Orfeo ed Euridice de Gluck est disponible selon trois versions… l’originale en italien pour castra de Vienne, la version révisée pour ténor de Paris en français… et la version de Berlioz pour mezzo-soprano en français toujours… plus les divers modifications et adaptations d’une version dans une autre langue ! Ici nous avons la version originale en italien, chanté par une voix aigüe ici dévolue à un contre-ténor. Mais l’autre intérêt de ce DVD reste la mise en scène et la réalisation du film. Car loin d’être un enregistrement d’une version scénique, ou un film pur comme pouvait le faire Karajan, nous sommes ici face à un objet un peu hybride. Le résultat est un peu étrange par moments, mais finalement saisissant visuellement et dramatiquement. Alors que musicalement nous frôlons la perfection à tous points de vue !
Les premières images du film nous présentent Bejun Mehta se parant de son costume de scène… alors que retentit l’ouverture jouée par un orchestre en livrée et perruque, le tout éclairé à la bougie… Arrive la cérémonie funèbre où brillent toiles peintes et décors en bois. Tout cela pourrait faire craindre une sorte de recréation un peu ridicule mais arrivent finalement des points de vue de la caméra, des lumières qui nous font sortir de cette caricature : les plans nous montrent une partie du théâtre, les lumières varient d’un angle à l’autre, les couleurs mêmes sur une seule image varient comme lors de la déploration d’Orfeo sur un corps sans couleur d’Euridice. Ainsi tout au long du film, on oscille entre procédés se voulant historique dans la mise en scène et procédés cinématographiques dans les plans et les éclairages. À cela s’ajoutent les évasions de la scène du théâtre puisque le voyage d’Orfeo s’effectue dans les sous-terrains du château vers un Enfer qui va retrouver toute sa superbe en toile peinte pour les Champs-Elysées après une scène des furies saisissante dans les coulisses du théâtre. Il est inutile de dévoiler peut-être tous les détails de cette réalisation car ce serait faire perdre un peu d’intérêt au spectacle qui nous est présenté. Toujours est-il que si quelques scènes restent un peu trop fabriquées et d’une naïveté un peu trop marquée, cela ne dure jamais et rapidement la dure réalité du drame d’Orfeo revient apporter sa virtuosité visuelle. A noter aussi que même si les chanteurs ne sont pas enregistrés en direct (impossible vu les mouvements et les différents lieux!), la véracité de leur attitude est troublante et nous fait immédiatement oublier l’artifice du play-back.
Le travail effectué par OndÅ™ej Havelka est donc admirable pour la réalisation du film. Mais il ne faut pas oublier qu’il est aussi responsable de la mise en scène en elle-même… et là encore on navigue entre naïveté et réalisme. Si les personnages réels sont tous habillés de toges ou robes longues avec couronnes de fleurs, si les furies sont de vraies créatures de cauchemar baroque, si les décors dans le théâtre sont faits de toiles peintes baroques… Orfeo se trouve en décalage par un costume assez intemporel. De même pour les décors en eux-même : après le fabriqué des toiles, c’est dans les sous-sols que se déroule le déchirant duo entre les deux amants… Des jeux d’ombres, un Amore espiègle… et des sorties du cadre théâtrale classique font de la mise en scène un objet véritablement vivant et signifiant. En s’échappant du classique pour entrer dans le réel des pierres du château, nous entrons véritablement dans le drame. Et chaque transition entre ces différentes atmosphères correspond admirablement à un changement d’ambiance et de couleur à l’orchestre. Un très beau travail là encore donc qui est bien sûr parfaitement mis en valeur par les choix du réalisateur. Orfeo, en vrai artiste et poète qu’il est, se dégage de la simple représentation théâtrale pour offrir un personnage des plus réels et de fait un personnage qui touche le spectateur.
Musicalement, on assiste à une véritable démonstration pour les chÅ“urs et l’orchestre. Le Collegium Vocale 1704 est assez réduit, mais sonne admirablement, que ce soit dans les déplorations, la violence des furies ou la douce quiétude des Champs-Elysées, l’ensemble est parfait, jamais lourd ou trouble, où on distingue les différents pupitres et donc les strates de ce chÅ“ur sans que l’harmonie générale ne soit troublée. Václav Luks se trouve à la tête du Collegium 1704 et le résultat est assez saisissant. L’orchestre déploie des trésors de nuances, de textures et avec une précision redoutable. Aussi à l’aise dans l’élégie et la délicatesse que dans la violence et la noirceur, l’orchestre réussit à trouver des sonorités particulièrement explicites et sans jamais trahir la partition : ce ne sont que des effets de dynamique ou de tension qui donnent ces effets et jamais un ajout à l’orchestration. Václav Luks se trouve donc à la tête d’un ensemble de haute volée et il sait en tirer le meilleur avec des tempi parfaitement adaptés, des nuances superbes et un soin particulier à écouter les chanteurs en leur servant un véritable tapis pour le chant.
Le rôle d’Orfeo est primordial, mais ici les deux autres rôles sont tout aussi soignés. Regula Mühlemann en Amore possède un charme piquant parfait pour le petit cupidon. Jamais véritablement sérieux, ce personnage qui arrive sur son nuage se voit gentiment ridiculiser alors qu’il tente de remonter sur son nuage, ou encore lorsqu’en s’asseyant son pectoral lui remonte dans le menton. Espiègle et mutin, il reste un enfant joyeux. Et la voix de Regula Mühlemann s’accorde à merveille à ce personnage : absence de vibrato, fruité d’un timbre léger… tout est là pour signifier l’enfant mais sans les désagréments lorsque le rôle est donné à un enfant (justesse prise en défaut, manque de corps…). Mais plus encore, c’est Eva Liebau qui est admirable ici. Elle sait déployer des nuances et un éloquence rare pour le rôle souvent réduit à une victime. Ici la femme est volontaire, souffrante… La voix ronde et chaleureuse de soprano se déploie dans tous les affects qui lui sont dévolus, mais sans jamais oublier le style et la clarté que demande le répertoire. Bouleversante dans ses doutes et sa douleur de se croire abandonnée, Eva Liebau propose une portrait bouleversant de la jeune épouse.
Après tant de louanges… qu’en est-il de Bejun Mehta ? Et bien il est à la hauteur et même plus de la tache ! Contre-ténor au final assez peu médiatique, il s’impose ici comme toujours comme un musicien admirable et un acteur parfait. Chaque note est ici soignée, pensée, inspirée… les quelques variations lors des reprises sont parfaites et significatives, l’implication dramatique sidérante… alors comme toujours la voix possède cette petite acidité dans l’aigu, mais elle est rachetée par la musicalité sans faille, cette aisance à créer une émotion en trois notes. Son Orfeo est dramatique et poète… et l’acteur est bluffant de naturel et d’émotions ici. Il y a beaucoup de références dans ce rôle du fait des différentes versions. Mais Mehta renouvelle avec une imagination débordante les nuances, trouvant de nouvelles voies pour nous toucher toujours plus au cÅ“ur par des colorations et des nuances qu’on ne retrouve chez aucun de ses concurrents. Son inspiration fait parfois penser à ce que fait un Ivan Kozlovski dans ce même rôle mais en russe et dans les années cinquante : de l’imagination et un vrai talent pour créer un personnage et des émotions par les nuances inédites et parfois osées. Alors bien sûr, le style est incomparable entre les deux artistes, mais l’effet produit est assez proche : une vérité et des émotions palpables. À tout cet art s’ajoute le talent de savoir cacher cet art justement, de ne jamais s’approcher de la démonstration en privilégiant le drame. Si un Franco Fagioli dans le même rôle se montre d’une virtuosité débridé et d’une vocalité parfaite, il n’arrive pas à placer le personnage au premier plan du chant. Ici avec des moyens moins virtuoses et une voix peut-être moins ronde, Bejun Mehta crée cet Orfeo : il vit et souffre devant nos yeux et nos oreilles sans jamais que ne pointe la superficialité qui pourrait gâcher l’émotion. Et à ces talents de musicien s’ajoute un vrai talent d’acteur. Alors qu’il chante (car vu ses mouvements, il doit chanter sur la bande enregistrée), il s’investit physiquement dans son rôle de manière sidérante. Toujours vrai là encore et sans jamais surjouer, avec même une certaine pudeur dans la douleur, il compose un homme déchiré et souffrant… Du grand art pour un immense contre-ténor.
Ce film est donc une réussite sur tous les plans. Si le principe du film de mélanger images de théâtre et prises de vues cinématographiques aurait pu être poussé légèrement plus loin, la réalisation est poignante. Et musicalement nous sommes sur des sommets difficilement égalables dans tous les domaines. Difficile de départager les artistes tant chacun hisse son rôle haut. Mais Orfeo étant le rôle le plus développé, Bejun Mehta se détache de ses partenaires de part son art et sa présence. Une immense version de l’Orfeo ed Euridice de Gluck.
- Christoph Willibald Gluck (1714-1787), Orfeo ed Euridice
- Mise en scène, Ondřej Havelka ; Décors, Zdeněk Flemming ; Costumes, Jana Zbořilová ; Chorégraphie, Andrea Miltnerová
- Orfeo, Bejun Mehta ; Euridice, Eva Liebau ; Amore, Regula Mühlemann
- Collegium 1704
- Collegium Vocale 1704
- Václav Luks, direction
- 1 DVD Arthuas MUSIK 102 184. Filmé au Théâtre baroque du Château Český Krumlov en 2013
Ça fait définitivement très envie, je vais me programmer ça prochainement (les extraits m’avaient déjà alléché, et les photos que tu ajoutes sont très appétissantes).
Merci !
De rien!
J’ai été vraiment saisi par l’ensemble… Si au début j’ai un peu eu peur de la reconstitution, c’est tellement bien filmé qu’au final ça perd un peu de son côté très « fabriqué », et les passages où on garde ce visuel naïf et presque ridicule fonctionne admirablement avec le personnage d’Orfeo (le final par exemple… très émouvant… mais je n’en dirais pas plus!)