Carmen est régulièrement donné à Paris. Depuis quelques années nous avons eu droit à la maintenant presque légendaire production dirigée par Gardiner avec Anna Caterina Antonacci dans le rôle titre, dans l’écrin parfait de l’Opéra-Comique… ainsi que la production assez mitigée de l’Opéra Bastille avec la même Antonacci dans le rôle titre. Alors pourquoi proposer deux soirées en version de concert d’une Å“uvre qui est certes particulièrement populaire… mais qui va voir une reprise à Bastille dans quelques temps ! Le Théâtre des Champs-Elysées a misé sur l’originalité de la distribution et particulièrement sur les deux rôles principaux. En effet, alors qu’elle commence à élargir son répertoire vers le répertoire romantique, Marie-Nicole Lemieux fait ses premières armes dans le rôle de la Carmencita après avoir chanté quelques semaines auparavant Rodelinda de Haendel sur cette même scène. Grand écart stylistique et vocal entre ces deux rôles. On pourra aussi rappeler que Michael Spyres est actuellement salué sur les plus grandes scènes pour ses prestations dans le bel canto romantique et particulièrement Rossini où il reprend tous les grands rôles de baryténor du répertoire avec un succès certain. La curiosité est donc là … et en ce 2 février, la salle était particulièrement pleine !
Carmen est peut-être l’un des ouvrages les plus connus du répertoire. Tout le monde a déjà entendu l’un ou l’autre des grands airs du dernier opéra de Georges Bizet. Tellement populaire qu’il a été chanté de toutes les manières possibles et imaginables, parfois avec un manque de respect certain ou alors au contraire une attitude profondément respectueuse. Déjà , il faut savoir quelle partition proposer : avec dialogues parlés ou récitatifs composés par la suite ? Le choix n’est pas si anodin que cela car il change profondément la structure et l’équilibre de l’ouvrage. Ensuite, quel style vocal ? Le rôle titre a connu toutes les possibilités. A partir du moment ou la chanteuse avait les notes, elles adaptait le caractère et le personnage à ses moyens. Comment trouver un point commun entre Grace Bumbry et Victoria de los Angeles ? Ou encore entre Leontyne Price et Marylin Horne ? La créatrice Célestine Galli-Marié était réputée pour sa diction, son phrasé… et une voix de mezzo très claire et presque sopranisante. Alors de nos jours, elle se rapprocherait sûrement plus d’une Antonacci que d’une Lemieux. Mais au final, plus qu’une question de timbre ou de tessiture, n’est-ce pas plutôt une question d’interprétation ? On peut proposer une Carmen particulièrement aguicheuse, une autre ibérique en diable ou encore une autre au chant pulpeux ou au contraire un chant presque déclamé et parlé. D’immense possibilités interprétatives donc pour ce personnage fascinant.
Mais il faut commencer par le choix de la version… et si l’on est heureux de trouver la version originale avec dialogues parlés, il y a malgré tout des points négatifs dans la partition que dirige Simone Young. En effet on regrettera déjà la ré-écriture et la simplification des dialogues parlés… mais aussi les coupures. On perd l’air de Moralès en début d’œuvre, et le duo entre Don José et Escamillo est réduit à sa portion congrue. Vraiment dommage de ne pas offrir la partition dans son intégralité. Le but est sûrement de resserrer la soirée, de même que la mise en espace doit avoir pour but d’éviter un éventuel ennui… dommage pour la partition… et dans une certaine mesure aussi pour la mise en espace qui pose quelques soucis de mise en place (chant derrière l’orchestre et gros soucis de visibilité à certains moments).
Après ces reproches… il faut venir à la partie musicale qui elle est de haut niveau ! On saluera la prestation des chÅ“urs : adultes et enfants offrent une belle prestation même si on regrette que le chÅ“ur de Radio France manque un peu de finesse à certains moments. Mais la diction est soignée et le résultat assez nuancé. Simone Young dirige l’orchestre d’assez loin mais n’en conserve pas moins une poigne de fer sur tous les musiciens. Elle les soigne, les couve et les dirige d’un regard ou d’un mouvement. Il est assez fascinant de la voire manÅ“uvrer cette masse par quelques gestes qui ont un véritable effet comme lors des décalages parfois assez importants qu’elle résorbe en très peu de temps par un signe. Son interprétation est assez traditionnelle mais n’a pas à rougir des comparaisons. En effet, sans chercher à particulièrement alléger ou investir la partition, elle offre une vision claire et dynamique, qui ne manque jamais de puissance mais qui évite toujours les lourdeurs ou les effets faciles. La partition avance, le drame est implacable et parfois quelques choix de tempi sont assez intéressants par l’effet différent qu’ils proposent. L’orchestre en lui même manque peut-être par moments d’un peu de tension ou de tranchant, mais il se coule assez bien dans la vision du chef.
La distribution est particulièrement brillante dans son style francophone parfait. Ainsi, l’exemple des quatre bandits est frappant : les deux hommes sont des voix de caractères, habitués des rôles comiques et qui donc savent en faire juste ce qu’il faut pour éviter de verser dans la caricature mais en offrant du coup des prestations parfaites de justesse. Les deux dames ne sont pas en reste avec des timbres variés mais qui se marient très bien… et d’une présence sonore et théâtrale parfaites pour ces deux acolytes de Carmen. Enfin parmi les rôles secondaires on notera aussi la prestation plein de morgue et de noblesse de Jean Teitgen en Zuniga ainsi que l’exemplaire Frédéric Goncalves qu’on regrette de voir relégué à de si petits rôles alors qu’il a montré il y a quelques années dans Cléopâtre de Massenet qu’il était armé pour des rôles principaux. De superbes seconds rôles donc…
Pour les rôles plus importants, le résultat est peut-être moins marquant. En effet, si Jean-Sébastien Bou est un chanteur admirable dans une petite salle et dans un répertoire plus léger, il semble un peu perdu dans les habits du toréador Escamillo. Déjà il n’est pas avantagé par la mise en espace qui le fait chanter la première partie de son air en fond de scène… mais même lorsqu’il est plus en avant la voix manque un peu de mordant et de profondeur. La diction et le style sont bien sûr parfaits mais il manque cette puissance qui fait les grands Escamillo. Micaëla est un rôle assez simple et facile, lyrique et léger qui demande juste un certain investissement pour éviter qu’il ne verse dans la mièvrerie. Vannina Santoni a l’avantage de proposer une diction et un style assez parfaits. Mais à côté de cela, il lui manque un supplément d’âme et un aigu plus rond pour vraiment convaincre. En effet le chant est assez lisse et manque de vraie présence alors que l’aigu se fait souvent dur et tendu. La prestation n’a rien de déshonorant mais ne si hisse pas au niveau des rôles plus courts qui proposent aussi des compositions beaucoup plus investies et soignées.
Seul non francophone de la distribution, Michael Spyres impressionne par son implication à tous points de vues. Déjà il offre une diction limpide tant dans le chant que dans les dialogues parlés (on ne notera qu’un léger accent américain). On connaissait ses talents de linguiste depuis sa participation au Pré aux Clercs, mais il est toujours impressionnant d’entendre le travail effectué, surtout pour uniquement deux représentations. Le rôle de Don José est assez étrange tant il peut (comme le rôle principal) être chanté par de nombreuses typologies vocales. Ici le ténor offre une gradation de sentiments et de tension impressionnante. Le premier acte le montre tendre et doux, osant des demi-teintes sublimes sans jamais que le timbre ne blanchisse. On reste admiratif dans son duo avec Micaëla ! Bien sûr, il se permet un petit trille durant son arrivée chez les brigands (justifiant ainsi sa réputation de grand viruose)… mais c’est surtout la violence qui commence à poindre dans sa voix qui retient l’attention. En effet on connaît ce timbre vibrant et profond qui sait résonner même dans le grave sans pour autant sacrifier les aigus. Et c’est là qu’il se montre redoutable : la jalousie et la violence qui nait dans le cÅ“ur de Don José est traduit par ce vrombissement grave qui donne des frissons. Alors on peut certes noter des aigus un peu en force à vouloir les émettre avec puissance, mais quelle implication… ce « mais nous nous reverrons » en fin de troisième acte a fait vibrer le théâtre, tout comme le duo final où il commence tout en douceur et délicatesse, ne comprenant pas ce refus de Carmen… et après fait monter la tension pour un final bouleversant d’intensité. Le ténor montre ici qu’il n’a pas qu’une voix à l’étendue phénoménale et à la technique parfaite… c’est aussi un interprète qui peut se risquer avec parcimonie dans des rôles plus romantiques. Magistrale interprétation vocale comme théâtrale.
Enfin, celle pour qui ces représentations ont sans doute été prévues : Marie-Nicole Lemieux. On connaît le caractère volcanique de la chanteuse, brillante et généreuse. On pouvait donc s’attendre à une Carmen très expressive… incarnée de manière presque violente. Et au final on se trouve face à un personnage beaucoup plus nuancé voir même presque trop. En effet par moment les sentiments peinent à se dévoiler et le personnage reste légèrement lisse. La chanteuse cherche en effet à composer un personnage loin des extrêmes qu’il a connu parfois. Malgré une voix large et à l’aise dans le grave, elle évite toujours la sur-enchère vocale pour chercher un effet plus délicat. Le grave n’est jamais appuyé ou presque et l’aigu est glorieux (même si légèrement tendu en fin de soirée). Le chant est soigné aussi… avec un texte mis en valeur par de nombreuses nuances. Engagée à l’extrême, la chanteuse n’en contient pas moins son tempérament volcanique avec du coup un petit manque de liberté… jusqu’au duo final où la chanteuse perd toute retenue et offre une Carmen peut être un peu excessive dans certains accents, mais qui répond mot pour mot à la violence de Don José, qui lui tient tête avec morgue et fougue. Cette prise de rôle n’est au final pas si singulière que cela. Si l’on attendrait plus la mezzo-soprano dans des rôles comme Charlotte ou Dalila, sa Carmen fait mouche et est convaincante… Loin de la caricature que certaines grandes mezzo-soprano en ont fait, c’est une vraie femme ici, avec sa tendresse et ses doutes. Et la style de la chanteuse est assez parfait ! On attends avec hâte sa future Cassandres des Troyens !
La soirée aurait pu être juste une version de concert étrange… mais le résultat sera superbe, avec un grand investissement dramatique de chacun et une distribution de haut niveau. Dans ce genre de circonstances, on a trop souvent un ou deux chanteurs de haut niveau et de simples bons seconds rôles pour compléter l’ouvrage. Mais ici il y a un vrai travail stylistique et de troupe pour tous les seconds rôles. De même orchestre et chÅ“urs sont soignés et bien dirigés pour un résultat probant. Une belle surprise et une soirée dont on se souviendra longtemps.
A noter que le concert sera diffusé le 19 février à partir de 20h sur France Musique.
- Paris
- Théâtre des Champs-Élysées
- 02 février 2017
- Georges Bizet (1838-1875), Carmen, Opéra-Comique en 4 actes
- Version de concert
- Laurent Delvert, mise en espace
- Carmen, Marie-Nicole Lemieux ; Don José, Michael Spyres ; Micaëla, Vannina Santoni ; Escamillo, Jean-Sébastien Bou ; Frasquita, Chantal Santon-Jeffery ; Mercédès, Ahlima Mhamdi ; Moralès, Frédéric Goncalves ; Le Dancaïre, Francis Dudziak ; Remendado, Rodolphe Briand ; Zuniga, Jean Teitgen
- Chœur de Radio France
- Maîtrise de Radio France
- Orchestre National de France
- Simone Young, direction