On continue dans les archives… cette fois, une ouverture de saison pour l’Opéra National de Paris qui a sans doute laissé des traces dans les mémoires des spectateurs… mise en scène contestée mais Lucia irréelle et magique.
Pour le premier spectacle de la saison 2013-2014, l’Opéra National de Paris remonte la production qui avait fait couler beaucoup d’encre à sa création et a encore provoqué beaucoup de réactions lors de sa dernière reprise : Lucia di Lammermoor vue Andrei Serban. Ouverture de saison déjà en 2006, la mise en scène voyait triompher Natalie Dessay. Cette année, c’est Patrizia Ciofi qui relève le défit : en plus d’une partition très exigeante, elle doit se plier à la vision très athlétique du metteur en scène. Le résultat en ce soir de première est impressionnant de maîtrise technique, d’émotion et d’investissement.
Rompant avec la vision romantique et écossaise de l’histoire, Andrei Serban met l’accent durant tout le spectacle sur l’enferment de Lucia dans un monde d’homme. Dans un décor unique que viennent habiller des éléments de gymnastique, l’héroïne romantique est cernée par des soldats, se débattant pour s’y créer un monde à elle. Si le premier acte lui permet de créer avec ces éléments masculins un monde plus sensible (balançoire, forêt de cordes…), la pression masculine va se faire de plus en plus violente avec pour point culminant l’arrivée de son futur époux suivi par des banquiers. Dès l’ouverture, la scène est peuplée d’acrobates et de gymnastes qui viendront régulièrement rappeler que le lieu où nous nous trouvons n’est en rien un château mais bien une zone où la femme n’a sa place que comme servante. Serban s’est inspiré pour les décors de la Salpêtrière où la bourgeoisie parisienne venait voir les malades mentaux comme on va au spectacle. Et en effet, le chÅ“ur va à chaque fois rester sur ces gradins qui entourent la scène, froids et noirs allant même jusqu’à regarder la folie de Lucia avec des jumelles. Emprisonnée par la pression masculine et ces spectateurs, Lucia n’a aucune échappatoire sinon la violence. Une autre particularité de la mise en scène est son caractère athlétique. Andrei Serban demande en effet à sa Lucia beaucoup de mouvements qui ne sont pas forcément aisé durant le chant : son premier air la voit faire de la balançoire, la scène de la folie culmine sur une Lucia assise les jambes dans le vide à quelque cinq ou six mètre du sol au sommet d’espaliers… Toujours en mouvement et cherchant à échapper au sol, la cantatrice doit tout au long de la soirée chanter dans des positions les plus variées. Mais attention, tous ces mouvements ne sont pas gratuits et créent au contraire un personnage passionnant : la fragilité est compensée par une énergie brûlante, la folie couronnée d’un jeu de scène puissant et touchant.
Ce soir, la chanteuse qui s’attaque au personnage de Lucia n’était autre que l’italienne Patrizia Ciofi. Présente sur la scène parisienne depuis 1999, c’est la première fois qu’on lui donne un rôle aussi important et la cantatrice s’est montrée particulièrement à la hauteur de l’évènement. Si la mise en scène est un défit, elle le relève avec brio : à aucun moment elle ne s’économise et ne semble faire un geste par obligation. Totalement naturelle, elle ne recule devant aucune demande du metteur en scène, aussi à l’aise sur sa balançoire qui survole la fosse d’orchestre que perchée à quelques mètres du sol. Si vocalement la voix semble un peu légère et les graves peu sonores, la chanteuse dévoile déjà sa grande musicalité et son portrait mélancolique contraste fortement avec ces décors sombres et oppressants. À aucun moment on ne la sent tendue par la partition ou le jeu de scène : toute son interprétation repose sur une utilisation très intelligente de sa voix où les colorations et les nuances sont au service d’une interprétation d’exception. Après un premier air qui la montre déjà passionnante et en grande forme vocale, le duo avec Edgardo montre quelques petites faiblesses : son chant reste toujours aussi soigné et prenant, mais elle ne peut luter avec un Grigolo dont le chant écrase la délicate prestation de Ciofi. Peut importe… car rapidement la voix reprend du corps et se développe pour s’ancrer dans le drame. Touchante mais aussi de plus en plus sonore, elle rivalise avec son frère et ne se fait pas oublier lors du mariage. Mais c’est bien sûr la grande scène de la folie qui est la plus attendue et là on assiste à un vrai moment de grâce scénique et musical. Totalement hallucinée, la chanteuse va vivre cette partie comme rarement : chaque mot est pensé, la ligne de chant est souveraine et la technique au service d’une expression extraordinaire. Loin d’un chant démonstratif (même si les sur-aigus, trilles et notes piquées sont bien présents, sur-aigu d’ailleurs plus facile qu’il y a quelques mois, pour notre plus grand plaisir !) comme on peut l’entendre dans cette scène, la cantatrice italienne nous fait découvrir combien la partition de Donizetti est, sous couvert d’une certaine pyrotechnie, émouvante et totalement en accord avec la situation. La chanteuse est bien sûr aidée par la direction d’acteurs réglée de manière extrêmement précise et intelligente, mais ce qu’elle en fait est incroyable de beauté et d’émotions. Le public ne s’y trompe pas et va réserver à la chanteuse une première ovation en milieu de cette scène, puis une plus grande encore en fin de folie où la soprano viendra saluer devant le rideau, totalement bouleversée par la réaction du public.
Comme évoqué précédemment, c’est Vittorio Grigolo qui tient le rôle d’Edgardo et apparaît pour la première fois sur la scène de l’Opéra de Paris. Dès son entrée, la voix sonne magnifiquement, puissante et solaire avec un petit vibratello qui lui conserve une certaine légèreté. Si la Lucia de Ciofi est fragile, son Edgardo est au contraire une force de la nature, passionné et emporté dont la voix va malheureusement couvrir celle de sa partenaire en début de duo. Mais par la suite, le chanteur se discipline et nuance plus sa partie… mais il reste un décalage entre ces deux amants. Elle dont le chant est si contrôlé et émouvant, alors que lui semble chanter le cÅ“ur sur la main et cherchant plus à bien chanter qu’à vraiment nous faire ressentir une émotion. Son apparition lors du mariage sera par contre beaucoup plus convaincante avec un vrai gain dans l’émotion. La scène de Wolferag le voit suicidaire au plus haut point et son emportement se heurte parfaitement à la froideur d’Enrico. Et ce sera en fait dans la dernière scène qu’il va totalement emporter le public, avec une interprétation des plus sensible et touchante : on sent ici vraiment le personnage remplacer le chanteur. Peut-être la mise en scène lui en demandait trop auparavant pour qu’il puisse totalement se libérer (duels, escalade d’espaliers…) car là où elle se fait plus sobre, il délivre des couleurs et des émotions qui bouleversent.
Déjà présent en 2006, Ludovic Tézier a encore mûri son interprétation d’Enrico. Toujours un peu froid et rigide sur scène, il s’en sert justement pour créer un frère froid et violent, prêt à tout pour retrouver son honneur et sa puissance. Son air d’entrée montre ses limites relatives : un aigu peu aisé. Mais à côté de cela, la ligne est soignée, le chant racé et percutant. Attentif à ses partenaires, il nuance sont chant de manière admirable : la puissance qu’il délivre lors du duo de Wolferag lui permet de rivaliser sans soucis avec l’aisance vocale de Grigolo, sans pour autant chercher le même volume lors de l’affrontement avec sa sÅ“ur.
Dans la vision d’Andrei Serban, Lucia est seule… et même Raimondo semble peu soucieux de son bien être. Alors qu’il est souvent la voix de la raison, le défenseur de Lucia… il est ici au contraire très raide, comme cherchant à étouffer son affection pour Lucia. Seuls quelques moments le verront prendre la défense de la jeune fille. Le reste du temps, le personnage conserve une froideur que la voix d’Orlin Anastassov confère fort bien. Avec une voix de basse un peu sèche, il ne donne pas cette bonté que Raimondo arbore souvent. Il faudra attendre le mariage pour que le vernis se fendille et que la voix gagne un peu en rondeur, avant un splendide air décrivant le meurtre d’Arturo. Avec sa haute stature et ce timbre sombre, Orlin Anastassov donne toute sa noblesse au personnage.
Les trois derniers rôles sont admirablement tenus. Rôle souvent sacrifié, Arturo est ici confié à Alfredo Nigro qui donne en quelques phrases une belle prestation. De même, Normanno est trop souvent chanté par un ténor au timbre ingrat voir plus parlé que chanté. Ici c’est Eric Huchet qui assume la tâche d’être l’âme damnée d’Enrico : même avec un beau timbre, il compose un personnage totalement crédible sans jamais sacrifier au chant. Enfin Cornelia Oncioiu complète la distribution avec une voix de mezzo-soprano sonore et là encore en bonne santé.
La distribution réunie ici ne compte donc aucun point faible, et il faut saluer le maître d’Å“uvre de la soirée : Maurizio Benini. Grand habitué du répertoire (il était dans la fausse pour la création de cette production en 1995), il suit et accompagne très bien les chanteurs en évitant les décalages. Souvent négligée, la partition est ici fort bien dirigée avec un soin de la ligne mélodique et le chef fait tout pour éviter d’alourdir la partition par un côté trop martial ou répétitif. Soulignons aussi la grande qualité des chÅ“urs dont l’homogénéité en ce début de saison fait espérer de grandes choses dans les productions qui vont venir.
L’ovation qui salue cette première représentation est à la hauteur de la soirée vécue par le public. Avec une mise en scène particulièrement marquante et une distribution de très haut niveau dominée par une Patrizia Ciofi en état de grâce, l’Opéra National de Paris ouvre sa saison avec éclat !
- Paris
- Opéra Bastille
- 7 septembre 2013
- Gaetano Donzetti (1797-1848), Lucia di Lammermoor, Drame en deux parties et trois actes
- Mise en scène et lumières, Andrei Serban ; décors et costumes, William Duddley
- Enrico Ashton, Ludovic Tézier ; Lucia, Patrizia Ciofi ; Edgardo di Ravenswood, Vittorio Grigolo ; Raimondo Bidebent, Orlin Anastassov ; Alisa, Carnelia Oncioiu ; Normanno, Eric Huchet
- ChÅ“ur de l’Opéra National de Paris
- Orchestre de l’Opéra National de Paris
- Maurizio Benini, direction