Anne Sofie von Otter est connue dans le monde entier pour la variété de son répertoire. Elle qui a connu la gloire avec le baroque (on pensera notamment à son Ariodante dirigé par Minkowski) n’a jamais cherché à rester sur son terrain de prédilection, osant tout dans la mélodie comme dans la chanson populaire… et allant jusqu’à des Wagner un peu contestés mais d’une grande intelligence. Car s’il est un mot que l’on peut raccrocher à la mezzo-soprano suédoise, c’est sans doute l’intelligence. Intelligence du texte bien sûr, mais aussi intelligence dramatique et musicale, qui fait qu’elle trouve toujours la nuance juste, la façon de prononcer qui offre toute sa force à un texte chanté. Après les années glorieuses qui lui ont permis de se lancer dans le romantisme le plus tardif (de magnifiques Lied von der Erde dirigés par Claudio Abbado), la voix a commencé à perdre un peu de sa superbe, le volume à réduire sensiblement, la tessiture à se tasser… alors, intelligence encore, la chanteuse est revenue à des répertoires mettant moins en avant la puissance et la vocalité, mais plus le texte et la nuance où elle reste reine. Ce concert plonge dans le baroque en grande partie et pour se faire, elle s’est entourée de deux jeunes musiciens considérés comme les plus virtuoses de leur génération sur leurs instruments respectifs : Thomas Dunford au théorbe et Jean Rondeau au clavecin.
Dans le contexte de la Salle Gaveau, retrouver un programme qui mêle Dowland, Purcell, Lambert et Rameau est assez cohérent surtout vu l’accompagnement très réduit en effectif. Mais dans ce répertoire, le plus important n’est pas la masse orchestrale, mais bien la variété de l’accompagnement, l’inventivité des musiciens est primordiale. Et Anne Sofie von Otter a su trouver deux perles pour l’accompagner. Les deux jeunes musiciens sont en effet encensés. L’un est Jean Rondeau, jeune claveciniste très énergique qui a déjà enregistré quelques disques solistes et participe à des ensembles baroques voir même de jazz. Mais surtout, il y a Thomas Dunford, théorbiste de génie demandé par les plus grands ensembles baroques, aussi à l’aise dans l’épure que dans la virtuosité, qui lui aussi ne rechigne pas à glisser vers le jazz à ses heures perdues… mais toujours avec son théorbe (comme il l’avait fait dans les Jardins de William Christie en août 2017). Deux musiciens donc habitués à l’improvisation, qu’elle soit baroque ou jazz. La chanteuse est elle aussi une habituée du répertoire plus populaire et il était donc logique de les retrouver ensemble pour ce « Barock is pop !». Il est par contre vraiment touchant de voir le respect de ces deux artistes face à Anne Sofie von Otter : l’un comme l’autre semblent redevenus de petits enfants avec une personnalité qui les a fascinés durant leur jeunesse. Malgré la gentillesse de la mezzo-soprano, il restera tout au long du concert un petit mur de respect entre ces deux générations de musiciens.
Mais musicalement l’entente est parfaitement au rendez-vous ! Déjà entre les deux musiciens qui savent parfaitement se regarder et communiquer lorsqu’ils accompagnent et suivent von Otter, mais aussi dans les parties purement musicales comme Les Sauvages ou les extraits des suites de Jean-Baptiste-Antoine Forqueray. Si l’on sent bien que la direction est plus du côté de Thomas Dunford qui regarde et indique beaucoup de points forts à Jean Rondeau, la communion est parfaite. Bien sûr, la nature même des instruments fait que c’est le théorbe qui gagne souvent dans l’expressivité surtout joué de telle manière. En effet, on sent Jean Rondeau légèrement contraint par l’exercice et ne se lançant pas totalement dans ses improvisations, comme bridé par le fait de jouer en ensemble et non seul. Son clavecin sera beaucoup plus expressif dans les moments purement instrumentaux. De son côté, le théorbe de Thomas Dunford semble totalement épanoui durant tout le concert. Vivant et varié, d’une virtuosité parfaite mais aussi d’une grande expressivité, on retiendra par exemple ce Lachrimae de John Dowland : superbe moment de recueillement. De son côté Anne Sofie von Otter nous offre un chant très fin et nuancé. Les mauvaises langues diront qu’elle ne peut plus faire autrement… mais parfois on retrouve le timbre et la voix glorieuse. Aussi, mieux vaut rester convaincu que c’est à dessin qu’elle réduit le volume, qu’elle se rapproche du parlando par moments. Très expressive, elle nous fait profiter d’une diction parfaite que ce soit en anglais ou en français.
Le concert se décomposait en deux grandes parties. D’un côté les chants anglais et français… et de l’autre une suite et du contemporain. La première partie était donc assez traditionnelle et ne va pas choquer les auditeurs (bien présents mais sans que la salle ne soit remplie malheureusement !). Voulant jouer totalement la carte de l’expressivité, la chanteuse va beaucoup montrer ses personnages. Que ce soit debout face au pupitre ou assise devant le clavecin, elle bouge beaucoup et semble vraiment raconter une histoire au public. Il faut dire qu’avec sa diction toujours aussi belle et précise, il n’est pas difficile de suivre les textes. D’autant qu’elle nous en résume pour certains la trame dramatique dans une français légèrement exotique, mais aidée par Thomas Dunford en cas de besoin. Le premier air de Purcell est amené comme sorti du néant. Le premier « Music » semble comme une interrogation alors que la voix s’installe. Mad Bess sera déjà beaucoup plus opératique dans sa façon de l’aborder. Mais ce sont surtout le Dowland et Vos mépris chaque jour de Lambert qui marqueront par la délicatesse du phrasé. Les airs plus légers au sujet des mœurs des bergères sont bien sûr plein d’esprit et de piquant mais moins touchants (même si Jean Rondeau donne de la voix à l’évocation d’un chien !). Les pièces musicales seront superbes ici. Aux très connus Sauvages (même si l’on connaît plus la version remaniée des Indes Galantes) répondent la délicatesse de The Kung of Denmark’s Gaillard où Thomas Dunford se montre à son meilleur par la finesse des émotions qu’il distille alors que le Rameau est beaucoup plus expansif ! Et comment ne pas retenir Les Voix humaines de Marin Marais qui semble d’une telle modernité de par sa construction et son style mélodique !
La deuxième partie s’ouvre sur des extraits de suite de Jean-Baptiste-Antoine Forqueray où les deux musiciens ont de quoi montrer toute la virtuosité dont ils peuvent faire preuve. Jean Rondeau est en effet ici à son meilleur dans la première partie de la Portugaise par exemple. Mais l’ensemble de ce bouquet pour clavecin et théorbe est un vrai plaisir pour les oreilles tant on sent le bonheur de jouer ces superbes partitions. Puis vient la pièce étrange dans ce concert : My heart’s in the highlands d’Arvo Pärt. Comme nous l’indique Anne Sofie von Otter, c’est un bond de 250 ans que nous faisons, mais au final la présence de cette œuvre contemporaine est logique tant elle est inspirée du baroque. À l’orgue, Jean Rondeau va constituer une basse obstinée durant tout l’ouvrage de près d’une dizaine de minute. Et la voix de la chanteuse va progressivement s’éveiller avant de retomber dans le calme. La pièce a quelque chose de fascinant dans ce crescendo puis decrescendo qui la compose. Et le chant presque désincarné de notre mezzo offre un portrait troublant et presque hypnotique. C’était donc la fin du programme annoncé…
Mais les surprises prévues devaient arriver et en expliquant combien la musique baroque a influencé de nombreux compositeurs, voici que les trois musiciens vont nous offrir des chansons pop par de grands « songwriter ». Björk, Kate Bush, Paul Simon, Sting… et le moins connu Ron Sexsmith. Si ce sont des chansons pop, ce sont avant tout des chansons fortement construites et où la musique joue un rôle important. Le cas de Sting est assez simple tant le chanteur a montré son attachement à la musique baroque, allant jusqu’à enregistrer un disque consacré à Dowland. Pour les autres, le lien est moins marquant, mais en écoutant les arrangements magiques proposés par Jean Rondeau et Thomas Dunford, on comprend le lien et la logique de les proposer en fin de concert. Car en effet, passé le premier effet de surprise, l’accompagnement de Khaty’s song coule de source, comme si le théorbe était une guitare encore plus expressive et le clavecin un piano plus fin et virtuose. Chacune des chansons est ré-inventée sans à aucun moment qu’elle ne soit trahie. La chanteuse aussi évite d’user de sa voix lyrique sauf en de rares moments. Dans cet exercice, certains chanteurs utilisent un micro, mais Anne Sophie von Otter n’en a pas besoin vu les dimensions de la salle. Et c’est donc cette voix suave (qui aurait déjà été remarquée sans tout son passé lyrique) qui s’élève pour entrer dans les compositions marquées par leurs compositeurs. Un moment de magie pure car là encore, le bonheur est palpable chez les trois artistes rassemblés : bonheur de partager entre eux ces moments de musique, mais aussi bonheur de montrer combien la frontière entre musique dite classique et musique actuelle est peu étanche, combien le baroque qui semble si loin de nous peut rapidement se rapprocher de la pop actuelle.
Bien sûr, le public ne pouvait les laisser partir ainsi. Et c’est donc avec un autre « songwriter » qu’ils reviennent. Un certain Claudio Monteverdi et le madrigal Si dolce è’l tormento si souvent chanté avec des bonheurs divers. Anne Sophie von Otter l’avait déjà enregistré il y a quelques années pour son récital « Sogno barocco » superbement accompagnée par Leonardo Garcia Alarcon. Ici la pièce trouve toute sa délicatesse avec l’accompagnement encore une fois et la voix s’envole, retrouvant cette technique lyrique dépourvue de toute affectation. La chanteuse est chez elle dans ce répertoire et des années après un Néron remarqué à Aix-en-Provence retrouve cette fusion avec la musique du compositeur italien. Le deuxième bis est annoncé comme un air de cours… et en effet, cela commence comme tel… puis la mélodie se transforme vers quelque chose de connu… qui trotte derrière notre tête sans que l’on arrive à mettre un nom dessus. Puis viennent les premiers mots : « On a tous quelque chose en nous de Tennessee ». Un petit rire parcours la salle… en effet, peu du public présent ce soir doit être vraiment touché par la disparition quelques jours auparavant de Johnny Halliday. Bien sûr certains von trouver cela un peu opportuniste de la part d’une chanteuse qui ne devait pas trop connaître le chanteur. Mais nul doute que pour les deux jeunes musiciens, c’est un personnage d’une époque qui est ici salué. Après une autre ovation, voici que la chanteuse revient, susurrant du bout des lèvres « Allons, allons il faut partir » avant de chanter la mélodie de Dowland sur le même texte mais bien sûr en anglais cette fois. Adieux de toute beauté et plein de charme.
Avec son programme qui était déjà original à l’origine et complété par ces revisites de chansons populaires, le concert valait de se déplacer. Il était de plus servi par trois artistes majeurs. Deux en pleine gloire et l’une qui reste immense malgré les quelques signes de faiblesse. Entendre ces trois musiciens donner toute leur passion dans ces pièces était un vrai bonheur, justement salué par le public par de longues ovations mais aussi une écoute religieuse. Merci madame Anne Sofie von Otter. Merci d’avoir choisi deux grands musiciens pour vous accompagner, merci pour le choix du programme, merci pour votre chant particulièrement touchant… et merci pour toute votre carrière si riche en émotions !
- Paris
- Salle Gaveau
- 11 décembre 2017
- Henry Purcell (1659-1695) : Music for a while, Mad Bess, An Evening Hymn
- John Dowland (1563-1626) : Can she excuse my wrongs, The Kung of Denmark’s Gaillard, Lachrimae, Now o now I need must part
- François Couperin (1668-1733) : Les barricades mystérieuses
- Gabriel Bataille (1574-1630) : Ma bergère non légèrement
- Marin Marais (1656-1728)Â : Les voix humaines
- Michel Lambert (1610-1696) : Ma bergère est tendre et fidèle, Vos mépris chaque jour
- Jean-Philippe Rameau (1683-1764)Â : Les sauvages
- Jean-Baptiste-Antoine Forqueray (1699-1782), Suite : La Portugaise, La Sylva, Jupiter
- Arvo Pärt (1935) : My heart’s in the highlands
- Björk (1965) : Cover me
- Kate Bush (1958)Â : Bertie
- Sting (1951)Â : Fields of gold, Hush child
- Ron Sexsmith (1964)Â : Maybe this Christmas
- Paul Simon (1941) : Khaty’s song
- Claudio Monteverdi (1567-1643) : Si dolce è’l tormento
- Michel Berger (1947-1992)Â : On a tous quelque chose
- Anne Sofie von Otter, mezzo-soprano
- Thomas Dunford, théorbe
- Jean Rondeau, clavecin