Marina Rebeka et le répertoire français

Quand on regarde la discographie et le calendrier de Marina Rebeka, on se demande bien ce qui l’amène au répertoire français du milieu du XIXè siècle, surtout dans ce style au final assez peu vocalisant comparé à ce qui se faisait quelques années avant à la Salle Pelletier ! Car elle a beaucoup chanté Rossini, Mozart, Bellini, Donizetti… Bien sûr le bel-canto ne repose pas uniquement sur la technique, mais on voit tout de même un certain tropisme vers le répertoire vocalisant et dans son registre, le répertoire français a peu de place malgré quelques incarnations scénique : Marguerite dans le Faust de Gounod, Leila dans Les Pêcheurs de Perles, Thaïs, Antonia dans Les Contes d’Hoffmann… et Micaela dans Carmen. On retrouve dans le programme de ce récital un certain nombre de personnages déjà abordés, mais aussi des nouveautés. Il y a un an, son album Spirito avait été une révélation pour beaucoup d’amateurs et en France sa Norma la confirmation de son impact et de sa présence scénique dans le répertoire du bel-canto. Peu de temps après, sa Traviata enregistrée en studio nous la montrait encore sous un autre angle. Ici le défit est tout autre… et il faut avouer qu’il est admirablement relevé !

Il suffit de voir une photo de Marina Rebeka pour comprendre que nous n’avons pas une chanteuse transparente : le regard est glacial mais pas sans personnalité, la prestance certaine… et dès qu’on commence à s’intéresser à la chanteuse on découvre aussi combien son art lui est important et combien elle s’investit non seulement dans ses rôles mais aussi dans l’enregistrement. Femme de caractère, elle n’hésite pas à lancer son propre label de disque afin de pouvoir réaliser les disques qu’elle souhaite ! Ainsi, son premier enregistrement consacré au bel-canto romantique a été un grand coup de tonner dans le monde lyrique ! Et la suite a été du même niveau de qualité avec un disque rossini par le jeune ténor Levy Sekgapane… et enfin une Traviata réunissant Charles Castronovo, George Petean et bien sûr notre diva ! Dans tous les cas, la qualité de la prise de son et la qualité artistique faisaient plaisir à entendre. Et avant d’avoir lancé son propre label, elle avait déjà eu droit aux honneurs de deux récitals dévolus à Mozart puis Rossini.

Après tout ces récitals italiens, la voici donc chez Bizet, Gounod ou Massenet ! Ces trois compositeurs tiennent la grande majorité du disque même si nous avons quelques incursions chez Charpentier (Gustave bien sûr!) et chez le jeune Debussy. Nous sommes donc ici non pas du côté du grand opéra où elle pourrait parfaitement triompher, mais dans cet opéra de la deuxième moitié du XIXè siècle. Les femmes ici présentées sont très variées, depuis la cigarière Carmen jusqu’à la fragile Leïla. Et nous avons même droit à deux airs de certaines montrant ainsi l’évolution psychologique. La construction nous ferait presque penser aux choix réalisé à l’époque dans les années cinquantes, mêlant grands airs connus et airs plus rares, le tout dans une tessiture très large. En effet, on passe du falcon de Chimène au soprano lyrique léger de Juliette dans sa valse ! Ne reculant devant rien, elle ose, et réussit dans ce répertoire où on ne l’attendait pas tant que ça.

La voix de Marina Rebeka est très caractéristique avec beaucoup de métal mais aussi une technique assez rare qui lui permet non seulement d’assurer la virtuosité réclamée par certains airs, mais aussi de donner toute la délicatesse d’autres pages. L’autorité naturelle qui se dégage est plus en phase avec les grands personnages tragiques que les jeunes filles en fleurs. Mais même pour ces dernières, l’interprétation est particulièrement soignée avec des couleurs variées, des changements de dynamique, un ton rêveur… elle sait parfaitement par son art atténuer ce petit supplément d’âge qu’apporte le timbre. Et si l’on ne peut pas être totalement absorbé, on reste séduit par l’étonnante aisance avec laquelle elle masque ce métal bien présent et comment, par sa technique elle offre un portrait finalement assez réaliste des femmes de ce disque.

Mais reprenons au début… Le disque s’ouvre sur ce qui est l’un des airs français les plus chantés actuellement par tous les types de voix chez les sopranos : l’air de Louise de Gustave Charpentier. Si la mélodie semble simple, elle demande tout de même une parfaite maîtrise du souffle et de la dynamique avec une ligne de chant qui se doit d’être parfaite et d’une grande plasticité. Jouant de la dynamique avec une facilité déconcertante, insufflant toute la candeur mais aussi tout l’espoir de la jeune fille, on est rapidement séduit par le lyrisme débordant que Marina Rebeka apporte. Et puis ce français ! Ce sera bien sûr le cas dans tout le disque, mais il faut saluer le travail de diction réalisé car même si les ouvrages sont assez connus, le texte est parfaitement rendu et prononcé ! On reste dans le lyrisme avec Hérodiade et cet air si connu de Salomé. Là encore, le souffle, la facilité… mais aussi la véhémence qui se déploie à partir du milieu de l’air. Notre soprano déploie alors toute la puissance de sa voix. On comprend parfaitement ici la détresse et la fascination qui l’habite !

Changement de registre avec Le Cid de Jules Massenet. Ici la tessiture est plus grave, le personnage plus noble. Avec cet air de Chimène, la soprano lettone se frotte au registre de la Falcon : de régulières plongées dans le grave, de fréquents passages plus ou moins longs dans le bas de la tessiture mais aussi des aigus fulgurants. On pourrait craindre du poitrinage trop marqué mais il n’en est rien. Peut-être est-ce le studio qui aide mais jamais on ne sent de rupture de registre, tout est parfaitement soudé. Et quelle interprétation ! Ces petites inflexions qui trahissent le doute, ces légers trémolos… on entend parfaitement la femme tiraillée. Et aussi la fierté ! Ce répertoire et ces grands rôles tragiques demandent énormément et il serait peut-être trop tôt de les aborder sur scène, mais on ne peut que rêver d’entendre cette voix saine et aisée dans ces emportements dramatiques ! De même pour Carmen sur scène. On sait que le rôle peut-être chanté par une soprano : Victoria de Los Angeles en est la preuve parfaite… mais au studio. Et il serait sans doute complexe d’assumer tout le rôle sur scène pour une série de représentations avec en plus les dialogues parlés ! Toujours est-il que l’exercice du studio est parfaitement réalisé. Cette Habanera manque peut-être un peu de sensualité par moments, mais nous sommes plus ici face à une Carmen dominatrice et elle sait parfaitement passer des alanguissements aux menaces !

Entre ces deux femmes fortes se trouvait un premier extrait du Faust de Gounod. Le choix sur ce disque a été de présenter les deux grands airs : l’air des bijoux bien sûr (mais sans la balade du roi de Thulé) et puis l’air de la chambre alors qu’elle est abandonnée par son amant. Le rôle est parfaitement connu et l’on entend bien qu’elle y est parfaitement à l’aise. Il y a dans cet air des bijoux la petite touche de coquetterie que l’on attend forcément. Et puis il y a ce trille présent alors qu’il est souvent à peine esquissé, suivi par une montée échelonnée parfaite ! La technique ici sert l’art car la chanteuse ne cherche pas à démontrer ses ressources mais à servir la partition. Bien sûr l’air est conclu par un aigu sonnant glorieusement après encore une fois un trille. Changement de ton avec le deuxième air que l’on retrouve plus tard dans le disque. Marguerite est alors abandonnée, femme délaissée par son amant volage. Et il n’y a plus ici la légèreté de la vocalise. Toute en retenue, la voix supplie et conte son malheur. Nous avons ici une incarnation pleine de sentiments et cet air qui peut tomber à plat sans interprétation est parfaitement vécu jusqu’à la violence de l’espoir déçu du final !

Deux petites femmes par la suite, deux rôles qu’elle dit savoir derrière elle ou qu’elle ne chantera sûrement jamais : Leïla et Manon. Elle connaît déjà Les Pêcheurs de Perles pour l’avoir chanté sur scène dans deux productions. Et l’on entend bien l’interprétation même si la voix semble un peu disproportionnée pour le rôle. Elle n’est pas sans rappeler ici Maria Callas qui grava aussi cet air sur son récital d’airs français. On entend tout l’art et la sensibilité de l’interprète sans vraiment réussir à croire à cette prêtresse. Mais par contre, quelle démonstration vocale d’un bout à l’autre ! Le chant est ciselé comme on peut l’espérer avec cette partition de Georges Bizet ! Pour Manon, l’investissement de cet air est manifeste et lui convient parfaitement étant donné la tristesse du personnage à ce moment. Seuls quelques notes la montrent légèrement trop dramatique pour le rôle complet ! Sinon, l’introduction est vécu comme si c’était la Manon Lescaut de Puccini avant que l’on retrouve la délicatesse de Massenet pour cette « Petite table » si douce et mélancolique. La voix semble par moment proche de la rupture tant l’émotion est parfaitement rendue.

Puis vient un autre rôle qui est représenté par deux airs : la Juliette de Gounod. On le sait, le rôle posa de gros soucis à la créatrice du rôle tant la tessiture semble changer au cours de l’opéra. Un peu comme La Traviata, on pourrait croire qu’il faut deux chanteuses pour chanter la valse et l’air du poison. Souvent, c’est la légèreté et la virtuosité du premier acte qui est privilégiée. Ici on se trouverait dans le cas contraire. Si la valse est brillamment enlevée par une technique qui lui permet de se sortir des diverses embûches semées par Gounod, il manque un peu de cette folie de la jeunesse qui caractérise cet air. Par contre, dès les premiers mots de l’air du poison qui clôt le récital, on comprend qu’elle est plutôt une Juliette dramatique. La véhémence, la technique et même le caractère entier sont bien mieux employés ici. Et s’il est moins démonstratif que le premier air, ce passage n’en reste pas moins une grande épreuve pour les sopranos avec ces nombreux sauts et toutes ces appogiatures qui parsèment la partition. Elle tient ici un air parfaitement adapté à sa voix, tout semble y être parfaitement logique et simple ! Il est d’autant plus dommage qu’elle n’ait pu enregistrer l’air complet tel qu’il a été chanté et enregistré par Elsa Dreisig sur son premier récital et lors du gala célébrant le bicentenaire de Charles Gounod. Espérons que ce n’est que partie remise et qu’elle pourra un jour chanter le rôle dans son intégralité. Nul doute qu’elle serait alors capable de chanter pour la première fois de l’histoire cet air complet dans le contexte de l’opéra !

De nouveau, deux airs pour la Thaïs de Massenet. Mais si pour Faust ou Roméo et Juliette nous avions l’évolution de la jeune fille vers la femme, ici c’est de la courtisane vers la femme de dieu. L’air du miroir est sans doute un des airs les plus connus de Jules Massenet et à juste titre tant cette introspection est habilement composée. Les premières notes joyeuses et brillantes sont rapidement remplacées par un tapis mouvant de cordes, la chanteuse exprimant alors tous ses doutes et suppliant sa beauté de ne jamais la quitter, comprenant ainsi son statut de mortelle qui un jour ne pourrai plus vivre de ses charmes. L’interprétation de certaines chanteuses est peut-être encore plus profonde et ambiguë (comme celle de Renée Fleming qui semble demander au miroir de lui rendre sa beauté déjà fanée!) mais le doute et la peur sont bien présents sans être non plus jetés aux oreilles de l’auditeur. Et la tessiture pourtant très large ne lui pose aucun souci, maîtrisant parfaitement la ligne et ses contours jusqu’au magnifique aigu final. Au troisième acte on retrouve Thaïs beaucoup plus apaisée dans un magnifique arioso. La douceur que nous offre Marina Rebeka est assez irréelle après l’avoir entendue brûlante dans sa méditation. Ici elle semble déjà totalement détachée des problèmes de ce monde.

Et puis il y a ce petit air issu de L’Enfant Prodigue de Debussy. La cantate a été créée pour le Prix de Rome mais elle semble avoir longtemps parsemé les récitals de divers chanteuses. Il faut avouer que la mélodie et le drame exprimé sont splendides. Encore tout imprégné de Jules Massenet, le futur compositeur de Pelléas et Mélisande y laisse libre court au lyrisme le plus débridé, faisant penser par certains moments à l’air de Salomé présent sur ce récital. Alternant parfaitement moments de recueillements et de douleur avec la violence du désespoir maternel, notre soprano offre un grand moment de chant et de théâtre.

Michael Balke

Ainsi, bien peu de reproches pour ce récital qui est splendide ! Peut-être moins brillant que son précédent récital Spirito, il démontre aussi une voix particulièrement apte à se plier à divers affects. La qualité du français, l’aisance technique, l’implication de tous les instants même dans des airs qu’elle n’a jamais fréquenté sur scène… tout cela donne vie à ces différentes « Elle » qui donnent leur nom au disque. Mais il faut aussi saluer la qualité de l’accompagnement. En effet une direction moyenne aurait pu engluer tout ce bonheur vocal. Il n’en est rien et il faut saluer la délicatesse et la verve de Michael Balke à la direction du Sinfonieorchester de St. Gallen. La texture de l’orchestre et ses couleurs donnent vie aux partitions parfois très colorées voir même exotiques tout en offrant un cadre parfait pour les miniatures que nous propose Marina Rebeka.

Encore une fois, Marina Rebeka relève le gant de la plus belle des manières et a su trouver un chef et un orchestre à la hauteur de son ambition. On aurait certes pu attendre un programme plus original, mais nous sommes trop habitués aux cadeaux que nous offre la Fondation Bru Zane. Il y a tout de même ici une vraie recherche car il est tout de même rare de nos jours d’entendre certains des airs ici présents, surtout dans un récital d’une chanteuse non francophone. Espérons maintenant que la suite des parutions sera du même niveau… et rêvons pourquoi pas d’une Thaïs en studio pour faire suite à la superbe Traviata déjà parue !

  • Gustave Charpentier (1860-1956), Louise : Depuis le jour
  • Jules Massenet (1842-1912), Hérodiade : Celui dont la parole… il est doux, il est bon
  • Jules Massenet (1842-1912), Le Cid : De cet affreux combat… Pleurez, mes yeux
  • Charles Gounod (1818-1893), Faust : Les grands seigneurs… Ah ! je ris
  • Georges Bizet (1838-1875), Carmen : L’amour est un oiseau rebelle
  • Georges Bizet (1838-1875), Les Pêcheurs de Perles : Me voilà seule… Comme autrefois
  • Jules Massenet (1842-1912), Manon : Allons, il le faut… Adieu, notre petite tableaux
  • Charles Gounod (1818-1893), Roméo et Juliette : Ah ! Je veux vivre dans ce rêve
  • Jules Massenet (1842-1912), Thaïs : Dis-moi que je suis belle !
  • Charles Gounod (1818-1893), Faust : Elles ne sont plus là… Il ne revient pas
  • Jules Massenet (1842-1912), Thaïs : O, messager de Dieu
  • Claude Debussy (1862-1918), L’Enfant Prodigue : L’année, en vain chasse l’année…Azaël ! Azaël !
  • Charles Gounod (1818-1893), Roméo et Juliette : Dieu ! Quel frisson court dans mes veines
  • Marina Rebeka, soprano
  • Sinfonieorchester St. Gallen
  • Michael Balke, direction
  • 1cd Prima Classic, PRIMA004. Enregistré au Tonhalle de Saint-Gallen, Suisse, en mai 2019

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.