Il y a tout juste vingt ans, Marc Minkowski enregistrait l’Armide de Gluck dans la grande salle de la Cité de la Musique à Paris… et cet enregistrement paru chez Archive reste la référence discographique incontestée encore à ce jour. Il était donc tout à fait logique que suite à la production de l’Opéra de Vienne, le chef français nous propose un concert à la Philharmonie de Paris ainsi qu’à l’Opéra de Bordeaux ensuite où il occupe maintenant le poste de directeur.Du spectacle de Vienne restent l’orchestre, le chef ainsi que les deux rôles principaux. Tout le reste de la distribution est renouvelé avec des chanteurs français jeunes ou ayant une forte accointance avec le répertoire classique. Gaëlle Arquez et Stanislas de Barbeyrac pouvaient mettre a profit les représentations données il y a quelques jours sur scène… mais ils sont rejoints par l’ensemble de la distribution qui donne vie de superbe manière à une mise en espace simple et lisible. L’ouvrage prend donc toute sa grandeur et réussit à remplir l’immense salle de la Philharmonie sans qu’elle ne s’y trouve noyée comme l’avait été l’Armide de Lully l’année précédente.
En 1777, Gluck a déjà triomphé sur la scène parisienne avec non seulement Orphée et Eurydice, mais aussi Alceste et Iphigénie en Aulide. Avec ces trois ouvrages, il avait déjà imposé une marque sur le style français, sachant parfaitement s’adapter aux héritages de la tragédie lyrique mise en place par Lully et continuée par la suite par Rameau. Cette tragédie lui était naturelle car avant même son arrivée en France, Gluck avait déjà travaillé sur un style beaucoup plus déclamatoire et mettant en avant le texte : en s’éloignant de l’opéra seria alors roi, le compositeur commençait à mettre en place sa révolution esthétique. C’est donc avec une certaine logique qu’il se lance sur l’adaptation d’un livret écrit par Philippe Quinault pour la tragédie de Lully. A l’époque ces deux artistes restaient des références dans leurs domaines et leurs Å“uvres restaient à l’affiche. Mais oser reprendre un tel héritage n’était pas non plus sans risque. Mondonville avait essayé quelques années plus tôt et son ouvrage avait vite été remplacé par l’original tant l’accueil du public avait été mauvais.
La comparaison entre les deux Armide est assez passionnante car nous découvrons non seulement deux styles différents, mais aussi des personnages aux contours différents. En partant d’un même livret, le traitement du rôle titre par exemple est beaucoup plus humains chez Gluck que chez Lully. Bien sûr, on retrouve la structure traditionnelle en cinq actes (mais sans prologue), mais les actes sont construits différemment. Tout d’abord l’orchestre est continu sans jamais laisser uniquement un continuo souligner les récitatifs comme dans la tragédie lyrique baroques. Ici l’orchestre devient un membre principal de la narration avec assez peu de divertissements chorégraphiques. Le livret est aussi légèrement adapté que ce soit avec de petites coupures ou des ajouts. Enfin, si les tessitures des personnages principaux est presque inchangée, la Haine évolue de la voix de basse taille vers celle de mezzo-soprano. Changement de conventions, si la nature malsaine et noir de l’allégorie correspondait parfaitement à un homme du temps de Lully (comme pour Méduse dans Persée aussi), cela devenait inconvenant et c’est donc une voix féminine qui reprenait le rôle. Bien sûr, la prosodie a aussi évolué. De la déclamation baroque, on passe à un chant non seulement plus mélodique, mais aussi plus tragique où les affects sont plus marqués. L’écoute des deux ouvrages et la comparaison reste passionnante tant nous nous trouvons face à deux ouvrages majeurs et qui montrent combien le style a évolué en un siècle de musique en France.
La scène de la Philharmonie le permettant, il est fort intéressant que la production ait proposé une mise en espace pour ce concert. Avec uniquement un canapé placé au centre de la scène derrière l’orchestre, les personnages prennent vie par des attitudes et quelques déplacement, permettant plus de théâtre dans une partition qui est déjà très puissante en elle-même. On retiendra longtemps bien sûr la grande silhouette de Gaëlle Arquez assez fascinante dans sa longue robe rouge lui donnant une allure folle tout en lui laissant la possibilité de vraiment vivre son rôle. Que ce soit les invocations des Enfers ou le délicat monologue qui ouvre le troisième acte, les gestes et postures sont justes et touchantes sans que jamais les attitudes ne soient surchargées. Un grand merci pour ce travail d’adaptation de la mise en scène de Vienne, mais aussi du travail de tous les autres chanteurs qui ont su créer la vie des personnages pour seulement deux représentations !
Marc Minkowski a déjà prouvé son affinité avec le répertoire classique et pour ce concert, il confirme encore qu’il reste un des grands interprètes de la musique de Gluck. Tout au long de l’œuvre, il va donner avec ses Musiciens du Louvre une lecture passionnante de l’opéra, sachant alterner une immense tension à la plus grande sensualité. Avec la grande palette de couleurs et de nuances dont dispose l’orchestre, il nous offre des paysages enchantés d’une immense douceur alors que le monde d’Armide se montre beaucoup plus dur et rigide… sans parler de l’immense scène de la Haine qui est d’une noirceur terrible et implacable. L’orchestre et son chef connaissent le répertoire et le résultat est admirable. A noter aussi le très beau travail du ChÅ“ur de l’Opéra de Bordeaux qui nous offre un belle ensemble nuancé et fin durant toute la soirée. Le travail est d’autant plus impressionnant qu’il n’a été appris que pour deux représentations en concert !
Comme dit plus haut, l’ensemble des petits rôles est très bien distribué à des chanteurs jeunes mais très engagés et instruits du style. On peut pour cela bien sûr faire confiance à Marc Minkowski… Tout d’abord il faut saluer les prestations des quatre artistes issus du chÅ“ur et particulièrement Constance Malta-Bey qui offre un beau moment dans l’air de la Naïade. Deux duos ensuite tout aussi bien distribués et équilibrés. Deux hommes dans entre autre les rôles de deux chevaliers croisés : Thomas Dolié et Enguerrand de Hys. Le premier est un grand habitué des répertoires baroques et classiques. On retrouve donc une grande facilité à faire vivre le texte sans pour autant surcharger l’expression. Le timbre manque peut-être un peu de finesse mais chacune de ses interventions est charismatique. Le jeune ténor Enguerrand de Hys semble un peu frêle encore pour ces rôles dans une si grande salle. Mais malgré ce petit manque de puissance, les prestations sont de très haut niveau grâce entre autre à une diction impeccable. Avec un timbre très clair et une voix placée haut on peut apprécier chaque mot et un style parfait. On peut espérer de fort belles choses dans ce répertoire pour le jeune ténor. Enfin difficile de faire l’impasse sur les deux femmes qui campent les suivantes d’Armide ou les deux apparitions du quatrième acte. Harmonie Deschamps et Olivia Doray sont parfaites dans leurs rôles avec des timbres assez différenciés mais qui s’apparient parfaitement. Diction et style sont parfaits, alors que leurs apparitions offrent un peu de fraicheur en opposition avec le tragique de l’intrigue principale. Deux très belles prestations pour ces très jeunes chanteuses.
En support d’Armide, nous trouvons le magicien Hidraot campé par Florian Sempey. Le baryton manque peut-être un peu d’éclat et de charisme pour donner toute sa mesure au personnage qui n’intervient qu’assez rapidement dans le premier acte. En effet le grave est assez fin alors que l’aigu manque un peu d’aigu, et la voix toujours assez couverte manque d’impact pour donner toute la puissance de ce magicien redoutable. Malgré cela, le chant est intelligemment conduit et le texte très bien dit. Mais le troisième rôle de l’ouvrage est sans conteste cette Haine qui apparaît seulement pour quelques minutes mais avec une scène fascinante. Aurélia Legay chantait il y a quelques années les jeunes premières mais elle offre maintenant sa voix plus large à des rôles de caractère et il faut avouer que les quelques réserves apparues lors de son apparition sur le programme son très vite balayées. Sa prestation est saisissante d’aisance et de naturel. Tout y est parfaitement dosé entre la légère stridence des aigus et des graves appuyés juste comme il faut. Son portrait et tout bonnement inhumain et parfaitement sculpté dans le texte comme dans les nuances. Alors que son apparition en Junon dans Platée la saison dernière était par trop surjouée, elle sait ici parfaitement doser les effets malgré la démesure du personnage. En quelques minutes elle s’impose comme inhumaine et puissante.
Splendide Admète dans Alceste en juin 2015, il ne faisait aucun doute que Stanislas de Barbeyrac serait à la hauteur du chevalier Renaud. Mais le résultat est peut-être encore plus réussi qu’on ne pouvait l’espérer. Tout au long du rôle, que ce soit dans les éclats guerriers ou les alanguissements amoureux, le chanteur utilise à merveille la voix mixte et expose un timbre légèrement voilé mais très expressif. Le grave est totalement assuré et l’aigu parfaitement intégré, la diction est admirable et le style parfait. A son écoute, on ne peut s’empêcher de penser à Léopold Simoneau tant les qualités sont assez proches. Il faut aussi noter la puissance et la largeur de la voix du jeune ténor français qui remplit sans aucun soucis la grande salle de la Philharmonie. Le rôle n’est pas forcément le plus développé dramatiquement, mais en variant les modes d’émissions et les nuances, le ténor construit un portrait musical et dramatique de grande intensité sans jamais forcer la voix ou le texte. Le jeune ténor semble encore avoir évolué et gagné en possibilité d’expression depuis Alceste et présage de superbes possibilités dans les saisons à venir.
Mais bien sûr, le personnage qui attire tous les regardes reste Armide. Succéder à Mireille Delunsch dans l’enregistrement de Marc Minkowski et se heurter aussi à Guillemette Laurens et Stéphanie d’Oustrac ‘qui ont magistralement donné vie au personnage chez Lully) n’était pas une mince affaire. Gaëlle Arquez est depuis quelques années auréolée d’une belle réputation mais la diction française ne semblait pas être son point fort dès que le répertoire s’élargissait en dehors du baroque. Or dès ses premiers mots on est frappé par la qualité de la diction et la puissance du mot qui se dégage : nous ne sommes pas chez la tragédienne baroque mais bien chez le grand tragique classique. Gaëlle Arquez trouve les bons appuis pour donner du relief au texte sans pour autant sacrifier le legato. Elle offre des couleurs sidérantes pour signifier les états psychologiques de la magicienne, sachant varier les expressions entre la magicienne prête à frapper le chevalier et cette femme amoureuse. La voix large passe des éclats de colère (où perce un léger vibrato serré du plus bel effet) à une grande finesse d’émotion avec une grande aisance. Ajoutons à cela un timbre ambré où se multiplient les couleurs et on assiste à un immense moment de chant et de drame car tous ces moyens techniques sont mis au service du personnage qui n’a pas besoin d’une grande mise en scène pour exister. Le jeu d’acteur de la mise en espace ajoute encore à la cohérence du personnage créé : en effet la haute silhouette et l’élégance associée à un grand charisme construisent parfaitement Armide. Gaëlle Arquez se montre sous son meilleur jour et semble taillée pour ces rôles tragiques du répertoire classique et nous bouleverse par le torrent d’émotions qu’elle dégage.
Ce qui aurait pu être juste un pâle reflet du spectacle donné à Vienne aura finalement été un grand moment de musique et de théâtre. Par la simple mise en espace, l’ouvrage prend vie et donne aux chanteurs un cadre parfait pour qu’ils y déploient tout leur talent d’acteurs mais aussi bien sûr de chanteurs. Les petits rôles sont très bien tenus mais les deux amants sont à un niveau encore supérieur en proposant des personnages et une qualité de chant parfaits sous l’impulsion de Marc Minkowski. La production de Vienne a été filmée et diffusée en direct sur Internet. Espérons que par la suite elle sera commercialisée car rien que pour les prestations de Gaëlle Arquez, Stanislas de Barbeyrac et Marc Minkowski, cette production est historique ! On regrettera juste de perdre les superbes contributions des seconds rôles car si les chanteurs de Vienne sont bons, ils n’avaient pas le naturel du français qui a présidé à ce concert parisien.
- Paris
- Philharmonie de Paris, Grande Salle Pierre Boulez
- 08 Novembre 2016
- Christoph Willibald Gluck (1714-1787), Armide, Tragédie Lyrique en 5 actes
- Version de concert
- Armide, Gaëlle Arquez ; Renaud, Stanislas de Barbeyrac ; Hidraot, Florian Sempey ; La Haine, Aurélia Legay ; Phénice/Mélisse/Un plaisir, Harmonie Deschamps ; Sidonie/La Bergère/Lucinde/Un Plaisir, Olivia Doray ; Aronte/Ulbade, Thomas Dolié ; Artémidore/Le Chevalier Danois, Enguerrand de Hys ; Naïade/Coryphée, Constance Malta-Bey ; Coryphées, Luc Seignette/Jean-Philippe Fourcade
- ChÅ“ur de l’Opéra National de Bordeaux
- Les Musiciens du Louvre
- Marc Minkowski, direction