2009 était l’année Haendel… Combien de récitals sont sortis à ce moment là pour vanter le compositeur et donner vie aux airs qu’il composa pour les castras et sopranos de son temps ? Au milieu de toutes ces voix aigües, quelques récitals de ténors, et ce récital pour baryton-basse. Car si ce ne sont pas souvent dans des rôles importants, la basse de l’époque trouve en Haendel un compositeur varié et prolixe, donnant à l’instrument des mélodies et des situations dramatiques variées. Plus habitué aux emplois italiens de Mozart, Bellini, Donizetti ou Rossini, Ildebrando d’Arcangelo créé l’évènement lors de la sortie de son premier récital soliste en proposant tout un panel de personnages allant du magicien au général d’armée en passant par le père ou le tyran. Des personnalités très divers donc dans des airs aux situations variées.
Pour Ildebrando d’Arcangelo, la musique de Georg Friedrich Haendel n’est pas une inconnue loin de là étant donné que son père, organiste de métier, jouait beaucoup de ce compositeur et du coup, le jeune garçon baigna tôt dans une musique pour laquelle il conserve un fort attachement. Et pourtant, ce compositeur reste absent de ses prises de rôles. Il faut dire que sa carrière est déjà bien occupée par Mozart en premier lieu (c’est son Leporello qui lança sa carrière internationale), mais aussi le bel canto romantique italien. Tout au long de sa carrière, il va tout de même chanter dans des Å“uvres baroques avec par exemple Haydn, Mercadante, Pacini ou encore Vivaldi (le rôle titre de Bajazet sous la direction de Fabio Biondi). Pour tous ces répertoires abordés, il faut une technique à toute épreuve bien sûr, mais se confronter aux airs d’Haendel est une aventure tout de même importante. Car si Rossini ou Vivaldi demandent une certaine virtuosité, Haendel a créé pour les airs ici rassemblés de nombreux exploits vocaux en terme de tessiture (« Fra l’ombre gl’orrori » de Aci, Galatea e Polifemo se déploie du Ré 1 au La 3, soit deux octaves et demi…), en terme de vocalises (« Voli colas sua tromba » de Ariodante par exemple) ou encore de tenue de souffle (le fameux « Ombra mai fu » extrait de Serse). Mais en plus de ces difficultés techniques, il faut aussi définir au travers d’un rôle assez court un personnage au caractère bien trempé, et là doit intervenir l’homme de théâtre qu’est Ildebrando d’Arcangelo. Si sur scène, sa présence emporte l’adhésion par son charisme et l’impacte de sa voix sombre et puissante, il lui faut ici donner toutes ces émotions par la voix seule.
Le choix des airs ici rassemblés provient d’un choix du chanteur lui même. Il voulait explorer toute la carrière du compositeur et ainsi se frotter à plusieurs grandes basses telles que Giuseppe Maria Boschi, Antonio Montagnana ou Gustavus Waltz. Mais il ne faut pas prendre le terme de basse dans le sens actuellement employé, puisque cette classification comprenait non seulement les basses telles que nous les concevons actuellement, mais aussi les barytons. Aussi, on ne s’étonnera pas d’entendre des registres assez différents. Avec sa voix de baryton-basse, Ildebrando d’Arcangelo possède une étendue à priori idéale pour ce répertoire. Les compositions ici abordées s’étalent sur trente ans, depuis Aci, Galatea e Polifemo (une cantate profane) jusqu’à Ezio. On notera la présence d’œuvres très connues, mais aussi d’autres beaucoup plus confidentielles comme Apollo e Dafne ou Siroe, re di Persia. Soucieux de la rigueur stylistique, le chanteur a choisi un orchestre sur instruments d’époques pour l’accompagner dans cette aventure. Sans doute conseillé sur les variations à adopter dans les différents airs, Ildebrando d’Arcangelo ne recule pas devant la difficulté tant il propose des reprises variées et ornementées sans pour autant qu’elles n’en soient surchargées. Très à l’aise dans l’aigu, il va souvent interpoler une note vers le haut plus que le bas, mais jamais ce ne sera une note tenue et démonstrative. Et soulignons la qualité globale des ornements qu’il propose, avec juste un trille trop peu maitrisée dans certains airs.
S’ouvrant sur un air vigoureux et puissant d’Agrippina, le chanteur pose directement les bases du chant qui restera tout au long de ce disque. La voix est sonore et sombre, particulièrement adaptée à ce personnage présomptueux, et l’ornementation variée et bien menée. Si ce personnage convient parfaitement à une émission un peu trop homogène, on se trouvera parfois un peu frustré d’entendre une voix trop péremptoire et manquant un peu de nuances. Ainsi, le magicien Zoroastro d’Orlando ne tranche par vraiment dans le ton qu’il adopte par rapport à Claudio qui ouvre ce récital. On entend dans les deux cas un homme orgueilleux sans avoir tout à fait de variation dans le personnage si ce n’est par une vocalisation moins agressive chez le bon magicien. Le Roi Corsoe de Siroe, re di Persia trouve par contre des accents tragiques en apprenant qu’il a tué son fils innocent. L’horreur de son geste est bien rendue par ce père tiraillé entre son amour pour son fils et ses devoirs. Revenant à un air plus vaillant avec le personnage fourbe de Garibaldo de Rodelinda, d’Arcangelo montre une vocalise plus relâchée que d’habitude. Même si la technique reste impressionnante, certains passages sont quelques peu savonnés. Par contre, l’aigu est aisé et la tenue de souffle impressionnante. Avec Ariodante, la noblesse de ton du chanteur trouve un terrain particulièrement propice dans le premier air du Roi ici présenté. Lente lamentation majestueuse, le timbre peut se déployer sur une mélodie assez sobre et on sent toute la douleur de la perte de sa fille et de son futur gendre. Tranchant avec ce premier air, le deuxième montre au contraire l’exultation du Roi avec un air martial plein de virtuosité bien contrôlée par le chanteur, même si l’extrême grave peine à sortir totalement. Mais la voix répond parfaitement aux trompettes du triomphe. Peut-être le plus beau moment de ce disque, l’air de Polifemo de Aci, Galatea et Polifemo est magistralement rendu. D’une délicatesse rare, assumant la tessiture inhumaine avec un grave sonore sans être appuyé et un aigu extrême contrôlé, le chanteur adopte une retenue parfaitement en accord avec la tristesse du géant. Sur un accompagnement très discret fait de balancement lent, le chant se déploie, à la fois douloureux et doux avec des passages mixés mais un aigu parfaitement projeté sans qu’il en soit crié. Un exemple de chant délicat et de technique. Dans un tout autre domaine, l’air du Roi d’Écosse de Rinaldo qui vient après montre une toute autre maitrise technique avec une démonstration de vocalisation à la hauteur de l’enjeu dans un air plein de puissance et de noblesse. Le retour à Ariodante pâti de la comparaison avec les deux airs précédents tant le personnage peine à exister. La raison en vient-elle du chanteur ou de la partition ? Peut-être un peu des deux. Avec le retour de Zoroastro, on retrouve un air plein de hauteur et de noblesse qui demande virtuosité et présence vocale. Seul air non composé pour une basse, « Ombra mai fu » de Serse reste pour le coup plus une curiosité qu’autre chose. Air sûrement le plus connu du compositeur, on peut comprendre aisément l’attraction qu’il peut exercer sur un chanteur. La mélodie se fait enjôleuse et variée alors que de petits détails d’ornementation donnent ce brillant à une composition très sobre et calme. Moment de calme dans l’opéra comme dans ce récital, la voix semble se reposer. Par contre, ce n’est pas là que d’Arcangelo est le plus marquant malgré un beau soin de la ligne car le côté rêveur ne convient pas tellement à cette voix sombre et mâle. Retour aux nobles personnages avec Varo, ami et soutient d’Ezio. Air guerrier par excellence, accompagné qu’il est par des cuivres réguliers qui ponctuent les paroles du soldat, il est enlevé par une parfaite tenue du chanteur qui ne faiblit que dans quelques vocalises moins bien réalisées. Mais le reste du chant est fort bien mené pour nous entrainer vers ce combat motivé par l’amitié et le devoir. Avec Appolo e Dafne, nous entendons un air vif et agité, accompagné par un violon. Assez aigu dans sa tessiture, l’air se place lors de la découverte par le dieu de la transformation de son aimée. Pas ici de grande démonstration ni d’air avec reprise. Nous sommes plus proches d’un récitatif accompagné et d’Arcangelo donne vie aux mots, en grand habitué qu’il est par exemple des récitatifs mozartiens. Le dernier air proposé revient à Achilla de Giulio Cesare in Egitto, opéra le plus représenté d’Haendel. Parfait pour clore ce récital, il est idéalement représentatif des qualités que déploie le chanteur dans tout ce récital, à savoir une belle technique, un timbre unique et une forte personnalité.
Pour l’accompagner, Federico Maria Sardelli dirige l’ensemble Modo Antiquo. Reconnu dans le domaine baroque italien, l’orchestre propose une belle sonorité variée et dynamique, mais on regrettera que certains airs soient dirigés avec un certain manque de feu. Lorsqu’on se trouve face à une personnalité vocale telle que celle d’Ildebrando d’Arcangelo, il faut donner à l’orchestre personnalité et vie de telle manière à ce qu’il ne soit pas qu’un simple accompagnement mais un véritable soutient et partenaire. C’est donc une petite déception car si le travail orchestral est très soigné, il ne possède pas la force évocatrice nécessaire pour rendre tout à fait justice à mon sens à la partition.
Alors qu’il avait déjà vingt ans d’une belle carrière au service de Mozart et du bel-canto romantique, le risque était grand avec ce récital dédié à Haendel d’autant plus en chantant des airs rarement donnés en récital alors que d’autres dans les mêmes opéras sont des incontournables pour les voix aigües. Mais le défi est relevé et Ildebrando d’Arcangelo montre à la fois que sa technique est des plus solides en se frottant à des pièces parmi les plus vertigineuses composées pour une basse, mais aussi que le répertoire pour basse de Haendel est très varié et d’une qualité qui n’a rien à envier aux autres registres vocaux. Avec un programme alternant airs de bravoure et airs plus sobres, le chanteur ne lasse pas et on peut apprécier les diverses facettes de sa voix (même si on regrette à certains moments un peu trop de puissance au détriment des sentiments). Alors que le deuxième récital du chanteur est réservé à Mozart, ce premier est une réussite et la preuve d’une curiosité salutaire !
- Georg Friedrich Haendel (1685-1759), Agrippina : Io di Roma il Giove sono ; Orlando : Lascia Amor, e segui Marte! – O voi del moi porter ministri eletti… Sorge infausta una procella ; Siroe, re di Persia:Ove son ! Che m’avvenne !… Gelido in ogni vena ; Rodelinda : Tirannia gli diede il regno ; Ariodante : Invida sorte – Voli colla sua tromba – Al sen ti stringo e parto ; Aci, Galatea et Polifemo : Fra l’ombre e gl’orrori ; Rinaldo : Sibilar gl’angui d’Aletto ; Serse : Frondi tenere e belle… Ombra mai fu ; Ezio : Già risonar d’intorno ; Apollo e Dafne : Giulio Cesare in Egitto : Tu sei il cor di questo core
- Ildebrando d’Arcangelo, baryton-basse
- Modo Antiquo
- Federico Maria Sardelli, direction musicale
- 1cd Deutsche Grammophon, 477 8361. Enregistré au Teatro della Pergola de Florence , en février 2009.