiré les regards de Mademoiselle Lange. Au deuxième acte justement, cette dernière décide de savoir qui est la jeune femme qui ose médire sur elle. En se rencontrant, les deux femmes se reconnaissent comme anciennes amies de pension. Mais l’actrice n’a pas que ça à faire : elle doit aussi recevoir son nouvel amant (Ange Pitou), éloigner son amant actuel (Larivaudière) et participer à une conspiration contre le directoire. Bien sûr tout s’emmêle et alors que les soldats entourent sa maison, l’idée lui vient d’expliquer la présence de tous les conjurés par les noces de Clairette et Ange. Mais durant la fête improvisée, elle découvre que Clairette aime Ange et serait donc sa rivale. Au troisième acte, on découvre tout le caractère de Clairette. Fine mouche, elle a compris qu’il se passait quelque chose entre Ange et Mademoiselle Lange. Elle les attire donc dans un piège avec tous les acteurs de la pièce pour les confondre. Se révélant aussi rusée que sa mère, elle finit par repousser Ange Pitou, se réconcilie avec Mademoiselle Lange et décide d’épouser Pomponnet.
Musicalement, on pourrait craindre une partition trop facile à base de refrains entêtants mais simplistes. Alors bien sûr les refrains il y en a et aucun spectateur n’a pu sortir de la salle sans avoir quelques phrases musicales qui tournent en tête. Mais en plus de cela, il y a un vrai travail chez Lecocq. Souvent comparé avec Offenbach, il n’est pas ridicule loin de là . Inventive et variée, la partition nous plonge dans la légèreté mais pas forcément la simplicité avec des moments d’introspection superbes et par exemple une ouverture d’une finesse de touche séduisante. Bien sûr, il ne faut pas attendre ici une œuvre avec des grandes innovations, mais l’orchestre propose de belles mélodies, accompagne les chanteurs avec un vrai rôle pour le cadre. La valse du deuxième acte par exemple est un parfait exemple. Elle débute sur un rythme simple mais se développe, se complexifie au fur à mesure où les relations entre les personnages se tendent. Et vocalement, il a su proposer des caractères bien différenciés, sachant adapter la ligne aux situations. Ainsi Clairette notamment à une belle évolution dans son profil, avec des mélodies plutôt naïves et simples au début, peu d’extériorisation en dehors de la chanson qui lui vaudra la prison. Mais dans le dernier acte on découvre un caractère beaucoup plus trempé, un chant plus expansif!
Il semble qu’il existe plusieurs versions de la partition et au moins des différences entre la version de la création à Bruxelles et celle de la reprise à Paris. Sébastien Rouland a eu la bonne idée de nous proposer par deux fois au cours de la soirée les deux versions l’une après l’autre, intelligemment intégrées par un petit jeu de dialogue. Ainsi, on peut comparer et voir que le traitement est assez différent. Le duo entre Ange Pitou et Pomponnet voit ainsi une grande différence dans la rapidité avec laquelle le poète accepte l’argent pour renoncer à chanter! Mais cette idée est assez représentative de la direction du chef qui est ici pour mettre en valeur la partition, pour la respecter pour ce qu’elle est, sans la pousser vers l’opérette ou au contraire l’opéra trop sérieux. Cette Fille de Madame Angot est d’une grande évidence, portée par le magnifique Orchestre de Chambre de Paris. La beauté des timbres, l’engagement, la réactivité aux différentes indications du chef. Tout ceci nous donne une vision vraiment très positive de la partition, montrant tout le travail du compositeur pour offrir une partition plutôt simple mais non pas simpliste! On notera aussi la belle prestation d’un Chœur du Concert Spirituel assez réduit dans sa formation. Malgré un début assez flottant, il reprend assez rapidement ses marques pour sonner net et plutôt intelligible.
Comme toujours dans les productions Bru Zane, la distribution des petits rôles est assez luxueuse et portée par des habitués de ce répertoire. Ainsi, on retrouve par exemple Flannan Obé qui est de presque toutes les re-créations d’opérette depuis quelques années. Mais aussi Ingrid Perruche. La soprano qui était plus habituée il y a encore dix ans à chanter Lully semble trouver comme une reconversion dans ce répertoire où elle se montre extrêmement à l’aise (comme l’avait prouvé sa participation au gala pour les dix ans du Palazzetto Bru Zane). Elle campe ici trois rôles : deux marchandes des Halles et une servante. Elle trouve dans les deux cas le ton juste et réussit à donner trois personnages bien distincts malgré la brièveté des rôles. On retiendra notamment son récit de la vie de Madame Angot. Et il faut noter que dialogues parlés où texte sont parfaitement compréhensible et vécus (comme l’ensemble de la distribution d’ailleurs). Et puis difficile de passer sans Matthieu Lécroart en Larivaudière parfait, au chant sinueux et ridicule, parfaitement à l’aise dans le rôle de l’amant trompé.
Chez les hommes, les deux amoureux sont chantés par deux ténors : d’un côté le naïf Pomponnet et de l’autre le bouillant Ange Pitou. Pour ce dernier, la bonne idée a été de le proposer à Mathias Vidal. Le chanteur sait parfaitement composer les personnages un peu veules mais au final attachants. Ainsi son poète se montre amoureux, mais aussi un peu volage avec de superbes nuances et colorations, le tout appuyé par un texte parfaitement rendu et dit. Le ténor peut se montrer élégiaque, intéressé, amoureux… toutes les émotions passent par sa voix dans l’ouvrage. Face à lui, Pomponnet est chanté par Artavazd Sargsyan. Habitué des petits rôles pour Bru Zane, le voici dans un personnage d’envergure et il peut ici montrer toute la douceur de sa voix. Face à celle plus rêche de Vidal, il est léger, presque niais par certains côtés. Mais cela convient parfaitement au personnage dépassé par les évènements mais au final au cœur tendre. Il nous ravit par ses airs souples et aériens et un timbre légèrement sombre qui contraste encore une fois avec Ange Pitou.
Le personnage de Mademoiselle Lange semble être taillé sur mesure pour la personnalité de Véronique Gens! Si vocalement elle semble un peu gênée au tout début de sa partie, elle retrouve par la suite plus d’aplomb vocal pour camper cette comédienne sortie des Halles. La noblesse de ton peut fasciner, mais tout comme le retour aux origines dans certains dialogues argotiques avec Clairette! La chanteuse semble s’amuser d’un bout à l’autre de ce rôle finalement très secondaire mais qui lui permet de jouer la comédie comme elle semble de plus en plus apprécier à le faire.
Mais la grande triomphatrice de la soirée, malgré le très haut niveau global, reste Anne-Catherine Gillet! Tout au long de la soirée, elle s’impose avec un naturel désarmant en Clairette. La simplicité du chant, la jeunesse du timbre, l’aisance théâtrale… tout ceci donne un portrait parfait de la jeune fille et même sans mise en scène on ne peut que croire à ce personnage. La fausse naïveté du début est parfaitement rendue avec comme une retenue par moment sur le chant, singeant une timidité. Mais quand il le faut, elle sait prendre ses marques entre autres lors de la chanson politique qui termine le premier acte où elle trouve des accents populaires et emporte tout le monde par son aplomb. Et dans le troisième acte, voici que Clairette se dévoile totalement, permettant à Anne-Catherine Gillet de se libérer encore plus, proposant alors beaucoup plus de hardiesse dans le chant, lançant son récit des amours de Mademoiselle Lange avec assurance et de beaux aigus fiers. La voici enfin elle-même cette Clairette Angot et on a une chanteuse totalement heureuse. Mady Mesplé a enregistré le rôle… et malgré tout l’amour que je porte pour cette grande chanteuse récemment disparue, elle n’a pas le naturel qui peut donner Anne-Catherine Gillet. Les deux chanteuses partagent un petit grelot magnifique, mais la voix sonne beaucoup plus jeune chez notre Clairette. Une composition magnifique!
Voilà une soirée qui permet de découvrir une œuvre foisonnante, légère mais sans être simpliste. La distribution réunie ici est assez parfaite et montre combien avec des chanteurs idoines, on peut faire totalement décoller une version de concert d’un opéra-comique, surtout si comme ce soir là , chacun est totalement investi scéniquement. Nous aurons ainsi même vu Anne-Catherine Gillet et Véronique Gens en venir aux mains! Pour la comédie bien sûr. Un disque a été enregistré auparavant et devrait sortir dans la collection Opéra Français de Bru Zane. On ne peut que l’attendre avec impatience!
- Paris
- Théâtre des Champs-Elysées
- 30 juin 2021
- Charles Lecocq (1832-1918) : La Fille de Madame Angot, opéra-comique en trois actes.
- Version de concert
- Clairette Angot, Anne-Catherine Gillet ; Mademoiselle Lange, Véronique Gens ; Pomponnet, Artavazd Sargsyan ; Ange Pitou, Mathias Vidal ; Larivaudière, Matthieu Lécroart ; Amarante / Babette / Javotte, Ingrid Perruche ; Louchard, Antoine Philippot ; Trenitz, Flannan Obé ; Cadet / Un Incroyable / Un Officier, David Witczak
- Chœur du Concert Spirituel
- Orchestre de chambre de Paris
- Sébastien Rouland, direction