Le Festival d’Aix-en-Provence est renommé pour Mozart et les créations, mais aussi depuis quelques années par des productions d’ouvrages romantiques de prestige comme Tristan und Isolde pour 2021. Mais l’ADN du festival est aussi porteur de gènes baroques bien sûr, qu’ils soient italiens ou français. Après l’annulation malheureuse de tout le Festival l’année dernière et en particulier de L’Incoronazione di Poppea, voici un spectacle entièrement dévolu au baroque et même on pourrait dire au premier baroque italien tant il est centré sur Monteverdi, ses contemporains et ses descendants directs. Pas d’ouvrage complet mais une sorte de pasticcio avec comme pièce centrale le fameux Combatimento di Tancredi e Clorinda de Monteverdi. Et pour nous faire entendre des ouvrages souvent rares, un grand habitué des résurrections a été convoqué en la personne de Sébastien Daucé accompagné de son Ensemble Correspondance. Le choix du Théâtre du Jeu de Paume est aussi une excellente idée tant le cadre permet de profiter de tous les détails, mais aussi d’être proche de la scène où Silvia Costa a concocté un spectacle assez étrange.
Le spectacle s’intitule Combattimento, la théorie du Cygne Noir. Mais d’abord, qu’est-ce qu’un “Cygne Noir” ? Un Cygne Noir est un évènement inattendu qui va demander une travail de deuil et d’acceptation pour que la société puisse par la suite se reconstruire et repartir de l’avant. Dans le spectacle qui nous occupe, l’événement est la mort de Clorinde. Voici donc le point de départ d’une soirée qui réunit de magnifiques partitions sources de grandes émotions. La dramaturgie d’Antonio Cuenca Ruiz et Silvia Costa veut donc nous montrer cette reconstruction d’une communauté. La soirée sera donc découpée en plusieurs moments :
- Prologue : première partie du Hor che’l ciel e la terra de Monteverdi
- I. Combat : Il combattimento di Tancredi e Clorinda
- II. Lamentations : jusqu’à la berceuse de Tarquinio Merula (Lamentation de la Mère, Lamentation de la Fille, Chanson de la Mer)
- III. Soulèvement et Reconstruction : jusqu’a “Da l’oriente sorgo ridente” (Le Ballet des Fantômes, La Nuit, Le Sommeil et sa Suite, La Renaissance et l’Aurore)
- Épilogue : deuxième partie du Hor che’l ciel e la terra de Monteverdi
Pour ce faire, Silvia Costa nous donne à feuilleter un grand livre d’images qui peuvent être magnifiques visuellement, mais aussi être assez complexes à interpréter. Le prologue se passe dans un noir quasi complet d’où émergent les voix des chanteurs, silhouettes sombres seulement éclairées par quelques traits de lumière. Il faut avouer que la partie concernant le combat sera assez complexe à analyser. Si visuellement les images peuvent être belles avec ces deux amants vêtus de blanc (costumes à tiroirs très ingénieux permettant de faire apparaître des oriflammes) de part et d’autre du récitant vêtu en noir, on peine à comprendre la symbolique. On croirait être dans un cabinet d’ophtalmologie avec ces cibles, ces deux parties rouges et vertes, ces lettres de plus en plus petites… Mais quel est le rapport avec Il Combattimento di Tancredi et Clorinda? Serait-ce pour signifier de façon peu délicate l’aveuglement de Tancrède qui ne veut pas voir contre qui il doit se battre? Il aurait sans doute été plus simple de le signifier par un autre moyen que par ces couleurs assez violentes qui peuvent surprendre mais finalement lasser, tout comme ces néons figurant les lances des chevaliers. Les lamentations verront une scénographie plus sobre, nous emmenant plus chez les premiers colons américains ou toute autre religion sévère avec ces costumes noirs et la petite collerette blanche. Ici des images fortes comme celle de Lucile Richardot traversant la scène en tirant une enclume, symbole du poids de sa douleur après avoir campé une mère déplorant la perte d’un enfant. De même, l’arrivée de Julie Roset avec un petit cercueil sur la tête est une image forte… mais peu cohérente avec le sous-titre de la partie. Nous sommes dans la lamentation de la fille mais ce que nous voyons ici est bien la lamentation d’une mère suite à la perte d’un enfant. Arrive la partie concernant le soulèvement et la reconstruction. J’avoue ne pas avoir vu de soulèvement. L’apparition d’une carte sur laquelle des topographes tracent des routes, puis vont déposer des éléments de maquette pour créer une ville idéale fait plus penser à des apprentis dieux voulant fonder leur civilisation. Difficile aussi de comprendre l’arrivée de ce champignon nucléaire qui vient balayer tout leur travail alors que justement il semblait que la reconstruction était bien avancée. Mais Lucile Richardot en maîtresse d’école détruit tout le travail commun. Le calme reviendra avec l’irruption du Sommeil qui inspire de nouvelles choses aux élèves pour leur prochaine création. Arrive ensuite une femme sur scène, dont les vêtements semblent la brûler avec cette fumée qui s’échappe d’elle. Quelle en est donc la signification alors que nous en sommes à la partie Renaissance et Aurore? Finalement, cette femme va se déshabiller totalement et s’allonger lascivement au milieu de la maquette en ruine. Est-ce une référence à un tableau? Difficile de ne pas penser par exemple à La Naissance de Vénus de Botticelli ici. Mais même avec une référence, le sens reste assez obscur pour la signification de ce personnage. Lorsque l’on découvre dans le programme que la metteuse en scène Silvia Costa collabore depuis 2008 à presque toutes les productions scéniques de Romeo Castellucci… on découvre que la compréhension du sens par le spectateur n’est pas forcément la priorité lors de la conception du spectacle!
Mais après tout, en dehors des bruits de scène qui peuvent parfois un petit peu gêner, cette mise en scène n’empêche pas de profiter de l’immense qualité de l’interprétation musicale. Sébastien Daucé a déjà montré tout son art dans le répertoire français avec des programmes aussi ambitieux que le Concert Royal de la Nuit ou dans des pièces plus resserrées comme La Descente d’Orphée aux Enfers de Charpentier. On retrouve ici les mêmes qualités : il aime cette musique et en fait ressortir toute la force émotionnelle, sachant laisser sa juste place au texte sans oublier pour autant de faire vivre un magnifique continuo. D’un bout à l’autre de la soirée, les douze musiciens de l’Ensemble Correspondance créent avec la complicité de leur chef (au clavecin) un écrin sonore luxueusement détaillé mais jamais surchargé. Il faut aussi saluer les choix musicaux et l’agencement de ces derniers. Alternant avec bonheur des lamentations solistes ou des ensembles, passant de l’opéra à la musique liturgique (avec les magnifiques Leçons de Ténèbre de Tiburtio Massaino), nous avons un panorama vaste et varié de la musique de l’époque et des affects qu’elle pouvait mettre en avant.
Il est difficile de parler de tous les chanteurs car nous avons avant tout ici un groupe, un ensemble qui sait parfaitement s’accorder pour nous faire vibrer avec des accords magnifiques suite à l’habitude qu’ils ont de la polyphonie (la dernière note du concert en est l’exemple parfait, avec cette basse obstinée d’où se détachent les voix aiguës!). Mais tout de même, comment ne pas retenir quelques individualités favorisées par le fait qu’elles ont droit à de grands moments solistes. Les plus habitués au répertoire semblent être Lucile Richardot et Valerio Contaldo. Dans les deux cas nous avons une technique et un art de la variation assez impressionnants. Chaque mot est saisi et porté avec sens. Et la voix si particulière de Lucile Richardot! Ce timbre immédiatement reconnaissable permet de donner vie aux plus grandes figures tragiques et l’air extrait de La Didone est un grand moment du concert. Valerio Contaldo se montre aussi très bon dans le Combattimento entre autre, mais le timbre n’est pas des plus beaux. Pour les autres chanteurs, on retiendra la beauté vocale légère et fruitée de Julie Roset, la force dramatique de Caroline Weynants parfaitement complémentaire dans le registre de soprano, le ténor clair et bien projeté de Antonin Rondepierre (lui aussi complémentaire du ténor plus sombre de Contaldo) ou la basse magnifique de Nicolas Brooymans. Mais au final, c’est avant tout le travail d’ensemble qui est magnifique. Bien sûr, les individualités ressortent lors des parties solistes, mais on revient toujours à cette magnifique polyphonie parfaitement dosée et mise en place.
Ce concert aura été un grand moment musical, permettant de découvrir des pièces superbes et rares, mais aussi d’entendre cette musique dans des conditions optimales. La mise en scène n’était certes pas très compréhensible et plutôt étrange, mais elle n’empêchait pas de rentrer dans la musique magnifiquement préparée par Sébastien Daucé. Avec l’Ensemble Correspondance et les superbes solistes réunis, voici une représentation qui marque. Le concert a été enregistré par France-Musique le 7 juillet et est disponible ICI.
- Aix-en-Provence
- Théâtre du Jeu de Paume
- 18 juillet 2021
- Mise en scène, Silvia Costa ; Costumes, Laura Dondoli ; Lumière, Berd Purkrabek ; Dramaturgie, Antonio Cuenca Ruiz
- Giovanni Battista Buonamente (1595-1642), Sonata
- Claudio Monteverdi (1567-1643), Hor che’l ciel e la terra, SV 147 (première partie)
- Claudio Monteverdi (1567-1643), Il combattimento di Tancredi e Clorinda, SV 153 (VC, JR, EB)
- Tiburtio Massaino (1550-?), Musica super Threnos Jeremiae prophetae : Première leçon de ténèbres du premier jour
- Francesco Cavalli (1602-1676), La Didone : “Alle ruine del mio regno” (LR)
- Giacomo Carissimi (1605-1674), Christus factus est : Sonata
- Giacomo Carissimi (1605-1674), Historia di Jephte : “Plorate colles” (JR)
- Tiburtio Massaino (1550-?), Musica super Threnos Jeremiae prophetae : Deuxième leçon de ténèbres du premier jour
- Tarquinio Merula (1695-1665), Canzonetta spirituale sopra alla nanna : “Hor ch’e tempo di dormire” (CW)
- Luigi Rossi (1597-1653), La cecita del misero mortale (LR, AR, CW, BS, NB)
- Luigi Rossi (1597-1653), Il Palazzo incantato : Sinfonia prima – Ballo dei Fantasmi
- Francesco Cavalli (1602-1676), Egisto : “Tenebrose mie squadre, ombre guerriere” (LR)
- Tiburtio Massaino (1550-?), Musica super Threnos Jeremiae prophetae : Troisième leçon de ténèbres du premier jour
- Francesco Cavalli (1602-1676), Gli amori di Apollo e Dafne : “Già dell’alba vicina) (VC, AR, BS, NB)
- Francesco Cavalli (1602-1676), Gli amori di Apollo e Dafne : “Sorgi bianco principio” (NB, EB, AR)
- Francesco Cavalli (1602-1676), Egisto : “Da l’oriente sorgo ridente” (JR)
- Claudio Monteverdi (1567-1643), Hor che’l ciel e la terra, SV 147 (seconde partie)
- Juliet Roset / Caroline Weynants, soprano
- Lucile Richardot / Blandine de Sansal, mezzo-soprano
- Valerio Contaldo / Antonin Rondepierre, ténor
- Étienne Bazola / Nicolas Brooymans, basse
- Ensemble Correspondances
- Sébastien Daucé, direction