À l’annonce de la saison dernière, la présence de Jonas Kaufmann dans cette mise en scène de Lohengrin de Claus Guth faisait espérer un grand moment. Connue par la diffusion télévisuelle lors de l’ouverture de la saison en 2012, elle avait fait forte impression et semblait être une grande réussite. Mais si la première distribution faisait rêver avec les grands noms de René Pape, Jonas Kaufmann ou encore Evelyn Herlitzius et Wolfgang Koch (le Wotan de Bayreuth), une deuxième distribution promettait aussi de belles soirées. La jeunesse mais aussi l’expérience pouvaient promettre des émotions différentes mais tout aussi fortes. La jeunesse pour Stuart Skelton ou de Edith Haller, et l’expérience de Michaela Schuster par exemple. Pour une deuxième distribution moins connue, ces chanteurs étaient tout de même déjà reconnus comme de grands interprètes de la musique de Richard Wagner. Après la production de Robert Carsen qui avait vu Ben Heppner, Mireille Delunsch ou encore Waltraud Meier lors de la dernière reprise, le souvenir était assez lourd à porter pour cette nouvelle production, mais encore plus pour cette deuxième distribution qui devait bien sûr lutter contre ceux qui avaient ouvert cette série de représentations quelques semaines avant !
N’ayant pas vu la diffusion en 2012, c’était avec un Å“il vierge que j’abordais cette représentation. Bien sûr quelques photos avaient fuité… mais souvent le résultat entre photographies et vue sur scène est très différent ! Le visuel est assez triste au final… les décors sont imposants avec cette grande cour encadrée d’un bâtiment sombre à structure métallique qui supporte des cloisons en bois sombre. Dans cet espace, un grand tapis, une zone de végétation (avec un chaise d’arbitre de tennis?) et un piano… Ce piano sera présent durant toute la soirée. Si l’espace varie légèrement, on retrouve toujours cette ambiance légèrement dégradée et sombre, ces décors massifs mais où semble baigner une certaine humidité constante et légèrement malsaine, comme si cette construction s’enlisait doucement dans un marais. On comprend rapidement que le piano reste comme un lieu de sécurité pour Elsa et Lohengrin. Tout au long de l’ouvrage ils iront l’un ou l’autre s’y réfugier sans qu’on en comprenne forcément la raison ou la cohérence avec l’histoire de l’opéra. Car si voir Elsa comme un personnage un peu fragile et effacé est assez régulier, voir Lohengrin aussi inadapté socialement est assez nouveau et rend assez étrange cette histoire. L’on peut comprendre qu’il n’y soit pas à sa place, mais le voir totalement apeuré, ou alors au contraire avec des envies homicides contre Telramund… voilà qui frappe singulièrement. Car c’est là au final la seule idée de la mise en scène : montrer Lohengrin non comme le champion sauveur, mais comme un personnage perdu dans un monde totalement étranger, comme un homme qui ne sait pas comment gérer les interactions humaines. Il faudra attendre au final le troisième acte pour retrouver un Lohengrin plus sûr de lui… mais restant assez immature comme lorsqu’il éclabousse Elsa alors que la tension commence à monter dans le questionnement de sa nouvelle femme. Peut-être le rôle a-t-il été construit sur mesure pour Jonas Kaufmann qui possède en effet un certain charisme sur scène là où Stuart Skelton manque d’assurance… mais il est tout de même dommage de créer une mise en scène aussi personnalisée, à tel point que le remplacement du ténor star créé un tel vide. Car au final, cette proposition de Claus Guth reste assez bancale dramatiquement. Comment cet homme peut-il inspirer tout un peuple, comment peut-il avoir cette force de caractère qui le pousse à partir alors qu’il avait enfin trouvé un foyer. On manque de plus de situations frappantes tout au long de la soirée. Dans une mise en scène assez sinistre de décors et de costumes, on ne voit pas assez de théâtre finalement. Des petits moments bien traités mais sans vrai souffle épique ou magique.
Philippe Jordan connait bien son Wagner… Comme toujours il lui manque un peu d’énergie et de théâtre dans le premier acte, mais il construit d’un bout à l’autre un tapis orchestral très beau. Dès les premières minutes on découvre des cordes superbement diaphanes de l’Orchestre de l’Opéra de Paris et on mesure tout le travail réalisé par le chef depuis son arrivée. On notera juste un petit excès de cuivre par moments, mais le reste est extrêmement bien dosé toujours en cherchant à ménager un plateau vocal parfois dans les limites du chuchotement. Alors bien sûr le premier acte peine à vraiment s’incarner, mais le deuxième acte prend tout de suite beaucoup d’ampleur avec le duo du couple Telramund. Le chÅ“ur manque un peu de nuances et d’ensemble à certains moments, ne donnant du coup pas toute la grandeur et la beauté des chÅ“urs qui parsèment l’ouvrage. Il faut dire aussi que les positionnements ne sont peut-être pas optimum pour un bel ensemble : souvent sur des galeries tout autour de l’espace scénique, les décalages peuvent arriver plus facilement.
Comme dit plus haut, le niveau de la distribution est très bon. Le Héraut est le seul chanteur qui fait toute la série de représentations. Eglis Silins avait proposé un Wotan un peu terne il y a quelques années, mais dans ce rôle plus haut et moins long, il s’impose facilement par une voix franche et nette. Car c’est ce qui est demandée à ce rôle : une voix bien projetée avant tout qui doit répondre au clairon qui l’annonce. Autre rôle grave secondaire, le Roi Heinrich est chanté par Rafal Siwek qui est une bien belle découverte. En effet, dès ses premiers mots il impose une voix puissante et noble pour ce personnage qui n’apparait que sporadiquement durant tout l’opéra. Mais chacune de ses interventions l’impose immédiatement comme le pilier central et solide de l’ouvrage. Le timbre de bronze remplit parfaitement Bastille et l’interprétation évite tout le côté monolithique que peut prendre ce roi symbole de stabilité et donc parfois un peu en retrait.
Pour Lohengrin, il faut certes deux héros charismatiques, mais aussi deux grands méchants ! Enfin surtout une car au final, Telramund est plutôt l’instrument d’Ortrud. Dans le rôle du noble tuteur, Tomasz Konieczny se montre assez idéal n’était un petit manque de grave par moments qui l’oblige à parler plus que chanter. Mais sinon, la prestation est assez parfaite tant l’aigu est solide et le chant tendu. En effet on sent immédiatement toute la morgue du personnage avec cette voix d’airain. D’un bout à l’autre il assume parfaitement le rôle, sans excès ni platitude, il offre un portrait construit avec intelligence : non pas totalement soumis à sa femme ni monstre avide de pouvoir, il reste sur la corde entre la confiance en sa femme et la volonté de broyer Elsa. Et jamais il ne force le trait en allant vers des effets de mauvais goûts. La violence qu’il impose est avant tout dans sa voix et sa façon de la faire claquer, jamais dans des effets de mauvais goût. Face à lui se trouve un monstre de charisme. Michaela Schuster est en effet sidérante d’aisance scénique, de puissance contenue et de nuances. Théâtralement, elle s’impose immédiatement sans avoir de rival sur scène. Vocalement elle offre des choses assez étranges à certains moments. Ainsi, elle réduit beaucoup le volume, cherchant souvent plus à susurrer à l’oreille de son mari qu’à l’écraser sous la puissance de sa voix. Du coup, certaines notes ne sont pas nettes et le timbre est souvent peu présent. On ira même jusqu’à un « Elsa ! » assez affreux au deuxième acte. Mais il y a aussi un timbre prenant et une voix qui sait se déployer avec puissance. Que ce soit son invocation aux anciens dieux ou ses imprécations finales, elle impose un volume important et une voix d’une grande intensité ! Peut-être qu’à vouloir faire trop de nuances, elle se perd un peu avec une ligne de chant moins stable. On lui sera gré d’éviter la monstrueuse Ortrud parfois présenté, mais peut-être qu’un orgueil plus marqué et une voix aussi sûre que son maintien auraient été une bonne chose.
Martina Serafin est une habituée de l’Opéra Bastille maintenant. Après Sieglinde et Tosca, la voici en Elsa…. Sur le principe, il est assez étrange d’entendre une voix aussi dramatique dans le rôle de la pure et douce Elsa. L’habitude veut un timbre plus angélique et moins sombre. Du coup, les premières interventions sont assez déconcertantes, surtout que les aigus sont assez difficiles. Le personnage perd alors de sa naïveté mais gagne par contre en présence théâtrale. Le timbre chaud et large donne en effet une grande force au personnage et une belle puissance expressive. La chanteuse se montre de plus assez à l’aise sur scène pour composer un personnage torturé et complexe. Il est juste dommage de ne pas avoir en plus la grande sensibilité et blancheur d’une Elsa habituelle. Un peu trop mature, on peine à la plaindre ou à lui trouver un grand intérêt. Déjà que ce n’est pas le personnage le plus soigné par Wagner, ici elle n’arrive à faire naitre l’intérêt que lors des rares moments où la passion anime un chant lyrique et puissant. Le reste du temps on entend certes une belle voix mais qui reste trop lisse et impersonnelle.
Enfin, Stuart Skelton est peut-être la révélation de la soirée. Il reprenait un rôle conçu pour Jonas Kaufmann et si scéniquement le compte n’y ait pas vraiment, vocalement le résultat est impressionnant ! Avec une voix totalement différente et beaucoup plus claire, le chanteur est tout autant à l’aise dans les passages doux (où l’allègement de la voix est miraculeux de beauté sans que le timbre n’en pâtisse) que dans la vaillance. Le chant est naturel et généreux sans que jamais il ne soit gratuitement sonore. L’entrée est splendide et la violence est parfaitement exprimée aussi. On ne notera que quelques légers accros lors de l’attaque d’aigus piano… et une légère fatigue sur le dernier acte comme limite. Sinon il offre un Lohengrin lumineux sans être évanescent pour autant, très terrien mais avec des moments de grâce. La puissance de la voix lui permet de passer les chÅ“urs aux moments les plus dramatiques et juste après il offre des trésors de délicatesse, comme dans le fameux « In fernem Land » qu’il cisèle avec art, retenant toute la salle à ses lèvres. Une prestation superbe qui promet de belles choses dans l’avenir pour ce ténor !
Cette « deuxième » distribution aura été finalement très convaincante (même si Edith Haller a été remplacée en dernière minute par Martina Serafin), tout comme la direction de Philippe Jordan. C’est en fait la mise en scène qui n’aide pas à faire de cette soirée une grande soirée. Bonne certes, mais sans qu’elle reste dans les mémoires car le décalage entre la qualité du chant et les prestations scéniques empêchait de vraiment s’immerger dans la musique et l’histoire. Peut-être qu’il n’y avait pas eu beaucoup de travail de répétitions scéniques pour cette deuxième partie de représentations, ou encore peut-être que les acteurs n’étaient pas forcément très investis. Toujours est-il qu’on manque d’un peu de théâtre pour vraiment être absorbé par l’opéra. Dommage !
- Paris
- Opéra Bastille
- 08 février 2017
- Richard Wagner (1813-1883), Lohengrin, opéra romantiqu en trois actes
- Mise en scène, Claus Guth ; Décors et costumes, Christian Schmidt ; Lumières, Olaf Winter ; Chorégraphie, Volker Michl ; Dramaturgie, Ronny Dietrich
- Heinrich der Vogler, Rafal Siwek ; Lohengrin, Stuart Skelton ; Elsa von Brabant, Martina Serafin ; Friedrich von Telramund, Tomasz Konieczny ; Ortrud, Michaela Schuster ; Der Herrufer des Königs, Eglis Silins ; Vier brabantische Edle, Hyun-Jong Roh / Cyrille Lovighi / Laurent Laberdesque / Julien Joguet ; Vier Edelknaben, Irina Kopylova / Corinne Talibart / Laetitia Jeanson / Lilla Farkas
- ChÅ“ur de l’Opéra National de Paris
- Orchestre de l’Opéra National de Paris
- Philippe Jordan, direction