Georges Bizet est connu comme le compositeur d’un opéra : Carmen. Mais douze ans plus tôt, il proposait Les Pêcheurs de Perles qui n’eurent malheureusement pas le succès attendu suite à des critiques plutôt dures pour ce sublime opéra. De 1863 à 1886, il restera donc dans l’ombre… mais après le triomphe de la cigarière, le directeur de l’Opéra-Comique veut profiter du nom de Bizet et décide de remonter ces Pêcheurs. Malheureusement cette reprise en 1893 verra l’œuvre défigurée suite à la perte de la partition originale. Et c’est cette version défigurée qui sera popularisée et enregistrée jusque dans les années soixante-dix. De nos jours encore il est fréquent de n’entendre que cette version remaniée et appauvrie. Il est aussi récurent d’entendre l’ouvrage chanté dans un style tout sauf français. Il y a une grande tradition internationale pour cet ouvrage mais il était durant de nombreuses années au cÅ“ur du répertoire de l’Opéra de Paris. Aussi, la présence de trois chanteurs dont on ne peut remettre en cause l’engagement dans le répertoire français était une très belle promesse !
Trop souvent, l’on entend la version remaniée qui a certes l’avantage de nous faire entendre deux fois la mélodie « Oui c’est elle, c’est la déesse »… mais aussi des coupures dans le duo entre Leila et Zurga, un final totalement différent sans la résignation triste de Zurga… et même sans la suite du duo entre Zurga et Nadir qui offre un éclairage différent sur la relation entre les deux hommes. En février 2013, Roberto Alagna nous donnait à entendre une version bien traditionnelle de l’ouvrage : partition minimum et manque de finesse chez certains chanteurs. En effet, le ténor français manquait cruellement de délicatesse pour ce rôle tandis que la Leila de Nino Machaidze restait totalement étrangère au style français. On pouvait donc craindre ici aussi une version basique tout comme celle de Carmen donnée il y a quelques mois sur cette même scène. Mais il n’en est rien ! Pour notre plus grand plaisir la partition est totalement complète et dans la version retravaillée après les recherches musicologiques réalisées dans les années 1970. Un gros travail stylistique a été réalisé pour ce concert tant dans la partition proposée, mais aussi dans la distribution réunie comme nous le verrons par la suite…
Avec Les Cris de Paris, l’on pouvait attendre le meilleur mais le résultat aura été plutôt mitigé. Rien à redire sur la performance technique de l’ensemble qui donne à entendre une très large palette de nuances dynamiques et des ensembles parfaits pour chaque pupitre ! Par contre, il lui manque l’engagement dramatique de cette population qui peut être violente voir sanguinaire. Il lui manque aussi un peu de volume pour vraiment se faire entendre durant les climax. Peu nombreux il n’ont pas la puissance nécessaire pour totalement s’affirmer à certains moments. Le résultat est superbe mais il lui manque une dimension théâtrale pour porter entièrement le rôle de la population de pêcheurs. Avouons que le chef Alexandre Bloch ne leur facilite pas la tache en déchainant l’orchestre à certains moments de manière un peu surdimensionnée. Il travaille admirablement la partition en faisant ressortir de nombreux détails avec des tempi allant voir même un peu trop rapides à certains moments où on attendrait un peu plus de retenu. Mais lorsque l’orchestre se déchaîne il semble vouloir faire le plus de bruit possible convoquant des percussions titanesques sans vraie raison. Mais le rendu est tout de même très séduisant surtout quand on constate les limites techniques de l’orchestre ! Combien des couacs aux cuivres ? De soucis de justesse dans les cordes ? Il est impressionnant d’entendre ce résultat pour un orchestre professionnel de ce niveau.
La distribution très réduite de l’ouvrage ne laisse pas de place à l’erreur. Bien sûr, le rôle de Nourabad est très limité mais déjà bien exposé. Il nécessite un grave assuré et une autorité naturelle, mais aussi un aigu puissant à la fin du deuxième acte alors qu’il appelle les pêcheurs à constater la trahison de Leila. Luc Bertin-Hugault se montre à la hauteur malgré un aigu très tendu. Mais le timbre est beau et plein d’autorité alors que le français est parfait. Ce dernier point sera d’ailleurs une constante pour tous les chanteurs ! Mais l’avantage du rôle de Nourabad est qu’il est court et que donc les fantômes ne sont pas légions (même si toujours très bons) alors que les trois rôles principaux doivent se heurter à un certain âge d’or du chant français. Comment oublier Janine Micheau ou Martha Angelici pour Leila ? Nadir a vu les prestation brillante de Leopold Simoneau, Nicolaï Gedda ou encore Alain Vanzo. Et ne pas oublier les grands barytons Ernest Blanc, Jean Borthayre, Michel Dens ou Gabriel Bacquier par exemple ! Tous ces immenses artistes ont particulièrement marqué les rôles et se posent en référence… Comment faire pour s’imposer face à ces légendes ? Les copier ou innover ? Chacun fait selon ses possibilités et son inspiration. Toujours est-il que les trois artistes de ce concert se sont montrés à la hauteur…
Le rôle de Zurga est assez typique de l’opéra français dans le sens où la noblesse d’émission et la clarté du timbre est assez importante mais sans oublier le phrasé et la puissance. Personnage puissant mais aussi amical, Zurga est le plus torturé des trois rôles principaux et il se doit d’exprimer ces sentiments contradictoires : son attachement pour des raisons différentes aux deux amoureux se voit battu en brèche par leur trahison. Mais la noblesse le rattrape finalement. Vocalement, la partition est assez tendue dans l’aigu qui se doit d’être bien projeté pour passer les mouvements de foules. Et c’est là que Florian Sempey nous offre une très belle surprise. Alors que d’habitude la voix est très couverte et engorgée, manquant de mordant et d’impact, il semble avoir légèrement évolué avec par exemple le haut de la tessiture qui s’éclaire et se montre plus tranchant et moins rond. La voix sonne alors beaucoup mieux et gagne en impact. Le reste de la tessiture reste assez couvert avec un grave très tassé, mais cette liberté gagnée dans l’aigu sert particulièrement bien le personnage. En effet il y gagne en autorité en cas de besoin. Son chant reste très bien mené durant tout l’ouvrage avec un beau phrasé et une belle diction, mais il manque toujours à ce chanteur un peu de profondeur et de nuances. Les couleurs sont assez uniformes surtout face à ses partenaires qui se montrent autrement plus variés dans les deux duos. On retiendra par contre un très bel air d’ouverture du troisième acte.
Si théâtralement les rôles de amants sont moins complexes, il possèdent par contre des partitions d’une beauté miraculeuse. Leila se dévoile pleine de mystère dans son serment diaphane avant d’entamer une prière aérienne sublime. Le deuxième acte la trouve beaucoup plus lyrique et passionnée mais toujours d’une pureté de ligne exceptionnelle. Il faudra attendre le troisième acte et son affrontement avec Zurga pour montrer le caractère farouche du personnage. Pour incarner tous ces états, il faut une voix pure mais aussi capable de prendre du corps au fur et à mesure de l’avancée. Julie Fuchs se doit de relever ce défit et malgré quelques petites réserves elle se montre parfaite. Si l’on rêve encore de l’entrée miraculeuse de Sonya Yoncheva à l’Opéra-Comique, la soprano française nous donne à entendre un timbre superbe et fruité totalement maîtrisé. La voix n’a pas la pureté diaphane que l’on peut attendre mais un petit grelot très beau. Les nuances sont superbes et particulièrement intelligentes. La voix conserve sur toute la tessiture cette rondeur mais aussi cette franchise qui caractérise si bien le personnage. Pour le grave, elle n’hésite pas à poitriner juste ce qu’il faut pour bien faire ressentir les émotions de la jeune fille. Alors cette réserve ? Tout au long de l’œuvre les aigus semblent bien courts et peu tenus. Bien sûr il ne faut pas que le point d’orgue devienne anti-musical… mais ici la phrase musicale s’arrête brusquement alors qu’elle peut rester flottante quelques temps encore. Ce ne semble pas être un soucis de souffle pourtant, alors pourquoi ? Mais malgré ce détail, la soprano se trouve ici parfaitement dans son répertoire. Elle avait sidéré dans les extraits de Robert le Diable sous la direction de Marc Minkowski et démontre ici encore que son répertoire est bien celui de cet opéra-comique si particulier.
Enfin Nadir… combien de versions différentes de son grand air ont été enregistrées par les voix les plus diverses ? Pourtant typique de l’opéra français de l’époque de la création, la tessiture de ce rôle a été assumée par de nombreux types de voix avec plus ou moins de bonheur. Car si les notes peuvent être chantées par de nombreux ténors, il manque à certains la douceur et la délicatesse pour créer la magie imaginée par Bizet. Il est impossible de rendre la poésie et la passion de Nadir avec des aigus puissants et en pleine voix, le contre-sens est total si le chanteur se doit de forcer pour montrer la douceur et l’amour qu’il ressent. Et c’est pourtant malheureusement ce que l’on entend parfois. La présence de Cyrille Dubois était une assurance que le style serait parfait… mais l’on pouvait craindre un petit manque de beauté de voix car le timbre peut sonner légèrement nasal à certains moments. Quelle grande surprise alors d’entendre cette voix diaphane aux variations de nuances totalement magiques et innovantes durant toute la partition et en particulier dans la romance du premier acte ! Le ténor, plus habitué au baroque qu’à l’opéra romantique, est ici admirable d’investissement sans jamais forcer sur sa voix fine et particulière. Il n’a pas la beauté de timbre d’un Vanzo, mais il a une science du chant qui bouleverse et emporte ! Chacune de ses interventions est un petit miracle de musicalité et d’émotions. Alternant tous les types d’émission il ne semble jamais forcer et apporte toujours un grand détail dans son expression tant musicale que théâtrale. Déjà remarquable dans de petits rôles ou dans la mélodie française, il démontre ici tout son talent dans un rôle majeur du répertoire français !
A l’heure de la mondialisation de l’opéra, où les écoles de chant semblent souvent se mélanger pour perdre un peu de leurs spécificités on peut voir émerger toute une génération de chanteurs français depuis quelques années et un immense travail sur le style de chant français réalisé par des artistes convaincu de leur mission. La saison précédente le Metropolitan de New-York offrait des Pêcheurs de Perles tout ce qu’il y a d’internationaux avec Diana Damrau, Matthew Polenzani et Marius Kwiczien… la réponse de Paris est parfaite. Dans les deux cas le résultat est superbe mais l’authenticité et la fraicheur retrouvée sur la scène du Théâtre des Champs-Elysées est à porter au crédit de cette salle et de l’Opéra de Lille. Un vrai ravissement d’entendre ce petit bijou de Georges Bizet aussi bien chanté.
La soirée a été enregistrée et sera diffusée le 18 juin sur France-Musique… à ne pas rater !
- Paris
- Théâtre des Champs-Elysées
- 12 mai 2017
- Georges Bizet (1838-1875), Les Pêcheurs de Perles, Opéra en trois actes
- Version de concert
- Leila, Julie Fuchs ; Nadir, Cyrille Dubois ; Zurga, Florian Sempey ; Nourabad, Luc Bertin-Hugault
- Les Cris de Paris
- Orchestre National de Lille
- Alexandre Bloch, direction
Le concert donné à Lille a été filmé. Il est disponible encore sur Culturebox :
http://culturebox.francetvinfo.fr/opera-classique/opera/les-pecheurs-de-perles-a-l-auditorium-du-nouveau-siecle-260439