Rien que le nom de Patrice Chéreau associé à celui d’Elektra avait fait trembler d’impatience nombre de lyricomanes. Certains ont eu la chance de voir le spectacle dans le Grand Théâtre d’Aix en Provence, d’autres l’ont suivi sur Internet… et moins d’un an après, c’est en DVD que nous est servi ce spectacle. Résultat du montage de deux représentations et de plans serrés réalisés lors des dernières répétitions, on y retrouve l’impact visuel montré par le direct et particulièrement la prestation hallucinante et hallucinée d’Evelyn Herlitzius. Quelques mois après cet immense succès, le metteur en scène Patrice Chéreau disparaissait, rendant encore plus important son dernier travail lyrique.
Elektra a vu bon nombre de mises en scène aussi variées qu’étranges : les deux dernières productions de l’Opéra National de Paris en sont un exemple (Hartman et sa vision sinistre, Carsen et son ballet mortuaire)… mais aussi des visions très traditionnelles comme la production du Metropolitan où l’on peut voir l’affrontement de Birgit Nilsson et Leonie Rysanek au début des années 1980… ou plus proche encore de nous la production oppressante de Lehnhoff à Salzbourg. Ici, Patrice Chéreau a misé sur la simplicité avec des costumes intemporels et un décor sobre qui ménage tous les espaces nécessaires pour faire évoluer les personnages tout imposant une ambiance oppressante avec ces ombres et ces grandes murailles qui ferment toutes les perspectives. Cette simplicité a l’avantage de nous laisser toute la liberté pour scruter les personnages et les relations qui les lient dans le passionnant travail de Patrice Chéreau. Chaque mouvement, chaque personnage est travaillé, même les servantes gagnent une vraie épaisseur : bien loin de la masse grouillante et anonyme qu’on peut voir souvent, elles sont ici fortement différenciées et individuelles. Le tuteur d’Oreste est lui aussi intégré dans ces relations comme le montrent ses retrouvailles avec une servante. Mais ce sont la mère et les deux filles qui retiennent l’attention avant tout. Patrice Chéreau a la chance de disposer de deux très grandes actrices pour les rôles d’Elektra et Klytämnestre. Non pas qu’Adrianne Pieczonka soit indigne, mais il est difficile de luter face à la présence que peuvent dégager Evelyn Herlitzius et Waltraud Meier. La direction d’acteur est particulièrement détaillée, les visages hautement expressifs… on sent tout le travail qui a été fait entre tous ces artistes pour obtenir un telle fluidité et un tel engagement. Le travail de Patrice Chéreau nous fait plonger au cÅ“ur de cet affrontement entre deux femmes où les autres personnages ne sont au final rien d’autre que des pions et des outils.
On l’a dit, les servantes et serviteurs bénéficient d’un beau travail scénique… mais aussi d’une belle caractérisation vocale puisque chacun possède son timbre bien reconnaissable, sa présence différente. Bien sûr, il faut saluer la présence de deux anciens dans les petits rôles du Vieux Serviteur et du Tuteur d’Oreste. Le premier n’est autre que le Wotan de Bayreuth sous la direction de Chéreau : Donald McIntyre ne possède plus beaucoup de voix mais son autorité lui suffit pour imposer son personnage. De même Franz Mazura n’a plus beaucoup de notes à nous faire entendre, mais le charisme reste entier.
Tom Randle en Aegisth est assez parfait par son manque de prestance vocale : la voix est saine et plutôt agréable mais sans aucun caractère, parfaitement apte à rendre la faiblesse de ce personnage sans pour autant le montrer comme souvent sous les traits d’un homme abject.
Au contraire, l’Oreste de Mikhail Petrenko impressionne par sa voix et son imposante figure. Avant même sa grande scène avec sa sÅ“ur, son entrée en scène signifie le danger. Et la voix sonore de basse se coule parfaitement dans ce rôle souvent distribué à des barytons : l’avantage d’une basse est que les graves sont plus sonores et la noblesse plus imposante. Et puis il y a le chant implacable, presque désincarné de cet Oreste qui n’est plus que l’instrument de la vengeance : droite, sobre, impressionnante. Il faudra attendre la reconnaissance pour que le personnage se libère et que Petrenko fasse vivre son chant. La rupture est marquante et fort bien vue.
Le rayon de soleil est en général apporté par la jeune Chrysothemis mais ici, Adrianne Pieczonka compose une femme plus mûre que souvent, d’un caractère affirmé. Non pas dominée par Elektra, elle est au contraire maternelle avec sa sÅ“ur. Le caractère du rôle ne permet pas de grands élans de violence, mais on sent dans cette voix tout le drame intérieur qu’elle vit, portant son malheur mais aussi celui d’Elektra dans son cÅ“ur. Il faut guetter les passages de lyrisme pur où la voix se libère avec passion avant d’être vite emprisonnée par la raison, par la responsabilité qui est la sienne. Scéniquement vivante et noble, elle manque un tout petit peu de cet abandon qui permet à ses deux collègues de vivre totalement leur personnage. Mais la composition est juste, la voix superbe et le personnage extrêmement touchant.
Il faut bien avouer que la voix de Waltraud Meier a perdu de sa constance et de son étendue depuis quelques années. Son répertoire s’en ressent d’ailleurs puisqu’elle chante de plus en plus de rôles de caractère. Mais la chanteuse conserve toute son intégrité et ne joue pas de ses problèmes vocaux : le chant reste contenu et précis. Il faut dire que le personnage vu par Patrice Chéreau semble être du cousu-main pour elle : loin de l’être immonde qui nous est régulièrement présenté, cette femme se repend et prend pitié de sa fille. Noble et fière bien sûr, mais avec une blessure qui la tiraille et lui rappel continuellement ses fautes. Et on peut compter sur Waltraud Meier pour savoir justement jouer ce personnage tant scéniquement que vocalement : chaque mot est pensé et sculpté, depuis le parlendo jusqu’au lyrisme du haut de la tessiture où brusquement se retrouve la femme fière et puissante (et la cantatrice qui se consuma en Isolde). La palette d’expressions est large et vraie pour un portrait loin de cette vision uniformément haineuse ou détraquée qui est très souvent montrée.
Mais encore plus impressionnante est la composition d’Evelyn Herlitzius ! Elle tient en effet la scène d’un bout à l’autre de l’œuvre avec force et conviction. Sa prestation est tellement vécue qu’on en vient à se demander comment elle peut concilier chant et implication théâtrale. Les gros plans la montrent aussi expressive par le visage que par la voix, toujours juste. La violence et le désespoir sourdent du personnage par chacune de ses postures et des couleurs de son chant. Depuis la prostration jusqu’au délire de violence, Herlitzius nous tient en haleine et frappe par son jeu. Et vocalement la puissance émotionnelle est aussi forte. On notera bien quelques petites errances de justesse dans son premier monologue, mais plus le drame avance et plus la voix est libre et juste, jamais tendue même dans les plus durs aigus, colorant avec une justesse rare les phrases, sachant respirer et dire le texte pour encore en renforcer le sens ou la violence. Elektra est sûrement parmi les personnages les plus prenants du répertoire et Evelyn Herlitzius en donne une interprétation magistrale d’un bout à l’autre.
Il faut aussi noter le très juste choix dans la distribution des trois personnages féminins principaux. Car malgré les différences de voix de chacune, on retrouve quelque chose de commun, une zone où ces trois voix se retrouvent et se ressemblent. Bien sûr, Waltraud Meier aurait pu nous donner sa vision d’Elektra… mais Adrianne Pieczonka n’est pas loin elle aussi d’avoir les moyens de chanter une Elektra moins violente mais toute aussi décidée. Et avec sa voix si prenante on ne doute pas qu’Evelyn Herlitzius pourrait donner vie à Klytämnestra alors qu’il y a quelques années son lyrisme aurait fait merveille en Chrysothemis. Bien sûr chacune est ici distribuée vers le rôle qui lui convient le mieux, mais la proximité des chanteuses permet de renforcer les liens familiaux.
Et l’orchestre me direz-vous ? Esa-Pekka Salonen fait lui aussi un magnifique travail de couleurs et d’ambiances : refusant la violence perpétuelle, il sait mettre en avant quelques moments de repos avant de nous replonger dans un orchestre tendu à l’extrême, jouant plus sur la sècheresse des attaques que sur le volume pour rendre la violence de la partition. L’Orchestre de Paris réagit très bien à ses indications et il n’y aura que de très très rares passages où la netteté du chef est noyée par la lourdeur de l’orchestre.
Au final, on est frappé par la concentration des moyens qui sont mis en œuvre pour donner vie à cet opéra. Pas de débauche de décors, pas de débauche sonore, mais une vision très humaine et humble face à cette partition. Un grand travail de troupe sur tous les détails pour un spectacle plein de vie et de vérité.
- Richard Strauss (1864-1949), Elektra
- Mise en scène, Patrice Chéreau ; Décors, Richard Peduzzi ; Costumes, Caroline de Vivaise ; Lumières, Diminique Bruguière
- Elektra, Evelyn Herlitzius ; Klytämnestra, Waltraud Meier ; Chrysothemis, Adrianne Pieczonka ; Orest, Mikhail Petrenko ; Aegisth, Tom Randle ; Der Pfleger des Orest, Franz Mazura ; Ein junger Diener, Florian Hoffmann ; Ein alter Diener, Donald McIntyre ; Die Aufseherin/Die Vertraute, Renate Behle ; Erste Magd, Bonita Hyman ; Zweite Magd/Die Schleppträgerin, Andrea Hill ; Dritte Magd, Silvia Hablowetz;Vierte Magd, Marie-Eve Munger;Fünfte Magd, Roberta Alexander
- Orchesre de Paris
- Coro Gulbenkian
- Esa-Pekka Salonen, direction
- 1 DVD BelAir Classiques BAC110. Enregistré au Festival d’Aix en Provence, en juillet 2013.