Voix extrêmement rare il y a encore 30 ans, le contre-ténor semble être la nouvelle mode de l’univers lyrique. Immense star il y a encore quelques années, il semble que la couverture médiatique de Max Emanuel Cenčić soit amoindrie depuis quelques temps. Il faut dire que depuis 2001, plus d’un grand nom est arrivé avec ces dernières années des Franco Fagioli ou Bejun Mehta par exemple qui ont chacun leurs spécificités. De jeune chanteur baroque (dans tous les sens du terme) à valeur sûre, Cenčić a sû se diversifier en devenant producteur par exemple. Mais la voix est toujours aussi belle. Et celui qui a commencé comme Petit Chanteur de Vienne avant de devenir sopraniste puis contre-ténor a encore beaucoup à dire avec ses arguments propres ! Loin de la démonstration gratuite où certains pourraient avoir tendance à se plonger, le chanteur propose un timbre, une délicatesse et une intelligence. C’est à la découverte de la rivalité entre Haendel et Porpora qu’il nous propose d’assister durant ce récital.
En cherchant un thème à son concert, Max Emanuel Cenčić permet d’éviter de ne choisir que des airs attendus ou uniquement périlleux. Il peut en effet aller trouver ces raretés qui sont représentatives d’une époque précise de la compositions de deux compositeurs si importants à Londres durant la première moitié du XVIIIè siècle. Deux immenses compositeurs se faisaient face, chacun dirigeant un théâtre à Londres. Entretenue par le public mais aussi par les artistes, cette course à la vedette et au plus grandiose de spectacle va entraîner la chute des deux troupes, mais aussi la venue à Londres des plus grands chanteurs de l’époque, recrutés à prix d’or par chacune des parties. Certains chanteurs passeront même d’un théâtre à l’autre… mais plus qu’une rivalité musicale, c’est aussi une rivalité d’homme de pouvoir puisque l’Opera of the Nobility a été fondée par le Prince de Galles Frederick face à la Royal Academy of Music soutenue par son père le roi George II. Finalement, l’histoire montrera que c’est Haendel qui a gagné tant son nom est resté connu de tous temps, alors que Porpora n’est de retour sur scène que depuis quelques années, étant principalement connu auparavant pour avoir formé de nombreux castrats parmi lesquels le fameux Farinelli. Mais en redécouvrant son style musical et ses compositions, l’on découvre un artiste de grand talent. Bien sûr, il n’a pas la mise en lumière dont dispose Haendel. Il est extrêmement rare que ses opéras soient montés à la scène… mais il se taille une belle part dans les récitals des différents spécialistes baroques, qu’ils soient contre-ténor, soprano ou mezzo-soprano ! Cecilia Bartoli avait montré le chemin et voici que d’autres la suivent avec même des récitals qui lui sont entièrement consacrés (justement, notre contre-ténor de la soirée devrait sortir un disque qui lui est consacré en ce mois de mars).
Toute cette histoire autour des deux compositeurs et de l’ambiance londonienne de l’époque nous a été raconté par Max Emanuel Cenčić en personne. Trois fois durant le concert, il nous informe par un texte très intéressant et bien écrit. Le français est impressionnant de précision et le ton léger sans être simpliste. Quelques personnes irrespectueuses vont bien montrer leur mécontentement devant la longueur du premier texte… mais le chanteur prend cela avec le sourire. Cette présentation est symptomatique de la personnalité artistique de Cenčić : chanteur, il souhaite aussi éduquer d’une certaine manière le public en l’informant tout autant qu’en lui faisant découvrir des partirions extrêmement rares !
Alors que la première partie est consacrée à Porpora et la seconde à Haendel, les pages instrumentales sont elles dévolues à Vivaldi. Quel plaisir d’éviter les habituels concerto grosso ou les ouvertures de Haendel ! Avec Vivaldi, nous avons des pièces d’une superbe qualité musicale. En effet, l’on commence par un concerto pour deux violons plein d’entrain et de virtuosité avec deux solistes très impressionnants. Ensuite va venir une sonate consacrée à la Folie ! On ne sait ce qu’il faut louer dans l’interprétation entre la folie justement de chaque instrumentistes ou la direction vive et particulièrement inventive de George Petrou… Et pour finir, un concerto pour basson lui aussi joué de superbe manière tant à l’orchestre que chez le soliste. Ces trois morceaux instrumentaux permettent d’entendre Armonia Atenea dans toute sa gloire et l’on comprend que cet ensemble ainsi que George Petrou soient aussi réputés dans ce répertoire baroque : ils dégagent une formidable énergie et offrent une palette de coloris et de texture tout bonnement sidérante. Tout le récital est ainsi piqué de cette vie orchestrale intense que ce soit pour de l’émotion ou de la pyrotechnie.
Comme dit plus haut, c’est donc Nicola Porpora qui ouvre le concert avec quatre airs durant cette première partie. Comme souvent maintenant dans cet exercice, les airs lents et les airs virtuoses alternent. Mais il est tout de même étrange que chaque chanteur veuille chanter un air virtuose pour commencer alors que la voix n’est pas chaude. Qui plus est pour ce cas précis où Max Emanuel Cenčić a parlé un bon quart d’heure avant. Attention, il n’y a rien de mauvais et l’air est très bien chanté. Mais la voix semble peu projetée et la tessiture contrainte. L’air suivant extrait d’Arianna in Nasso donne déjà une autre vision du chanteur qui ici montre tout son talent de coloriste et d’interprète avec beaucoup de nuances et une simplicité désarmante. La voix peine encore à vraiment exploser mais la partition lui permet de plus se reposer sur la ligne. Il en sera de même pour les deux airs suivant même si l’on sent le chanteur plus maître de sa voix qui commence à sonner plus directement à l’oreille de l’auditeur.
Mais ce sera dans la deuxième partie que le chanteur se libère totalement. Dès les airs de l’Orlando haendelien, on retrouve le contre-ténor dans toute sa splendeur avec une voix beaucoup plus franche et surtout une tessiture beaucoup plus affirmée. Le grave est velouté comme jamais (mais toujours relié au reste de la tessiture, sans le poitriner d’aucune sorte!) et l’aigu se fait entendre. La douceur du premier air plein de tendresse se voit parfaitement contrasté par cette folie qui commence à poindre dans le personnage dans « Cielo ! Se tu il consenti ». Il faut avouer aussi que la tessiture un peu plus élevée de ces airs semble mieux convenir au chanteur. En effet, c’est dans le haut du médium que la voix est la mieux projetée et les airs composés pour Senessino lui convienne bien. Mais il ne faut pas oublier aussi Annibali pour qui a été composé aussi Arminio (que Max Emanuel Cenčić a enregistré en intégralité!) et où là encore le chanteur déploie non seulement une technique et une émotion toujours aussi magnifiques… mais aussi une voix qui semble chauffée à blanc tant elle sonne de belle manière ! Elle remplit tout le théâtre des Champs-Élysées et l’aigu irradie comme totalement libéré !
Comme bis, le chanteur restera dans le thème de la soirée avec toujours des œuvres de Haendel et Porpora… un autre air d’Arminio… puis un de Germanico in Germania. Dans les deux cas, les airs semblent taillés à le mesure du chanteur avec les alternances de passages lents et de virtuosité, balayant une large tessiture. Bien sûr, le triomphe est complet pour Max Emanuel Cenčić, mais aussi pour l’orchestre. Si la soirée avait surtout commencé par un triomphe de l’orchestre avec entre autres la sonate de Vivaldi, cette deuxième partie a vu le contre-ténor prouver son immense talent dramatique comme vocal. Plus discret ces dernières années peut-être, il n’en continue pas moins à enregistrer des opéras complets et avec des moyens inaltérés. Il est une figure majeure dans la redécouverte de ce répertoire et c’est toujours un vrai bonheur de l’entendre en salle tant la voix est belle.
- Paris
- Théâtre des Champs Élysées
- 15 janvier 2018
- Antonio Vivaldi (1678-1741) : Concerto pour deux violons en la mineur RV 522
- Nicola Porpora (1686-1768), Ifigenia : « Tu spietato non sarni »
- Nicola Porpora (1686-1768), Arianna in Nasso : « Nume che reggi il mare »
- Antonio Vivaldi (1678-1741) : Sonate « La Follia » en trio en ré mineur, opus 1 n°2 RV 63
- Nicola Porpora (1686-1768), Meride e Selinunte : « Torbido intorno al core »
- Nicola Porpora (1686-1768), Filandro : « D’esser gia parmi »
- Georg Friedrich Haendel (1685-1759), Orlando : « Già l’ebro mi ciglio » – « Cielo, se tu il consenti »
- Antonio Vivaldi (1678-1741) : Concerto pour basson en mi mineur RV 484
- Georg Friedrich Haendel (1685-1759), Arminio : « Al par della mia sorte » – « Si, cadrò, ma sorgerà »
- Georg Friedrich Haendel (1685-1759), Arminio : « Fatto scorta al sentier della gloria »
- Nicola Porpora (1686-1768), Germanico in Germania : « Per un momento ancora »
- Max Emanuel Cenčić, contre-ténor
- Sergiu Nastasa / Otilia Alitei, violon solo (pour RV 522)
- Alexandros Oikonomou, basson
- Armonia Atenea
- George Petrou, direction