Fervaal mérite tellement mieux…

fervaal_malibranVincent d’Indy fait partie de cette génération de compositeurs français marqués dans leur jeunesse par le Grand Opéra alors maître sur la scène de l’Opéra de Paris, avant d’être frappés par l’arrivée de Richard Wagner. Tout comme Paul Dukas ou Ernest Chausson, Vincent d’Indy composa finalement peu d’opéra (seulement cinq) mais beaucoup de musique symphonique. Parmi les opéras, ne sont disponibles à l’écoute que L’Étranger et Fervaal. Alors que le premier se distingue par un naturalisme teinté de fantastique dans la dernière scène, Fervaal est particulièrement marqué par les deux modèles qui s’entrechoquent dans l’esprit du compositeur. Plongeant dans une mythologie française teintée de religion celtique, cet opéra est souvent comparé à Parsifal par son thème et ses personnages. Mais par sa science symphonique, d’Indy se distingue du modèle germanique en trouvant des couleurs toutes françaises et lumineuses. Malibran nous propose ici la captation de 1962 réalisée pour la Radio Française. Malheureusement, les conditions d’écoutes sont loin de rendre justice à la partition : interprétation banale, énormes coupures, orchestre très sec et en retrait… Difficile dans ces conditions se faire une idée de l’œuvre, qui se révèle pourtant grandiose dans son entièreté.

Alors que sa musique symphonique est disponible par un certain nombre d’enregistrements de bonne qualité, la musique lyrique de d’Indy reste peu diffusée. Jusqu’alors, seul L’Étranger capté à Montpellier était disponible à l’écoute. On cherchait en vain Fervaal dans une édition officielle (cette captation dirigée par Le Conte circulait discrètement, ainsi qu’une autre captation faite à Bern en 2009)… et nous attendons toujours que ses superbes mélodies soient un jour enregistrées. Quel bonheur donc de voir enfin une commercialisation de cet opéra. Mais malheureusement, il est difficile de se faire une idée juste de la partition tant les coupures sont immenses. Il n’y a qu’à comparer : cette parution dure 1h36… là où la production de Berne compte plus de 3h de musique. Ce ne sont donc que des extraits assemblés qui nous sont ici proposés. Déjà le prologue et tout le premier tableau du premier acte sont tout simplement absents. Le deuxième acte passe de 47 minutes à tout juste plus d’une demi-heure. Et le troisième sera réduit de la même manière. Dans les coupures, ce sont tous les récits de personnages principaux qui disparaissent : on en vient donc à ignorer l’ensemble des motivations de chacun et l’arrière-plan mythologique est totalement passé sous silence. Arfagard perd toute substance, on ignore presque la trahison de Fervaal envers son serment druidique et Guilhen n’explique jamais pourquoi elle fait attaquer ses troupes (on ignore d’ailleurs contre qui vont se battre les habitants du pays de Cravann). On conserve en partie les grandes scènes les plus lyriques ou impressionnantes mais sans le liant qui donne toute sa force à la partition. Cela reviendrait à réduire Parsifal de moitié en supprimant les monologues de Gurnemanz et Amfortas, tout en passant sous silence les motivations de Klingsor. Difficile de juger alors d’une Å“uvre dont ne reste qu’un squelette bien pauvre et maladroit.

Si le français est impeccablement dit par toute la distribution, l’interprétation manque cruellement d’implication surtout pour la Guihlen de Micheline Grancher. On peine vraiment ici à trouver l’enchanteresse sarrasine qui va mener ses troupes au combat et mourir pour venger son abandon. Très grande dame et toujours sur la réserve, la chanteuse reste totalement en dehors d’un rôle bien sûr fort réduit : un duo d’amour au premier acte, puis sa mort au dernier. Et pourtant les moyens sont là et la voix assume sans soucis une tessiture pourtant très tendue. Pierre Germain est un Arfagard assez étrange tant le chant est clair et exposé. Le grave semble totalement absent et la voix peine à trouver une vraie assise. C’est donc toute l’autorité qui est absente. Le chef des druides se montre ici plus serviteur que fanatique religieux, près à tuer celui qu’il a élevé pour satisfaire ses dieux. Mais là encore une fois, l’absence du prologue et du premier tableau donne un portrait totalement déformé du personnage. Enfin pour le rôle-titre, Jean Mollien est peut-être l’élément le plus satisfaisant avec un vrai héroïsme dans son chant, assumant à la fois l’amour, le désespoir morbide ou la vaillance. La voix est puissante, aisée et bien conduite alors que d’Indy ne le ménage pas. Le reste de la distribution est d’un bon niveau.

Côté direction, Pierre-Michel Le Conte connaît bien le style de l’œuvre, mais comment réussir à donner toute sa dimension à une moitié de partition ? Car ce ne sont pas juste des scènes qui sont supprimées, mais parfois on assiste à des coupures dans ces scènes afin sûrement de réduire la durée d’une partition bâtie sur le modèle wagnérien. Ajoutons à cela une prise de son très grise où l’orchestre ne peut pas prendre toute sa dimension, et il devient bien difficile de fonder un jugement objectif. Les choix de direction sont bons, l’orchestre travaillé (dans la mesure où on peut en juger)… cette direction aurait sûrement été de très bonne qualité dans un autre contexte.

Enfin, il faut encore pester contre le travail éditorial de la firme Malibran. Si la parution de ce genre d’enregistrement est toujours bénéfique, il ne faudrait pas oublier de donner quelques informations pour une Å“uvre aussi rare. Indiquer combien la partition est coupée par exemple… La distribution est présente, mais aucun synopsis. Et pourquoi présenter l’Å“uvre comme une « Action musicale en trois actes et un prologue » sur l’arrière du boîtier, et proposer un découpage en quatre actes dans la liste des pistes ? On passera aussi sur l’incohérence du nom de Pierre-Michel Le Conte entre deux écritures, ou le manque de vérifications sur la mise en page du peu de texte présent. Peu de source d’information, un manque de sérieux dans le travail éditorial… tout cela est vraiment dommage.

C’est donc une vraie déconvenue que cette parution, en particulier alors qu’un autre enregistrement radio beaucoup plus satisfaisant circule : la captation de Berne réunit non seulement une distribution brillante, mais propose la partition complète (à l’exception notable d’une coupure de quelques minutes dans le deuxième acte lors de l’assemblée de bardes) dans une qualité sonore très bonne. Elle donne ainsi la possibilité de juger de la partition. Déjà, les rôles prennent une toute autre dimension non seulement par tous ces récits qui fondent la psychologie et les motivations, mais aussi par les chanteurs. Si Rodrigo Orrego semble parfois lutter contre un instrument rebelle, avec une diction moyenne et une fatigue sensible sur la fin, le personnage de Fervaal prend une dimension toute autre dans sa vaillance mais aussi son effacement face au devoir qui le conduit à la mort. Avec plus d’espace, on découvre forcément la profondeur du doute et des errements de ce sauveur celte. Mais ce sont surtout Sophie Fournier et Philippe Rouillon qui sont immenses et permettent une véritable répartition des forces entre les trois personnages aussi importants les uns que les autres. Guilhen se voit proposée dans toute sa complexité : vierge guerrière qui chute et découvre ses faiblesses, les couleurs sont très variées, les nuances superbes et la diction grandiose. Philippe Rouillon, lui, impose immédiatement toute la noblesse mais aussi la violence d’Arfagard : la voix tonne tout en sachant se briser pour montrer la figure paternelle derrière le chef religieux. Ajoutons à cela une superbe direction… et voilà un document qui mériterait d’être publié pour rendre justice à la partition.

Car cet ouvrage propose de grands moments. Le prologue expose en peu de temps une grande variété de couleurs d’orchestre et d’ambiance en plus d’ancrer la tragédie dans un vrai contexte. Le premier tableau du premier acte permet à Arfagard de prendre toute sa grandeur dans son récit mystique qui s’élève avec une conviction rare. Si ce monologue pourrait se rapprocher de celui de Gurnemanz au premier acte, il se distingue par la dimension prophétique qui se développe : la musique prend de l’espace au fur et à mesure pour signifier le destin imposant de Fervaal. Le duo d’amour entre Fervaal et Guilhen permet ensuite à chacun d’exposer les contraintes et les missions quasi religieuses qui leur sont imposées par des prophéties ou leur ancêtres. On comprend ainsi que ce n’est pas que Fervaal qui trahi la voie que ses ancêtres avaient tracés, mais aussi Guihlen. Ceci explique son appel à la guerre en fin d’acte (appel absent de l’enregistrement de 1962). Toute l’atmosphère du premier tableau du deuxième acte est magistrale. Alors que la musique peint la levée d’un brouillard mystique au milieu duquel s’élève la voix d’outre-tombe de la déesse Kaïto, on découvre la faille chez Fervaal alors que tout son peuple s’assemble pour le suivre au combat. Mais le plus grand moment est sans doute ce final où Fervaal s’enfonce dans une tempête de neige lumineuse, après avoir tué son père adoptif, il emporte la dépouille de Guihlen vers l’inconnu. L’orchestre peint une toile sidérante : la tempête est magistrale et nimbée de lumière. Le chÅ“ur se développe au sein des lignes de violon et de vents pour ajouter au fantastique, nous plongeant non plus uniquement dans un événement météorologique mais aussi dans l’esprit en déroute d’un homme à terre.

Donc si la publication de l’enregistrement de 1962 suscite la curiosité (ou même si ce n’est pas le cas!), il reste nécessaire de découvrir l’enregistrement de Berne en 2009 pour découvrir toutes les beautés et la force de la partition de Vincent d’Indy. Espérons que comme Le Roi Arthus de Chausson, Fervaal bénéficiera d’un retour en grâce car nous ne sommes pas ici face à un ersatz d’opéra wagnérien, mais face à un opéra qui pioche avec bonheur dans les influences marquantes de la deuxième moitié du XIXème siècle.

  • Vincent d’Indy (1851-1931), Fervaal (1897), Opéra en trois actes et un prologue
  • Fervaal, Jean Mollien ; Guilhen, Micheline Grancher ; Kaïto, Janine Capderou ; Arfagard, Pierre Germain ; Ferkemnat, Jean Michel ; Chennos, Joseph Peyron ; Geywhir, Christor Grigoriou ; Berddret, Gustave Wion ; Gwellkingubar, Lucien Lovano
  • ChÅ“ur et Orchestre Radio-Lyrique
  • Pierre-Michel Le Conte, direction
  • 2 CD Malibran, MR 771. Enregistré pour la radio le 29 mars 1962.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.