L’année dernière à la même période, Louis Langrée nous avait enchanté avec un Comte Ory de tout premier ordre. Bien sûr, il n’était pas seul car tout était rassemblé pour passer un moment mémorable : distribution parfaite, mise en scène intelligente, partition très bien écrite… En 2018, le défi était plus grand. Car si monter un opéra de Rossini reste toujours bien vu, monter une partition de Thomas peut être moins bien reçu par un certain publique. Mais le chef continue ainsi sa série d’opéras français en décembre. Comme l’année dernière, la distribution aligne des noms a priori assez parfaits et l’on sait que l’on pourra bénéficier de l’Orchestre des Champs-Élysées dans la fosse. Reste la question de la mise en scène… mais il est rare que l’Opéra-Comique se trompe de ce point de vue. Cet Hamlet voyait donc le retour au rôle titre pour Stéphane Degout, les habitués Sylvie Brunet-Grupposo et Jérôme Varnier respectivement en Gertrude et le Spectre… et la prise de rôle de Sabine Devieilhe pour Ophélie. De bien belles soirées en perspective !
La partition d’Hamlet a déjà été décrite ici que ce soit lors de la production d’Avignon ou du petit retour sur la maigre discographie. Mais pour faire un petit résumé, il suffit de dire que la construction de l’ouvrage est vraiment très bien faite. Malgré la durée de la partition, il n’y a aucun moment de baisse de tension, nous sommes dans un grand crescendo dramatique, partant d’une situation assez neutre pour arriver vers la tragédie et la violence. Dans le registre du Grand-Opéra, Ambroise Thomas donne tous les ingrédients nécessaires, avec l’intimité, la violence, le moment de frisson (le Spectre), la construction en cinq actes… et le ballet bien sûr (qui est forcément coupé…) ! La musique est variée, toujours avec des couleurs qui collent parfaitement à la situation dramatique. L’écriture vocale explore les extrêmes des tessitures avec un baryton qui monte régulièrement dans l’aigu, une soprano légère mais dramatique, un grand mezzo-soprano balayant une très large tessiture… Ces trois rôles déjà , de part la démesure de l’écriture sont en accord avec l’héritage du Grand-Opéra. On peut imaginer une grande mise en scène et l’on sera face à une grande tragédie lyrique, montée de main de maître par un musicien beaucoup plus original qu’on ne pourrait le soupçonner, et des librettistes qui ont su retravailler la pièce de Shakespeare tout en gardant des situations fortes !
La mise en scène de Cyril Teste prend le parti du minimalisme des décors, de l’importante présence de la vidéo (filmée en direct pour beaucoup!) et de l’actualisation. Cela pourrait faire peur sur le principe et il faut avouer que la première scène laisse un peu dubitatif. Mais rapidement, on comprend l’intérêt et même la beauté du procédé. Les décors ne sont là que pour suggérer et c’est le regard des personnages qui est le vrai pivot de cette mise en scène. Il peut être capté par la caméra sur scène (le regard magnétique de Degout) ou projeté sur un grand rideau blanc mouvant pour le Spectre par exemple. Ce regard est très important dans bien des situations et l’on sent l’angoisse d’Ophélie alors qu’elle ne peut trop le montrer en public. On se rapproche des personnages pour connaître les émotions finement dessinées et l’on finit par oublier ce cameraman sur scène. Par contre, il faut saluer la prestation de tous les acteurs de ce spectacle, choristes comme solistes car cela les oblige à être totalement immergés dans leur rôle même dos à la salle. Il n’y a aucun moment de détente pour eux. La sobriété des décors n’est pas un frein, mais permet de se recentrer sur les âmes torturées et sur le jeu de scène. En effet, la direction d’acteur est sidérante de précision et de vie. C’est même tellement vécu qu’entre le 17 et le 21, on peut noter des nouveautés et des différences dans le personnage d’Hamlet. La froideur de certains décors n’aide peut-être pas à toucher le public, mais il y a des situations magnifiquement traitées comme la noyade d’Ophélie. Et même sans technologie ni projection, on reste dans une vie théâtrale intense, comme l’affrontement entre Hamlet et Gertrude qui est d’une grande violence alors qu’il n’y a finalement que nos deux chanteurs/acteurs sur scène. Loin des images sombres et angoissantes d’Olivier Py ou des atmosphères humides et nostalgiques de Vincent Boussard, Cyril Teste finalement ne cherche pas à suggérer des visions marquantes, mais plutôt à centrer le regard sur les personnages. La froideur visuelle est compensée par la précision des réactions et la proximité qui s’installe avec les chanteurs. Superbe autre vision du drame.
La partition d’Ambroise Thomas demande d’être prise à bras le corps, mais aussi de soigner les détails pour en montrer toutes les particularités et les originalités. Louis Langrée prend l’ouvrage avec un grand sérieux et d’ailleurs la montrera et la fera applaudir à la fin du spectacle. Si la première le montrait un petit peu timide dans certains moments, il semble avoir trouvé toutes les possibilités pour cette troisième représentation avec une grande force évocatrice et une tension dramatique. Il soigne les chanteurs en évitant de les couvrir mais sans pour autant éteindre l’orchestre. Il faut dire aussi qu’il est très bien servi par l’Orchestre des Champs-Élysées. Cette formation sur instruments d’époque nous offre toujours des superbes prestations dans le répertoire romantique. Les instruments ont cette couleur particulière, les cuivres sonnent de façon moins trompettante mais plus sinistre. Les cordes aussi ont ce petit grain particulier qui offre aussi un relief saisissant dans bien des passages. Entre le chef et l’orchestre, la partition est rendue dans toute sa beauté et toute sa force. Saluons aussi la prestation de l’ensemble Les Éléments qui nous donnent un chœur très beau, à la fois nuancé et puissant malgré l’effectif restreint.
Les petits rôles sont distribués de belle manière même si leurs participations sont assez courtes. Mais Kevin Amiel et Yoann Dubruque offrent de belles prestations dans les doubles rôles des amis d’Hamlet et des fossoyeurs. Mais de ces petits rôles se détache bien sûr le Spectre. Même s’il n’intervient que rarement, il reste central dans le drame. Et Jérôme Varnier offre encore une fois sa magnifique voix de basse si charismatique. Il connaît très bien le rôle et la tessiture lui convient parfaitement. La noblesse du phrasé, le grave noir sans être lourd… Il donne au feu roi une stature digne d’un Commandeur chez Don Giovanni. Mais plus complexe, il sait manier la voix implacable et les accents paternels envers son fils. Rôle plus anecdotique mais qui a pourtant deux petits airs, Laërte est chanté par un Julien Behr en grande forme. On retrouve bien sûr les qualités de diction mais aussi une voix qui semble se développer vers plus de lyrisme. Le personnage reste assez inconsistant, mais le chant est beau et bien mené.
Le rôle de Claudius est souvent distribué à des basses qui se retrouvent à peiner dans certains aigus. Ici, Laurent Alvaro est un baryton-basse à la belle couleur sombre. Loin du vieillard, il campe au contraire un roi dans la force de l’âge, sûr de lui et qui ne doute jamais. La voix est puissante et bien projetée, pleine de morgue dans bien des passages avant que ne se découvrent les failles du début du troisième acte. Face à lui se trouve celle qui est sans doute la plus grande mezzo-soprano française actuelle, malgré le peu de cas qu’en font les médias. Sylvie Brunet-Grupposo a déjà chanté de nombreuses fois le rôle de Gertrude, que ce soit d’ailleurs dans la mise en scène de Py ou de Boussard. Elle avait à chaque fois adapté son jeu pour se conformer au personnage vu par le metteur en scène. Elle est encore différente ici, vrai mère torturée et non mante religieuse. Le doute est toujours présent chez elle et elle ne peut lutter face à son fils. Vocalement, elle offre un portrait vocal sidérant. Le timbre a toujours cette couleur si singulière et la voix réussit à assumer les grands écarts de tessiture. Le grave a une densité magnifique qui montre toute la peur qui l’habite… et l’aigu a une aisance qui fait trembler le théâtre. Elle compose une reine vraiment complexe et qui impressionne vocalement. On se demande pourquoi on ne lui propose pas plus de premiers rôles voir même pourquoi des productions de Thérèse ou Cléopâtre de Massenet ne lui ont jamais été proposées. Elle mérite ces premiers grands rôles et serait sans doute parfaite dans les rôles créés par Lucy Arbell.
Ophélie est souvent le rôle qui motive la reprise de cet opéra. Mais pourtant, le personnage n’est pas si présent dans l’histoire. Elle est une victime collatérale comme le dit Hamlet à la fin. Mais elle bénéficie d’un air d’entrée superbe et d’une grande scène de folie qui permettent aux sopranos de briller. Et avouons que sa partie est superbe, pleine de délicatesse et de nuances. Récemment, Natalie Dessay et Annick Massis ont marqué le rôle chez les françaises, alors que Patrizia Ciofi a chanté de nombreuses fois Ophélie avec l’art qu’on lui connaît. Sabine Devieilhe se montre vraiment l’héritière des françaises dans la façon dont elle aborde le rôle. Le français est parfait et elle peut s’appuyer sur une voix de soprano léger très à l’aise dans l’aigu tout comme dans les demi-teintes. Son Ophélie est délicate, mais elle lui donne aussi cette force qui semble caractériser la chanteuse. Le chant est bien sûr de toute beauté avec une grande facilité, mais elle apporte une certaine force de caractère durant le premier acte qu’on entend rarement. Par contre, elle sait petit à petit sombrer dans cette stupeur qui la conduira à la mort. Le chant se fait plus délicat, plus triste aussi… Mais il lui manque peut-être une petite touche d’humanité pour vraiment fasciner. La partition est parfaitement chantée, le personnage bien cerné, mais la voix reste un peu dure et froide même durant les grands moments de désespoir. Ainsi sa noyade est musicalement splendide, mais manque légèrement de cette douleur que l’on pourrait ressentir. Bien sûr la scène de folie est particulièrement bien rendue, comme elle l’a fait dans son récital récent. Tout cela n’est que de la nuance bien sûr, mais passer après Patrizia Ciofi est difficile dans le domaine de l’émotion.
Enfin, que dire de Stéphane Degout si ce n’est qu’il est un Hamlet sidérant de vérité ? Il semble investi comme jamais dans ce rôle, depuis la dépression la plus complète jusqu’à cette façon de narguer son beau-père. Le regard, la posture… tout le montre totalement dans l’ouvrage et dans son personnage. Mais il y aussi la partie vocale qui est assumée avec un aplomb certain. La tessiture d’Hamlet est très haute et certains barytons peinent à tenir la distance. Pourtant, Degout semble aussi frais en début qu’à la fin de l’ouvrage, l’aigu sonore et assuré. Mais c’est surtout les nuances et la façon de dire le texte qui fait tout le prix de son interprétation car on sent que chaque mot et chaque situation sont pensées et vécues. Le naturel de sa diction et de sa déclamation donnerait presque une leçon aux grands diseurs que sont aussi ses partenaires de scène. Il chante le rôle comme il chante de la mélodie, avec la même gourmandise du mot, mais au service du drame. À l’opposé de Jean-François Lapointe à Avignon, sa colère est intérieure et n’explose que rarement, sa voix est contenue dans une colère froide. Le portrait est totalement abouti et impressionne.
Voici donc une production d’Hamlet qui se faisait attendre et qui aura tenu toutes ses promesses. La distribution est parfaite avec des chanteurs totalement impliqués dans leurs rôles, alors que l’orchestre déploie toutes les beautés de la partition d’Ambroise Thomas. Si la mise en scène pouvait être plus chaleureuse, elle donne à voir un travail théâtrale impressionnant d’intensité. Une grande réussite de l’Opéra-Comique encore une fois !
- Paris
- Opéra-Comique
- 21 décembre 2018
- Ambroise Thomas (1811-1896), Hamlet, Opéra en cinq actes
- Mise en scène, Cyril Teste ; Scénographie, Ramy Fischler ; Costumes, Isabelle Deffin ; Lumières, Julien Boizard ; Conception-vidéo, Mehdi Toutain-Lopez / Nicolas Dorémus ; Dramaturgie, Leila Adham
- Hamlet, Stéphane Degout ; Ophélie, Sabine Devieilhe ; Gertrude, Sylvie Brunet-Grupposo ; Claudius, Laurent Alvaro ; Laërte, Julie Behr ; Le Spectre, Jérôme Varnier ; Marcellus / Deuxième fossoyeur, Kevin Amiel ; Horatio / Premier fossoyeur, Yoann Dubruque ; Polonius, Nicolas Legoux
- Les Éléments
- Orchestre des Champs-Élysées
- Louis Langrée, direction