Mady Mesplé, une Lakmé éternelle qui ne doit pas cacher d’autres immenses talents

En cette fin de confinement, Mady Mesplé nous quittait à 89 ans. Quelques semaines avant c’était Gabriel Bacquier, quelques jours après ce sera Janine Reiss. C’est une partie du chant français qui s’en va avec deux grands interprètes et une cheffe de chant des plus réputée. Mais personnellement, c’est surtout le départ de la soprano qui me touche le plus. Elle qui fut l’étoile du chant français durant de si nombreuses années, elle qui se frotta à tant de répertoires différents, depuis la musique baroque de Vivaldi jusqu’aux créations contemporaines et passant bien sûr par le bel-canto, l’opéra français, l’opérette… et la mélodie. Grande artiste, elle apportait à tout ce qu’elle chantait une sensibilité magnifique et un brillant que certains lui reprocheront. La maladie de Parkinson l’obligera à se retirer des scènes mais ne l’empêchera pas de former de nombreux grands chanteurs comme Catherine Hunold, Jean-Sébastien Bou ou encore Elisabeth Vidal qui aura été elle aussi une grande Lakmé.

Il semble que la France donne naissance régulièrement à de grands sopranos légers : Mado Robin, Mady Mesplé, Natalie Dessay, Elisabeth Vidal ou encore plus près de nous Sabine Devieilhe. Pour toutes un rôle en commun bien sûr : Lakmé de Léo Delibes. Son air des clochettes leur aura permis de montrer leurs incroyables contre-notes mais aussi une grande sensibilité dans un dernier acte poignant. Mais souvent on retient avant tout l’exploit et on oublie vite l’expressivité. Ainsi, Mady Mesplé est certes parfaite dans les acrobaties vocales avec un aigu brillant et d’une facilité déconcertante. Et puis il y a une technique imparable qui lui permet d’assurer un trille parfait, de se frotter à des pièces d’une grand complexité rythmique comme dans le contemporain… Elle peut nous offrir une démonstration de ses capacités vocales, solfégiques et techniques. Mais à côté de cela, comment résister aux adieux de Lakmé dans le « Tu m’as donné le plus beau rêve » ? Pas de grandes envolées, pas de feu d’artifice ici… juste une expressivité juste, douce et captivante. Malheureusement, il n’y a pas ou peu de captations vidéo de ses prestations scéniques. Mais tous les hommages qui pleuvent depuis sa mort saluent cet investissement vocal mais aussi scénique qui lui faisait donner vie à des personnages fragiles mais sublimes.


Delibes, Lakmé, Air de clochettes (1966)

Née en 1931 à Toulouse, elle entre à sept ans et demi au conservatoire de Toulouse mais dans la classe de piano. Ses parents s’étant rencontrés dans une chorale, elle est baignée dès toute petite dans la musique et s’oriente donc vers une carrière de concertiste. Elle obtient un premier prix de piano et commence à accompagner des artistes de variété pour gagner sa vie. Mais à 18 ans, elle revient au conservatoire de Toulouse cette fois pour prendre des cours de chants. Elle y suivra un parcours complet et prendra aussi des cours avec Janine Micheau (autre grande soprano mais moins reconnue justement car elle était moins prodigue en suraigus !). Elle reçoit une nouvelle fois un premier prix pour le chant et fait ses débuts en 1953 à Liège dans ce qui deviendra son rôle signature : Lakmé. A partir de 1956 elle chante à l’Opéra de Paris et en particulier elle interprète Sœur Constance dans le Dialogues des Carmélites en 1958. La carrière internationale s’amorce en 1962 alors qu’elle remplace au pied levé Joan Sutherland dans Lucia di Lammermoor au Festival International d’Édimbourg. Carrière mondiale et embrassant les répertoires les variés, créant de nombreuses partitions et collaborant avec Boulez par exemple pour Die Jacobsleiter de Schönberg. En 1975, soit vingt-deux ans après ses débuts, elle participe à la mythique production des Contes d’Hoffmann mise en scène par Patrice Chéreau. Bien sûr nous avons ici une Olympia de rêve ! Cette même année 1975, elle doit annuler Roméo et Juliette de Gounod à Miami avec Franco Corelli suite à une grosse fatigue. Elle s’arrêter pendant plusieurs mois de chanter, et son retour la verra métamorphosée. Alors âgée de quarante-quatre ans, elle ne se sent plus à même de chanter les jeunes filles en fleurs et retravaille afin de gagner dans le médium ce qu’elle a perdu en facilité dans l’aigu. Ainsi ce Popolo di Tessaglia de Mozart en direct : quelle maîtrise en dehors de la montée vers les contre-sols !!


Mozart, « Popolo di Tessaglia » (1976)

C’est dans les années quatre-vingt qu’elle commence à donner des cours et qu’elle abandonne les planches de l’opéra pour se consacrer aux concerts et aux récitals. Ses apparitions à la télévision sont régulières alors et elle continue à chanter dans le monde entier mais un répertoire différent. Elle arrête de se produire totalement en 2001, alors que les signes de la maladie de Parkinson se font trop forts. Elle a peur alors que son corps ne puisse tenir durant un concert. Elle continuera à former une nouvelle génération de chanteurs bien sûr, et à nous éblouir par ses enregistrements !

Nous avons une grande chance car Mady Mesplé a enregistré de nombreux disques dans des répertoires variés. On peut ainsi écouter son timbre si limpide, cette attention aux mots magnifique, ces aigus comme du cristal et ce chant plein de nuances et de sentiments. Le petit grelot perpétuel peut sembler vieillot pour certains, mais toujours parfaitement maîtrisé et musical, il est au contraire l’un de charme de cette voix pour de nombreuses personnes. Il semble qu’à l’époque, on pensait plus à lui faire enregistrer du répertoire léger que son vrai répertoire. Les bandes radio ou pirate nous conserve des perles on pourrait croire dans sa discographie officielle qu’elle chantait plus d’Offenbach ou de Strauss (Johann !) que de Thomas, Auber, Rossini, Verdi ou Donizetti ! Et même dans le répertoire de la mélodie, on conserve trop peu de ses merveilleuses interprétations.

En 2011 à l’occasion de ses 80 ans, EMI sortait un coffret de quatre disques qui donnait une vision assez fiable de son parcours et de sa carrière : tout d’abord un disque consacré à l’opéra, puis un autre où on l’entend dans l’opérette, ensuite vient la mélodie et enfin les œuvres du XXè siècle et le baroque pour le dernier disque. Ce ne sont que des extraits bien sûr, mais ils nous offrent une chanteuse dans toute sa complexité, aussi heureuse de chanter du Victor Massé que Betsy Jolas. C’est à travers ce coffret que l’on pourra explorer la discographie de Mady Mesplé, mais il y aura aussi bien sûr quelques sorties pour aller voir les autres disques. Mais nous aurons au moins les quatre parties : opéra, opérette, mélodie et toutes les choses originales qu’elle a pu chanter.

L’opéra commence bien sûr par Lakmé, qui est peut-être son plus grand rôle et qu’elle a gravé en intégrale alors qu’elle le chantait depuis dix-sept ans ! Il y a eu d’autres enregistrements depuis, mais ce qu’elle a proposé dans ici est admirable par la limpidité du chant, par la précision du style et la beauté des nuances. Elle se sort avec brio bien sûr de l’air des clochettes, mais elle est aussi remarquable dans la délicatesse des nuances. Son final est un moment de magie tant elle y est fragile et sensible. La mélodie se déploie avec un légato splendide, les mots prennent tout leur sens et l’on entend cette femme-enfant qui se sait condamnée, mais qui de sa grande âme pardonne, aime toujours et meurt heureuse. On ne peut trouver plus délicate et touchante interprétation.


Delibes, Lakmé, « Tu m’as donné le plus doux rêve » (1968)

D’autres rôles français bien sûr avec un récital entre autre où l’on entends des airs qu’elle gravera ou non dans des intégrales comme Werther où sa Sophie rayonne de son aigu cristallin, ou Mignon avec le grand air de Philine. Dans le même répertoire il y a le splendide récital de duo avec Nicolai Gedda où l’on peut entendre entre autre Roméo et Juliette, Mireille, Les Pêcheurs de Perles… et Les Huguenots. Ce dernier duo entre la Reine Marguerite et Raoul de Nangis montre Mady Mesplé piquante et royale, jouant de son charme… ce qui change des rôles de jeunes filles. Et puis à la limite entre l’opéra français et l’opéra italien se trouvent Lucie de Lammermoor qu’elle grave en extrait aux côtés d’Alain Vanzo et Robert Massard. On y entend l’air en français dans sa tonalité originale (un ton plus haut que la version italienne donc!), avec une technique magnifique et une folie qui se trouve beaucoup mieux mise en valeur que dans la version italienne qu’elle enregistra aussi. On peut aussi entendre tout un panel d’airs italiens où elle fait briller sa voix sans que l’on retrouve toutefois cette proximité au texte de son répertoire français. Son air final de La Somnambula la montre d’une virtuosité assez bluffante.


Donizetti, Lucie de Lammermoor, scène et air de la folie (1960)

Et puis toujours dans l’opéra français, il y a toute une gamme d’opéras-comiques qui n’étaient pas enregistrés et qui ont trouvé dans la voix et le style de Mady Mesplé un organe à même de donner vie à des personnages souvent complexes. La légèreté, l’aisance dans le texte, la vivacité… on retrouve toutes ces qualités dans ses disques parfois difficilement trouvables maintenant. Si pour Auber il est simple d’écouter Fra Diavolo, sa Manon est elle plus rare alors qu’elle montre toute l’étendue du talent de la chanteuse, depuis la mutine et frivole jeune fille jusqu’à cette femme qui meurt en plein désert. Suivant l’évolution de la musique magnifiquement travaillée d’Auber, Mady Mesplé semble se fondre dans ce personnage. Elle enregistra aussi des œuvres de Grétry… mais aussi de nombreux Offenbach rares en un acte. Tous ces enregistrements sont un véritable trésor car ils montrent combien plus qu’une simple machine à note, elle avait l’esprit pour ces pièces spirituelles.


Offenbach, La Vie parisienne, « Je suis veuve d’un colonel » (1976)

C’est bien sûr dans tout ce répertoire lyrique qu’elle est le plus documentée et qu’elle montre tout son talent et toutes les possibilités de sa voix… mais elle explorera bien d’autres répertoire… comme l’opérette. Mais avant d’y passer, il faut rester un peu dans l’opéra et aller voir du côté germanique du répertoire. Elle n’a pas chanté beaucoup en allemand, mais elle aurait rêvé de chanter Wagner si elle avait eu la voix pour et rêvait aussi de Lulu de Berg qu’elle aurait pour le coup pu chanter ! Mais en 1966, elle se frottait à Richard Strauss et plus particulièrement Ariadne auf Naxos lors du Festival d’Aix-en-Provence, aux côté de Régine Crespin. Elle chantait bien sûr le rôle de Zerbinette avec une aisance là aussi toute confondante malgré un grand air qui est semé embûches ! Et une vidéo existe… une des rares vidéos en plus où l’on peut voir Mady Mesplé jouer et chanter. Et l’on comprend que plus qu’une voix, c’était aussi une actrice, qui virevolte avec aisance sur la scène.


Strauss, Ariadne auf Naxos, « Großmächtige Prinzessin » (1966)

Elle grava exclusivement pour la maison de disque EMI, ou La Voix de son Maître auparavant. Et il semble que les responsables de cette institution aient voulus lui faire chanter principalement un répertoire plus léger puisqu’elle enregistra de nombreuses opérettes. Hahn, Lecocq, Messager, Planquette, Varney ou Offenbach. Pourtant, elle a peu chanté ces compositeurs sur scène. Elle le grave avec la même fraîcheur que pour l’opéra-comique. Malgré son peu d’habitude à le chanter, elle va proposer des versions de référence et trouve encore une fois le ton juste entre démonstration vocale, légèreté de l’intrigue et nuances musicales. Souvent l’entourage n’est pas forcément à sa hauteur, mais tout de même quelle Ciboulette nous propose Mady Mesplé ! De même, sa Véronique ou sa Madame Chrysanthème… dans tous les cas des ouvrages rares et qui sont offerts avec beaucoup de simplicité.


Messager, Madame Chrysanthème, « Le jour sous le soleil béni » (1980)

A partir des années soixante-dix, la soprano commence à se frotter à l’exercice de la mélodie, principalement française, mais aussi parfois allemande avec notamment quelques Liszt superbes. Elle participe à de nombreux enregistrements collectifs de mélodies françaises, mais a aussi réussi à enregistrer quelques disques seule. Le premier est assez original puisqu’en 1975 ce sont des bergerettes et des pastourelles du XVIIIè siècle qui paraissent au disque. Accompagnée au clavecin par Janine Reiss (morte quelques jours après Mady Mesplé), elle aborde un répertoire rare et peu mis en avant à l’époque, avec toujours une interprétation qui évite la mièvrerie. Bien sûr on est habitués actuellement à une interprétation plus historiquement informée, mais la prestation des deux dames est superbe.


Non je n’irai plus au bois (1975)

Deux ans après, les deux mêmes artistes proposent un bouquet de mélodies françaises réunissant Gounod, Hahn, Fauré et Debussy. La voix est assez idéale pour ces mélodies, choisissant avant tout des pièces qui mettent en avant le légato et la beauté du timbre. Toujours cet art dans une diction splendide, une délicatesse de touche pour des nuances miraculeuses. Certains trouveront ces interprétations un peu datées, mais on trouve aussi une lumière assez rare. Et l’accompagnement de Janine Reiss est superbe.


Gounod, Ô ma belle rebelle (1977)

En 1986 enfin, voici qu’elle nous offre un disque consacré à Poulenc et on y entend une voix qui a évolué. Elle a définitivement quitté les rôles à sur-aigus et la voix a gagné en corps et en graves. Mais l’on conserve cette distinction et ce piquant dans l’interprétation. Ses Fiançailles pour Rire sont magistrales mais surtout il y a cette Dame de Monte-Carlo tout bonnement fabuleuse. Elle semble tout avoir compris au personnage ici proposé et elle sera encore plus fascinante quatre ans plus tard au gala d’adieu de Régine Crespin. Heureusement l’on conserve une vidéo de ce gala et si les interventions de Régine Crespin sont particulièrement drôles (elle ne pouvait malheureusement pas chanter), c’est ce moment qui retient l’attention : Mady Mesplé arrive et prend possession de la scène pour cette pièce et semble totalement vivre le drame de cette grande dame.


Poulenc, La Dame de Monte-Carlo (1990)

Et puis pour terminer ce parcours, il y a les deux extrêmes : le baroque italien et le contemporain. On avait déjà entendu des mélodies du XVIIIè siècle, mais elle a aussi abordé Clérambault ou Vivaldi ! Et d’ailleurs, elle a entre autre chanté le fameux In furore de Vivaldi. L’écoute est assez impressionnante. Bien sûr l’orchestre n’a pas le tranchant et la sonorité de ce que l’on peut peut produire actuellement dans la baroque italien, mais le résultat reste tout de même assez convaincant. Et surtout la voix de Mady Mesplé semble se plier parfaitement aux acrobaties et à la rhétorique de Vivaldi ! Avec un rien elle aurait été parfaite dans ce style pourtant si peu chanté à l’époque ! Il est sidérant d’entendre une telle interprétation dans un enregistrement qui date pourtant de 1970, date à laquelle la révolution baroque n’était pas encore d’actualité, seulement portée par quelques précurseurs bien rares. Quelle carrière elle aurait pu faire aussi dans ce répertoire !


Vivaldi, « In Furore Giustissimae Irae », RV 626 (1970)

À l’autre bout du spectre, Mady Mesplé a beaucoup œuvré pour les créations et en a enregistré quelques unes. Elle a aussi collaboré plusieurs fois avec Pierre Boulez pour enregistrer du Schönberg entre autre ! On ne connaît que trop rarement cette partie de la carrière de la soprano. Et pourtant elle semble s’y mouvoir avec beaucoup d’aisance. Mettant à profit sûrement sa grande facilité à lire une partition venue de ses études de piano, elle interprète les parties les plus ardues et toujours avec cette voix assez miraculeuse. L’exemple le plus probant est sans doute ce Quatuor II de Betsy Jolas. Composé pour soprano, violon, alto et violoncelle, il est enregistré par Mady Mesplé en 1967, un an après l’avoir créé. Sa voix se fait alors instrumentale puisqu’elle n’a aucun texte à dire, mais juste une ligne musicale avec des phonèmes. Mais elle enregistrera d’autres pièces tout es aussi exigeantes comme les Quatre Poèmes de Sappho de Charles Chaynes par exemple.


Betsy Jolas, Quatuor II (1967)

Voilà donc une petite promenade dans la discographie de Mady Mesplé, promenade forcément subjective mais qui donne une assez bonne vision normalement de la diversité et de l’importance du répertoire de Mady Mesplé. Elle était connue du grand public avant tout pour Lakmé et ses prestations chez Jacques Martin ou Pascal Sevran à la télévision… mais lors de ces passages, elle ne chantait pas exactement son répertoire de cœur, préférant offrir des pièces plus légères qui étaient sûrement plus faciles d’accès que des compositions contemporaines ou des mélodies. Grand artiste, elle aura eu la curiosité de se frotter à tout le répertoire alors qu’il était beaucoup moins ouvert qu’actuellement et que chanter du baroque français comme Clérambault ou encore du Vivaldi était aussi révolutionnaire que de participer à des créations mondiales. Le but de ce modeste article n’est pas de dresser un portrait totalement complet, mais de proposer les différentes facettes de son art au travers d’extraits et de quelques impressions personnelles.

Le Président de la République (Nicolas Sarkozy) remettant les insignes de Commandeur dans l’Ordre de la Légion d’Honneur à Mady Mesplé (22 décembre 2011).

Espérons que tous ses enregistrements seront ré-édités dans les années qui viennent, même si l’on aura beaucoup plus d’opérette qu’elle n’en a vraiment chanté sur scène, l’on aura accès à des pépites maintenant trop difficiles à trouver. Une grande dame du chant français s’est éteinte mais la voix reste et sa large discographie nous permettra de toujours profiter des immenses qualités d’une chanteuse hors norme.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.