Pour un week-end, Iván Fischer devait présenter la musique hongroise et particulièrement celle de Béla Bartók. Grand compositeur de son pays, le premier concert était dévolu au chant choral et aux grandes partitions orchestrales (Le Mandarin Merveilleux et le Concerto pour orchestre) alors que le deuxième plongeait dans la musique populaire et l’opéra. Dans les deux cas, les concerts proposés par le chef étaient construits afin de pouvoir associer et faire se répondre la musique traditionnelle qui a inspiré Béla Bartók pour donner naissance à des partitions très complexes. Le but est de montrer d’où vient cette musique et d’en faire surgir les racines. Malheureusement, Iván Fischer n’a pas pu assurer ces concerts du fait d’un souci de santé. C’est donc son assistant Gábor Káli qui dirige ces deux concerts parisiens, faisant ainsi ses débuts à Paris et ayant l’honneur de diriger le fabuleux Budapest Festival Orchestra. Dans ce concert du dimanche, la première partie était réservée à la musique traditionnelle (qu’elle soit recomposée ou non par Bartók) avant que nous ne puissions entendre le seul opéra de Bartók : Le Château de Barbe-Bleue, ou A kékszakállú herceg vára en hongrois !
Ce qui pouvait être une simple petite première partie s’est révélé un très beau moment musical. Avec différentes pièces qui alternent, le programme nous donne à entendre des partitions et des chansons traditionnelles. Les formations varient, avec un trio (deux violons et une contrebasse) pour les Danses populaire roumaines, le même accompagnement mais avec une chanteuse pour les Chansons paysannes hongroises récoltées par Bartók, ou un orchestre plus traditionnel pour les Chansons paysannes hongroise cette fois composées par le musicien (on aura aussi quelques danses dans le format orchestral). On entend dans tous les cas une musique qui peut sonner de manière étrange à nos oreilles françaises, pas assez habitué à ces rythmes ou ces timbres un peu sec. Le violon d’Istán Kádár peut bien grincer, il nous emporte dans une rythme effréné et des virtuosités sidérantes. La violon d’Andrá Szabó a lui une sonorité plus habituelle et joue plus les basses continues, mais cette façon de le jouer à la verticale, comme on scie une bûche, est troublant. Enfin, il y a Zsolt Fejérvári qui alterne contrebasse traditionnelles et contrebasse classique avec beaucoup d’aisance. Ces trois musiciens nous emportent dans un monde différent. Et ils sont rejoints par moments par Márta Sebestyén, chanteuse traditionnelle. Et là , si les rythmes et les figures de style sont peu connue, on retrouve par contre la technique de chant de certains chanteurs celtes comme par exemple Denez Prigent avec ce placement très haut, ces sonorités nasales qui frappent directement. Durant toute la première partie, on passera donc de l’orchestre à ces formations plus réduites et traditionnelles.
Mais justement, le Budapest Festival Orchestra… car même si c’est surtout dans Barbe-Bleue qu’il est attendu, on a déjà ici une bonne idée de la qualité de l’ensemble. Déjà on peut noter son investissement de tous les instants. Après MusicAeterna ou l’orchestre du Bolchoï, voici encore un orchestre de l’est qui se montre d’une grande qualité. Très typé, il sonne avec une certaine âpreté, mais aussi beaucoup de couleurs. Les danses sont pleine d’entrain et de vivacité et malgré le peu d’instrumentistes, le volume est déjà considérable. Sollicité aussi vocalement, il jouera les chœurs durant les passages chantés à la manière des reprises par le public. Dirigeant uniquement l’orchestre pour les partitions de la main de Bartók, Gábor Káli reste toujours présent, écoutant avec intérêt ce que font les musiciens extraits de son orchestre et saluant la qualité de leur prestation.
En deuxième partie, voici le plat de résistance avec Le Château de Barbe-Bleue. Tout au long de l’unique opéra de Béla Bartók, le Budapest Festival Orchestra se montre bluffant de densité. Cet opéra est une partition d’ambiance, avec ces différentes portes ouvertes où brille parfois une lumière qui sera vite ternie par le sang ou un sombre présage. Nous entendons toutes ces couleurs dignes d’un Rimsky-Korsakov mais avec une sorte de violence, de grincement constant qui ne nous lâche jamais, tenant le public en haleine pendant cette petite heure. Cela est bien sûr dû à la qualité de l’orchestre qui joue ici dans son arbre généalogique et de quelle manière. Déjà entendu il y a quelques années dans du Wagner, il semble encore plus à son aise ici avec un investissement de tous les instants et ces nuances admirables, toujours pleine de force évocatrice. Et Gábor Káli tient ce monstre musical avec une main de maître. Toujours soucieux de les maintenir dans les limites de l’exercice, il empêche que la musique ne vienne écraser la voix des chanteurs malgré l’ampleur de la partition. Il offre à ce parcours initiatique dans les tréfonds de l’histoire de Barbe-Bleue une progression splendide, gérant parfaitement les équilibres que ce soit avec le chant, mais aussi dans les différents pupitres. La salle offre aussi bien sûr cette lisibilité des strates qu’on retrouve rarement, mais il est tellement impressionnant d’entendre toutes les parties de l’orchestre qui dialoguent et forment ce tout fascinant.
La partie vocale était tenue par une grande habituée du rôle qui avait d’ailleurs déjà enregistrer Judith avec Iván Fischer… et une jeune basse nommée Krisztián Cser. Les débuts d’Ildikó Komlósi peuvent faire craindre que le temps n’ait brisé cette grande voix de mezzo-soprano, mais après quelques minutes de chauffe, le vibrato se réduit et la voix retrouve sa stabilité (certes toujours un peu vacillante, mais de manière totalement acceptable!). On pourra regretter un contre-ut écourté à l’ouverture de la cinquième porte, mais ce qu’on peut admirer, c’est l’implication et sa capacité à faire corps avec l’ouvrage et son personnage en particulier. Chaque mot et chaque note semblent avoir été pensés, travaillés, digérés et ainsi rendus dans toute leur force ! La langue est là avec ses sonorités gutturales, les troubles, la violence de cette jeune femme… tout est parfaitement visible. Là où récemment une Ekaterina Gubanova avait avant tout mis en avant cette femme forte qui fait plier le monstre, nous avons ici un portrait beaucoup plus nuancé, on entend les doutes et les abîmes dans lesquels est plongée Judith. Alors bien sûr, on pourrait attendre un peu plus de jeunesse ou un aigu plus radieux. Mais ces petits défauts sont rachetés par l’interprétation qui est sidérante de naturel mais aussi par la quantité de nuances acquises à force de fréquenter le rôle.
Face à elle, le jeune Krisztián Cser (tout de même âge de 41 ans!) frappe dès qu’il ouvre la bouche par l’ampleur de sa voix et la beauté du timbre. Là on a trop souvent des chanteurs clairs ou alors d’anciens barytons, c’est ici une véritable basse qui chante avec toute la largeur que l’on peut espérer dans ce rôle monstrueux mais aussi d’une tendresse sidérante. Et la voix de la basse est capable de tout ces détails, particulièrement impressionnant dans les moments puissants, il sait aussi faire sonner les suppliques avec beaucoup de talent. Peut-être un peu moins impliqué que sa Judith, il n’en offre pas moins un portrait splendide par l’intensité de son personnage qui n’est pas qu’une grande ombre sinistre, mais plutôt un homme brisé mais qui ne semble pas se rendre compte de toute l’horreur dans laquelle il vit. Le naturel avec lequel il annonce certains faits, avec cette voix ronde et sombre, donne véritablement cette image d’un homme non pas méchant, mais qui n’a pas les mêmes conventions sociales que les autres humains. Non pas qu’il puisse être agréable, mais il est étrange, d’une étrangeté qui fascine et dérange aussi. Peut-être un peu moins puissant d’évocation que sa partenaire, il n’en reste pas moins de très haut niveau et nous donne à entendre un hongrois de belle facture lui aussi, ce qui est trop rare.
Avec ces deux volets différents, cette évasion vers la Hongrie était un vrai plaisir. Plaisir musical à l’écoute du Budapest Festival Orchestra, mais aussi bonheur de la découverte pour la première partie ainsi que bonheur d’entendre un Barbe-Bleue aussi idiomatique !
- Paris
- Philharmonie de Paris, Grande Salle Pierre Boulez
- 31 mars 2019
- Béla Bartók (1881-1945), Danses populaires roumaines, Sz 56, NN 68
- Chansons paysannes hongroises (collectés par Bartók dans des villages hongrois)
- Béla Bartók (1881-1945), Chansons paysannes hongroises, Sz 100, BB 107
- Béla Bartók (1881-1945), Le Château de Barbe-Bleue, opus 11, Sz 48, BB 62
- Version de concert
- Márta Sebestyén, chant hongrois traditionnel
- Ildikó Komlósi, soprano
- Krisztián Cser, basse
- Budapest Festival Orchestra
- Gábor Káli, direction