Voir Don Giovanni à Aix-en-Provence, et encore mieux dans le Théâtre de l’Archevéché, c’est presque comme voir Parsifal à Bayreuth : on sent combien l’ouvrage est important pour le lieu, chargé d’une grande force. Il aura marqué en 1949 le début du rayonnement international du Festival d’Aix-en-Provence et est régulièrement remis sur les planches. La dernière mise en scène de Dmitri Tcherniakov avait fait couler beaucoup d’encre tant il chamboulait les personnages et donnait un sens tout autre à l’ouvrage (mais avec quel brio ! ). Jean-François Savidier est beaucoup plus sage dans ses réalisations sans pour autant être tiède. Et la distribution réunie autour de Jérémie Rhorer est assez tentante : de jeunes chanteurs assez vifs sur scène pour un chef qui connaît très bien ce répertoire classique et a donné de très belles lectures d’ouvrages de Mozart. Ce jour de première était donc attendu par tout le public. Alors que le soleil se couchait, que les pigeons prenaient place sur les rebords de fenêtre… la magie commença à opérer !
Déjà le lieu… entrer par cette grande porte qui a tant marqué l’art lyrique depuis trois quarts de siècle, et puis cette ambiance de première sous la chaleur du sud. L’arrivée dans la cours nous fait gravir les marches et découvrir le théâtre en lui-même : une grande structure qui semble si proche de la scène. Au dessus de nos tête : le ciel avec quelques légers nuages qui jouent avec la lune. Sur les côtés : les pigeons prennent place pour leur nuit (et nous donneront quelques petits bruits durant la première demi-heure)… et ce calme. Loin de la tension que l’on peut ressentir dans certaines salles, ici le public semble reposé et prêt à ressentir la musique. Chacun ou presque a pris une petite couverture pour lutter contre les éventuelles fraîcheurs nocturnes… mais tout cela avec un certain flegme. Il faut dire qu’il est 21h30, et que le spectacle est prévu pour durer jusqu’à 0h40… une grande soirée de musique donc !
Le Don Giovanni de Mozart est peut-être l’un des opéras les plus connus à juste titre. Il faut bien avouer que la musique est imparable et la tension dramatique fantastique ! Malgré des moments où il ne se passe finalement rien, la musique soutient toujours l’attention et le plaisir d’écouter et vivre cette partition est toujours présent. Des grands airs aux caractères bien différenciés, des récitatifs très vivants et des ensembles d’une puissance assez impressionnante… tout cela s’enchaîne sans temps mort. Comment s’ennuyer ici ? Surtout que la mise en scène proposée par Jean François Sivadier est d’une vivacité et d’une virtuosité décoiffante ! Habitué à nous montrer l’envers du décors, cette production n’échappe pas à la règle. Des tables de maquillage, une scène avec des coulisses visibles, des personnages qui semblent sortir de scène tout en continuant à jouer… Le décors est assez minimaliste, mais très varié par de simples rideaux et des éclairages. Les costumes se mélanges aussi avec à la fois des costumes contemporains puis l’arrivée de costumes d’époque avant que notre siècle ne revienne pour nous plonger encore plus fort dans le drame. Mais ce qui fait tout le pris de cette mise en scène,c’est cette direction d’acteur et cette définition si fine des personnages ! Car chacun a sa vie, son style de mouvement et un naturel confondant. Tout est fluide et varié : les chanteurs sont totalement impliqués et donnent beaucoup de leur personne. C’est cette activité bouillonnante et physique qui donne vie à l’ouvrage.
Les choix musicaux sont importants dans Don Giovanni. En effet il y a la grande tradition romantique d’un côté avec un orchestre large et sombre… et le renouveau né de la révolution baroque avec un orchestre plus fin et vif. Bien sûr, avec Le Cercle d’Harmonie, Jérémie Rhorer a opté plutôt pour la deuxième option mais sans forcer le trait. En effet, tout au long de la partition, on entend certes un orchestre dégraissé et fin, mais qui sait garder les justes ambiances comme en témoigne l’ouverture par exemple. Les premiers accords sont puissants et denses alors que la deuxième partie sera toute pleine de joie et de vie. Il va donc tenir l’ouvrage d’une main de fer dans un gant de velours. Toujours cette rigueur stylistique qui empêche l’emphase et la lourdeur mais en sachant donner du poids quand il le faut et aussi une grande énergie. Les timbres ne sont pas forcément les plus flatteurs mais l’orchestre joue parfaitement son rôle et offre un parfait écrin dynamique pour que l’action se déroule musicalement. On notera juste quelques petits flottements durant l’ouverture, comme si la tension empêchait les instrumentistes d’être tout à fait à leur niveau habituel. Mais cela ne durera finalement que quelques minutes avant que l’orchestre ne retrouve une qualité parfaite.
Malgré leur faible nombre, le chÅ“ur English Voices est assez impressionnant de présence tant musicale que scénique. Avec uniquement six femmes et six hommes ils remplissent toute la scène et sonnent de superbe manière ! Le fait de n’avoir que trois voix par pupitre évite un trop grand fondu et nous fait plus entendre des trios mais avec un ensemble parfait. On se rapproche sans doute avec cette disposition beaucoup plus de ce qui se faisait lors de la création qu’avec un chÅ“ur immense ! Autre intervenant très marquant, David Leigh nous offre un Commandeur de grande stature. Scéniquement déjà il est régulièrement présent sur scène comme son fantôme se manifestant aux vivants. Mais c’est véritablement dans la dernière scène qu’il donne toute sa mesure. Il marche tout autour de la scène en allumant de grandes colonnes de lumières blafardes qui finiront par emprisonner Don Giovanni. La présence est glaçante et saisissante. Et la voix est à la hauteur du personnage. Superbement projetée et d’un beau métal tranchant, elle évite les abîmes noirs pour offrir un caractère impérieux parfait.
Le couple Zerlina/Masetto est souvent légèrement dépareillé et ce sera le cas encore ce soir. Krsysztof BÄ…czyk est en effet le seul de la distribution à être aussi terne et peu engagé. Certes le personnage n’est que peu développé mais il manque de plus de vivacité sur scène. Grand benêt, on se demande comment la fraîche Zerlina peut le préférer au brillant Don Giovanni malgré le danger que ce dernier représente. Vocalement le rôle est assuré, mais il lui manque véritablement un peu d’énergie pour se démarquer. Face à lui, Julie Fuchs fait mouche dans le rôle de la jeune paysanne. Dès son entrée, le timbre frais et fruité offre un portrait piquant de la jeune paysanne. Ni oie blanche ni matrone, elle est juste une jeune fille intelligente qui sait mener son monde par le bout du nez ! Aucun soucis pour chanter le rôle bien sûr, mais surtout quelle implication de tous les instants : ses deux airs sont phrasés avec bonheur mais sans affectation alors que les récitatifs sont particulièrement vivants. Et scéniquement elle virevolte avec grâce et légèreté. Superbe prestation pour la soprano française qui semble vraiment s’épanouir : après une Leïla magnifique à Lille et Paris il y a quelques semaines, elle se montre une mozartienne de haute tenue !
Les trois rôles nobles sont assez différemment composés. Don Ottavio n’agit jamais et reste dans l’épure la plupart du temps, Donna Elvira navigue entre grotesque et touchant… alors que Donna Anna est la grande figure tragique et noble de la pièce. Pavol Breslik a beaucoup chanté Mozart mais semblait aborder un répertoire plus lourd ces dernières années. Toujours est-il qu’il conserve un art intacte pour incarner Don Ottavio. Le timbre est beau et ferme alors que l’expression est superbe. Les deux airs sont parfaitement construits. Mais que dire de plus ? Le personnage est déjà assez faible dramatiquement, mais le ténor ne semble pas vouloir en faire grand chose. Là où les autres chanteurs se donnent totalement dans leurs rôles, lui semble sur la réserve et peu concerné. Le chant est beau… mais il lui manque la vivacité et le charisme des autres. Pour Donna Elvira, le premier air faisait craindre une déconvenue. En effet, Isabel Leonard est très peu audible durant sa première scène. Le chant est beau et engagé mais la voix ne semble pas sortir. Pourtant elle se tire avec les honneurs de sa composition dès le début où son jeu offre un savant mélange de furie comique et de touchante douleur. Le costume fait pencher pour l’humour mais le chant lui n’est jamais outré. Heureusement elle se libèrera rapidement pour donner une superbe Donna Elvira. Le timbre est franc et chaud, alors que la tessiture assez médiane ne lui pose aucun soucis même dans les extrêmes qu’elle négocie avec aisance. On retiendra un grand moment de théâtre lors de « Mi tradi » durant lequel elle découvre Don Giovanni sous un drap avec sa camériste. Tout d’abord violente, elle trouve rapidement des accents d’une douleur palpable alors qu’elle prend la place de la jeune femme auprès de celui qu’elle aime. Tout ce mélange de douleur et d’amour est parfaitement rendu par Isabel Leonard tant par son jeu que par son chant. Dès ses premiers gestes, Eleonora Buratto attire tous les regards et cela est renforcé encore quand elle chante : la noblesse mais aussi l’énergie qui se dégage de cette chanteuse est assez incroyable tant elle est au service du drame et parfaitement canalisée. Elle se bat avec Don Giovanni avec violence, cri son horreur avec un style impeccable. La voix est large, puissante et riche… mais cela ne l’empêche pas de nous offrir un chant parfait tout au long de ce rôle très exigeant vocalement et techniquement. Les récits sont particulièrement vivants alors que les deux grands airs sont des moments magiques d’engagement. Alors que le personnage est trop souvent glacé dans sa noblesse, ici elle nous montre tout le panache qui peut couver sous une grande naissance.
Leporello est trop souvent traité de manière schématique : soit un double de Don Giovanni soit un personnage peu intelligent… ou encore un homme finalement pas plus recommandable que son maître. Le metteur en scène et Nahuel di Pierro ont réussi à nous montrer un brave homme finalement, joyeux et en admiration devant son maître mais loin de lui ressembler. Dès l’entrée, le chanteur s’amuse de son rôle, de son manque d’autorité. S’il esquisse quelques mouvements de danse comme Don Giovanni, il se rend bien compte que ce n’est pas pour lui. Peureux d’un bout à l’autre, mais brave homme malgré tout par le sourire et la joie de vivre qui le caractérise, Leporello ne peut qu’attirer les regards bienveillants. Et ce n’est pas le jeu et la voix de Nahuel di Pierro qui contrediront cette composition scénique. Souriant et bon enfant, il prend plaisir à jouer ce rôle. Et la voix est comme toujours superbe. Véritable basse chantante aux accents parfois d’une grande noblesse, il sait simplifier son chant à l’extrême pour ce personnage. Fluide et d’une grande beauté de timbre, sa voix coule parfaitement sur un texte qui vit de belle manière. Totalement dans son rôle, il en viendra même à improviser lors d’un arrêt imprévu du spectacle. Un hélicoptère passant au dessus de la cours de l’Archevéché, Jérémie Rhorer profite d’une fin de récitatif pour attendre que le bruit s’apaise. Don Giovanni et Leporello sont sur le devant de la scène et regardent vers le ciel, conformément finalement avec l’idée de la mise en scène qui accepte ces jeux entre la vraie vie et le théâtre. Mais voir Nahuel di Pierro se cacher doucement derrière Philippe Sly comme cherchant la protection de son maître est un coup de génie !
Même s’il n’a finalement que peu d’airs, c’est tout de même Don Giovanni qui fait réagir tous les autres personnages et est constamment au centre de la trame dramatique. Entre vieux beau carnassier ou jeune libertin, Jean-François Savidier a choisi la deuxième solution avec un vrai bonheur tant Philippe Sly se coule parfaitement dans le rôle de ce diablotin virevoltant. S’amusant de tout, vivant à grande vitesse, on assiste à la vie débridée et bouillonnante du personnage. La composition scénique est particulièrement fouillée et vivante, sans doute en partie basée sur une improvisation légèrement dirigée tant elle semble répondre de façon totalement implacable à chaque situation. Même la scène finale est scotchante de vie. Là où souvent Don Giovanni disparaît après son cri final, le metteur en scène nous le montre tel un Christ en croix… qui finit par s’affirmer comme un fantôme au même titre que le Commandeur, fantôme qui a conservé son pouvoir sur les gens comme le démontrent ces grands gestes qui font plier les autres personnages durant l’épilogue. Le comédien tient la scène avec une poigne implacable mais aussi beaucoup de finesse. Vocalement par contre, il trahit quelques faiblesses. En cherchant à faire vivre le texte et la situation à son extrême, il se retrouve parfois à court de souffle, ou alors oublie une entrée… ou tout simplement offre un chant qui manque un peu de finition chez Mozart. A vouloir trop en faire scéniquement il sacrifie un peu le style et la beauté vocale. Mais la composition est si finement nuancée et vécue que finalement ces quelques imperfections sont rapidement oubliées et noyées sous les torrents d’énergie déployé par Philippe Sly.
La pertinence et la vivacité de la mise en scène, ainsi que l’ambiance de troupe perceptible chez les chanteurs fait que sur le moment on est emporté par ce spectacle vivant : ce n’est qu’après avoir digéré ce grand moment que l’on retrouve ces petites disparités dans la distribution. Mais l’ensemble gomme les imperfections et semble faire se hisser tous les chanteurs ou presque au niveau des meilleurs. Avoir proposé tous ces rôles à de jeunes artistes déjà confirmés (et qui pour beaucoup faisaient leur prise de rôle) nous permet d’avoir un spectacle extrêmement vivant et crédible. Superbe moment de théâtre et de musique dans une ambiance féérique (entendre certaines splendides pages avec la lune presque pleine au dessus de la scène est magique!), ce Don Giovanni qui pouvait paraître un peu simple sur le papier est finalement une immense réussite !
Le spectacle a été enregistré et est disponible sur Culturebox.
- Aix-en-Provence
- Théâtre de l’Archevéché
- 6 juillet 2017
- Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Don Giovanni, Dramma giocoso en deux actes
- Mise en scène, Jean-François Sivadier ; Décors, Alexandre de Dardel ; Costumes, Virginie Gervaise ; Lumières, Philippe Berthomé ; Maquillage / Coiffure, Cécile Kretschmar
- Don Giovanni, Philippe Sly ; Leporello, Nahuel di Pierro ; Donna Anna, Eleonora Buratto ; Don Ottavio, Pavol Breslik ; Donna Elvira, Isabel Leonard ; Zerlina, Julie Fuchs ; Masetto, Krsysztof Bączyk ; Il Commendatore, David Leigh
- English Voices
- Le Cercle d’Harmonie
- Jérémie Rhorer, direction