Hamlet et sa discographie… en attendant la production de l’Opéra-Comique!

Ambroise Thomas est connu pour deux ouvrages : Mignon et Hamlet. Longtemps ces deux opéras sont restés des piliers des opéras français avec bien sûr le premier à l’Opéra-Comique et le second à l’Opéra de Paris, qu’il soit au Palais Garnier ou à la Salle Le Pelletier. Mais depuis le début du vingtième siècle, il y a eu une perte de vitesse en particulier pour Hamlet. Était-ce le traitement infligé à la pièce de Shakespeare qui a fait se détourner le public ? Ou alors la mauvaise image de la musique d’Ambroise Thomas ? Toujours est-il qu’il faudra attendre la fin des années soixante-dix pour que l’ouvrage retrouve les grandes scènes, porté souvent par un baryton qui voulait se mesurer à un rôle en or. Ainsi Sherril Milnes, Thomas Allen, Thomas Hampson… malheureusement jamais de français (alors que l’on peut rêver d’un Ernest Blanc ou plus proche de nous Ludovic Tézier!). Il y eut aussi quelques Ophélie comme bien sûr Natalie Dessay. Et plus proche de nous, nous avons Stéphane Degout qui est l’interprète actuel le plus marquant… et l’on attend avec impatience la prise de rôle de Sabine Devieilhe. Aussi, un petit retour sur cet ouvrage et particulièrement sa discographie qui reste assez pauvre même si l’on a la chance d’avoir plusieurs enregistrements complets de bonne qualité !

Ambroise Thomas avait déjà eu quelques succès sur les scènes lyriques, en particulier avec Mignon en 1866, quand fut créé Hamlet. Pourtant, cette partition avait été composée avant l’opéra-comique. En effet, en 1863 une première version de l’ouvrage est terminée sur le livret de Jules Barbier et Michel Carré. Fort de son succès, le compositeur va donc reprendre Hamlet en l’adaptant aux besoins de l’Opéra de Paris (cinq actes et un ballet) mais aussi aux chanteurs disponibles. Il y avait bien sûr la grande Christine Nilsson pour Ophélie, rivale d’Adelina Patti, qui inaugura le Metropolitan de New-York en 1883 avec le Faust de Gounod. Mais aussi Pauline Lauters-Gueymard en Gertrude qui créa entre autre le rôle de Balkis dans La Reine de Saba de Charles Gounod mais aussi chanta la première Léonore du Trouvère à Paris et créa par la suite le rôle de Lilia dans Herculanum de Félicien David ainsi qu’Eboli dans le Don Carlos de Verdi (on lui doit la tessiture haute de ce rôle de mezzo-soprano!). Mais il manquait le ténor capable d’affronter le rôle titre. L’Opéra disposait par contre du grand Jean-Baptiste Faure qui participa aux créations de L’Africaine de Meyerbeer (Nelusko) mais aussi de Don Carlos pour bien sûr Posa… tout en chantant tous les plus grands rôles de baryton : Guillaume Tell, Don Giovanni, Alphonse IX dans La Favorite et même Méphistophélès du Faust de Gounod pour son entrée au répertoire de l’Opéra de Paris en 1869. Nous avions donc là une troupe de haute volée. C’est aussi ce qui fait la difficulté de donner tous ces opéras français : la troupe était alors constituée des plus grands chanteurs du monde et les partitions écrites sur mesure pour ces interprètes d’exception !

Jean-Baptiste_Faure dans le rôle d’Hamlet (Édouard Manet, 1877)

La musique d’Ambroise Thomas a actuellement mauvaise presse… et l’avait déjà au XIXème siècle puisqu’Emmanuel Chabrier disait : « Il y a deux espèces de musique, la bonne et la mauvaise. Et puis il y a la musique d’Ambroise Thomas ». Pour beaucoup en effet, le compositeur n’était pas un artiste puisqu’il ne cherchait qu’à plaire au public. Sa musique serait donc facile, légère, simple et surtout pas novatrice. Bien sûr, à l’écoute de cet Hamlet il est difficile de dire que l’on a ici un grand visionnaire… mais de là à lui enlever son talent. Le musicien a tout de même été pendant longtemps professeur au Conservatoire avant de le diriger. Il était donc plutôt dans le camp des gardiens de la tradition française qui allait plonger chez Meyerbeer, Halévy ou Auber. Mais malgré tout, la partition que l’on entend est loin d’être une simple suite de beaux moments. Il y a un grand savoir faire dans les ambiances et les motifs. Tout l’ouvrage est parcouru de quelques thèmes (l’amour d’Ophélie, le serment d’Hamlet,…) qui apportent un sens à la musique. Et puis il y a ces couleurs sombres et tendues ou au contraire mélancolique et bucoliques. Tout l’ouvrage est composé d’une main sûre qui donne un opéra particulièrement dramatique. Il n’y a pas uniquement des grands moments de démonstration, mais bien des scènes très fortes comme l’affrontement entre Hamlet et sa mère durant le troisième acte, ou encore l’apparition du Spectre. Même la scène du pantomime est puissante avec l’apparition pour la première fois à l’opéra du saxophone qui devait provoquer une grande surprise au public de l’époque. Alors bien sûr, beaucoup retiendrons avant tout l’air à boire d’Hamlet et la scène de folie d’Ophélie. Mais le premier dans son contexte est plus qu’un simple air d’ivrogne : c’est la folie d’un homme qui tente de noyer son désespoir dans la boisson. De même la folie d’Ophélie est un moment d’une grand poésie avec une progression superbe, évitant la cabalette finale et lui préférant l’évanouissement progressif de la voix de la jeune fille. Même ces moments obligés sont traités avec intelligence et art. Nous avons bien ici une partition majeure du Grand Opéra… peut-être dans un style un peu archaïsant par rapport aux autres ouvrages de la même époque mais qui reste passionnante.

En 1983, Hamlet était encore une rareté et il faut donc saluer le courage de Richard Bonynge d’avoir enregistré la partition complète chez DECCA. Il faut dire qu’il avait là une partition en or, lui qui aimait tant le Grand Opéra Français. Et puis on peut comprendre que Joan Sutherland ait été attirée par le rôle d’Ophélie. Elle avait déjà chanté l’air de folie en 1960 pour un récital, puis en 1961 pour la télévision… et enfin ce sera sa dernière prise de rôle sur scène en 1985, donc après cet enregistrement.

Mais commençons par l’orchestre. Comme à chaque fois dans ce répertoire, Richard Bonynge trouve le ton juste en dirigeant non seulement avec beaucoup de théâtralité mais aussi avec une délicatesse qui rend parfaitement le style français. Les moments d’éclats sont parfaitement rendus avec grandeur mais sans lourdeur, l’action avance parfaitement sans que le drame ne perde en intensité. Car la partition est parfaitement construite et l’on retrouve ici non seulement les moments de terreur mais aussi la joie sombre. Avec un orchestre qui répond parfaitement et qui donne de belles couleurs, l’on peut écouter une partition rendue dans toute sa grandeur voir même toute sa démesure. Car autre fait important, nous avons ici tout le ballet en situation par exemple. Il est juste dommage que le final ne soit aucun des finaux originaux. Préparé par Richard Bonynge, on y voit Hamlet mourir des suites de son duel après avoir rendu justice. Final particulièrement romantique donc où l’on voit le jeune homme mourir à côté de son aimée mais qui n’est ni celui proposé à Paris, ni celui proposé à Londres. On notera aussi une belle prestation du chœur qui doit être à la hauteur de l’orchestre à bien des moments, entre autre le fameux acte infernal obligé dans ce répertoire, acte qui doit faire trembler le public de l’époque.

La distribution est globalement belle avec des petits rôles soignés et parfois même luxueux. Ainsi, on retrouve Joseph Rouleau en second fossoyeur, ou encore John Tomlinson en Spectre à faire frémir. Malheureusement, on regrettera un texte assez flou pour beaucoup des chanteurs… Autre wagnérien, Gösta Winbergh est un très beau Laërte. Le timbre clair et haut nous offre un très beau frère d’Ophélie malgré la brièveté du rôle !

Le couple royal est assez déséquilibré. D’un côté nous avons James Morris (encore un wagnérien!) qui compose un Claudius de très haute tenue. Le timbre est franc et tranchant, le personnage d’une violence rare tout en soignant la ligne de chant. Le doute et le pouvoir sont parfaitement rendus. Face à lui se trouve le gros point noir de cet enregistrement : Barbara Conrad. On se demande où Richard Bonynge est allé la chercher. Le timbre vrillé, les aigus arrachés, des défauts d’intonation… comment pouvoir accepter un tel chant pour le personnage si intéressant de Gertrude. Où donc se trouvait Huguette Tourangeau en 1983. La voix aurait peut-être été un peu usée, mais sans doute moins que ce qui nous est infligé ici.

Dans le rôle d’Ophélie, Joan Sutherland est particulièrement intéressante. Il est impressionnant de voir combien son implication dans les rôles a été de plus en plus importante au fur et à mesure de sa carrière. Elle conserve une technique impressionnante tant dans les vocalises que dans l’extension aiguë. On remarque juste un timbre un peu plus opaque et lourd. Il n’y a plus cette irisation et toutes les couleurs de ses débuts. Mais la voix est encore extrêmement bien tenue. Nous avons juste une Ophélie un peu mature… mais il faut saluer un personnage d’une douceur lunaire saisissante tout au long de l’opéra. Et la scène de folie est très bien négociée avec une première partie brillante avant que n’arrive cette finesse translucide jusqu’à la mort. Ophélie n’étant pas Lucia, elle évite aussi un chant trop ostentatoire pour offrir juste ce qu’il faut d’aigus et de variations.

Dans le rôle titre, Sherrill Milnes impressionne d’un bout à l’autre. Lui qui est plus habitué aux rôles italiens se montre d’une grande rigueur stylistique. La voix est intacte avec un aigu dardé saisissant. Tout comme pour Ophélie, il est difficile ici d’imaginer un Hamlet très jeune mais le chant est tellement généreux que l’on croit au trouble de ce personnage. On pourra trouver plus tragique ou plus perturbé mais nous avons un chant très beau et dans un français assez bon aussi.

Le chant est peut-être un peu lourd pour les deux rôles principaux, mais l’enregistrement fonctionne diablement bien avec un théâtre très habité non seulement par les chanteurs mais aussi à l’orchestre. Le seul point noir reste cette Gertrude mais cela semble être malheureusement souvent le cas… Assez peu disponible actuellement, ce disque reste une référence.

  • Ambroise Thomas (1811-1896), Hamlet, Opéra en cinq actes
  • Hamlet, Sherrill Milnes ; Ophélie, Joan Sutherland ; Claudius, James Morris ; Gertrude, Barbara Conrad ; Laërte, Gösta Winbergh ; Marcellus, Keith Lewis ; Horatio, Philip Gelling ; Le Spectre, John Tomlinson ; Polonius, Arwel Huw Morgan ; Premier fossoyeur, Peyro Garazzi ; Second fossoyeur, Joseph Rouleau
  • Chorus of the Welsh National Opera
  • Orchestra of the Welsh National Opera
  • Richard Bonynge, Direction
  • 3 CD DECCA. Enregistré au Kingsway Hall, Londres, avril 1983.

Deuxième enregistrement de l’ouvrage en studio, cette intégrale réunissait des grands noms dans les rôles principaux et un chef qui a enregistré plusieurs ouvrages français… et de plus, la partition complète était ici enregistrée avant en appendice les parties de ballet non intégrées dans l’ouvrage, mais aussi le final alternatif de Londres. Par contre, il est étrange de mettre en bonus le duo entre Claudius et Gertrude de l’acte II alors que d’autres versions l’intègrent dans l’action (ce passage avait été coupé à la création mais a été retrouvé à la Bibliothèque Nationale de France).

Malheureusement, le résultat n’est pas tout à fait à la hauteur de ce que l’on pouvait attendre. Déjà, comme souvent avec Antonio de Almeida, sa direction manque de drame et de tension. Souvent plus occupé à accompagner gentiment les chanteurs, il n’arrive pas vraiment à habiter la partition que ce soit dans les moments de drame ou d’autres plus légers, l’orchestre reste bien gentil et peu marquant. Il lui manque un souffle et une énergie qui permet à l’ouvrage de renverser les spectateurs. Chœur et orchestre sont bons mais n’exploitent donc pas toute la partition pour offrir vraiment cet effet oppressant et tendu.

Le principe de la distribution est assez simple : des artistes internationaux connus pour les grands rôles, et des artistes francophones pour les petits rôles. Ainsi, nous trouvons François Le Roux en Horatio, Jean-Philippe Courtis en Spectre (que l’on entend à peine d’ailleurs vu la distance où il a été enregistré), Jean-Pierre Furlan en second fossoyeur… tous ces chanteurs chantent dans un très bon français mais ils ne font que de très courtes apparitions malheureusement. En Laërte, Gregory Kunde apporte toute sa grâce et sa connaissance de ce répertoire. Le français n’est pas parfaitement nette, mais la voix est superbe et offre un rayon de lumière au milieu de ces personnages torturés.

Comme déjà avec Bonynge, nous avons une Gertrude qui n’est pas à la hauteur du rôle. Ici la voix est intègre et plutôt bien menée… mais il manque cruellement à Denyce Graves le charisme de cette reine meurtrière ! Tout est chanté avec distance, sans que l’on trouve ni le monstre ni la femme dévastée. Même dans l’affrontement avec son fils elle peine à vraiment incarner ce personnage. Pourtant, nous avions un Claudius somptueux. Samuel Ramey connaît aussi ce répertoire parfaitement et a de plus l’avantage d’avoir une très bonne diction française. Aussi, son roi est un régal même si l’on en viendrait presque à ne pas croire à ce meurtrier tant le timbre est somptueux, la ligne parfaite… tout ici est noblesse et beauté. Le charisme du chanteur et son intelligence permettent tout de même de montrer un personnage dur et cruel.

Dans la lignée de Joan Sutherland, voici que June Anderson nous propose son Ophélie. Là où sa devancière avait un timbre un peu âgé, la soprano possède une belle clarté de timbre. Mais il lui manque une chose : de l’implication dans le rôle ! En aucun cas soutenue par le chef, elle se permet des alanguissements, des moments où la ligne semble perdre de sa substance. Il est bien difficile de croire à cette Ophélie dans les moments tendres et délicats. Bien sûr, la virtuosité ne lui fait pas peur et elle s’y donne à cœur joie. Mais justement, Ophélie n’est pas uniquement une démonstration… au contraire même. La scène de folie tombe à plat à force de minauderie dans les moments calmes et une technique trop mise en avant dès qu’elle le peut.

Enfin, le rôle titre est tenu par Thomas Hampson. Est-ce l’entourage ou le personnage, toujours est-il qu’il reste en deçà de ses interprétations habituelles dans le rôle. Bien sûr, l’on conserve cette noblesse de ton, le français quasi-parfait, l’aisance dans la tessiture… mais il semble étrangement peu concerné. Lui qui avait donné un Athanaël magnifique ou encore un Hérode de Massenet impressionnant… le voici comme timide dans son interprétation. Peut-être est-ce la comparaison avec les autres barytons ayant été enregistrés, mais il reste un peu sur la réserve pour un rôle qui doit au contraire être extrêmement vécu, où l’on doit voir le trouble et le désordre qui s’installe dans l’esprit du prince.

Que dire donc de cette intégrale… elle n’est bien sûre pas indigne mais montre une vision un peu réduite de l’ouvrage. Le manque d’implication et de caractérisation, ainsi qu’une direction peu dramatique fait que l’on va surtout entendre un ouvrage un peu pompeux et long, là où au contraire bien représenté c’est une tornade qui frappe les spectateurs. Cette version reste la plus facilement disponible dans le commerce, mais elle pourrait malheureusement convaincre certains que oui, Hamlet est peu intéressant.

  • Ambroise Thomas (1811-1896), Hamlet, Opéra en cinq actes
  • Hamlet, Thomas Hampson ; Ophélie, June Anderson ; Claudius, Samuel Ramey ; Gertrude, Denyce Graves ; Laërte, Gregory Kunde ; Marcellus, Gérard Garino ; Horatio, François Le Roux ; Le Spectre, Jean-Philippe Courtis ; Polonius, Michel Trempont ; Premier fossoyeur, Thierry Felix ; Second fossoyeur, Jean-Pierre Furlan
  • Ambrosian Singers
  • London Philharmonic Orchestra
  • Antonio de Almeida, Direction
  • 3 CD Erato. Enregistré à la St Augustine Church, Kilburn Park Road, Londres, du 8 au 19 mars 1993.

De 1994 nous est venue une captation radio diffusée par la suite en disques… mais bien sûr très difficile à trouver de nos jours. Ce souvenir d’un concert donné à Vienne nous permet d’entendre deux artistes au très fort charisme : Bo Skovhus et Alexandrina Pendatchanska. Pour ce concert il ne faut pas attendre malheureusement une partition complète puisque l’intégralité du ballet a été supprimé. L’introduction vers la scène de folie est donc ici assez étrange. Mais sinon, on ne note pas de coupures importantes dans cet enregistrement en direct.

À Vienne, le chef Reynald Giovaninetti propose une direction très franche et brillante. L’orchestre montre toute la richesse de la partition, allant même jusqu’à une saturation par moments où il donne trop de volume et de puissance, couvrant un peu les chanteurs dans la captation mais aussi ne rendant pas service à la partition d’Ambroise Thomas. En effet, on ne peut nier un peu de clinquant dans cette partition très grand opéra… et certains effets sont trop marqués et font ressentir trop de spectacle pour pas assez de drame. Mais cet engagement et cette générosité nous permettent aussi de grandement apprécier le foisonnement d’idées de l’orchestration.

Globalement les seconds rôles tiennent leur place. Ils ne sont pas inoubliables mais ne déméritent pas. Par contre, le français est assez difficile pour tous en dehors d’un Bo Skovhus particulièrement clair. Ophélie à un degré moindre montre aussi des efforts de diction. Par contre, il est vraiment difficile d’accepter un français aussi mauvais que celui de Viorica Cortez. La chanteuse pourtant naturalisée française est incompréhensible. Et son chant est tout aussi désordonné que sa diction avec des passages impressionnants de beauté et d’autres où le timbre se dérobe, ou le vibrato s’impose… Bien sûr Gertrude est un personnage particulièrement sombre et monstrueux ici, mais le portrait est trop marqué vers cette femme qui s’approche plus de Klytemnestre de Strauss que d’une reine. Face à elle, Kurt Rydl est un roi assez terne mais qui tient sa place de bonne manière.

Dans le rôle d’Ophélie, c’est la jeune Alexandrina Pendatchanska, tout juste âgée de 24 ans alors. On pourrait du coup attendre un personnage timide et clair. Tout au contraire, la voix dramatique de la soprano prend au corps tant elle s’impose immédiatement. Le timbre est toujours un peu étrange avec ce côté très sombre et un vibrato serré… mais il y a cet engagement et ces colorations qui font que le personnage prend vie et surtout se sort de cet état de victime trop souvent uniquement montré. La technique est parfaitement maîtrisée avec une scène de folie particulièrement vécue où la technique se met au service de l’émotion. Il est sidérant d’entendre une chanteuse aussi jeune dans ce genre de rôle capable de l’assumer avec autant d’aisance (et sans que la voix n’en ait été fragilisée : il suffit de l’entendre en Lady Macbeth de Verdi actuellement!).

Enfin, celui pour qui a été sans doute monté ce concert : Bo Skovhus. Que dire si ce n’est qu’il est parfait dans ce rôle ? Il a le timbre assez clair, la vaillance, la prestance mais aussi cette façon de rendre la torture mentale du jeune prince. Il donne toute sa dimension au rôle sans pour autant brusquer la musique. En vrai artiste il sait donner la juste nuance pour signifier un trouble ou une émotion. Il nous offre un portrait complet et magnifique d’Hamlet d’un bout à l’autre, sans que la voix ne souffre d’une tessiture assez haute pourtant. Magistrale !

Cet enregistrement en direct est particulièrement vivant et porté non seulement par un chef efficace, mais aussi un couple principal de très haut niveau. Il est dommage que le reste de la distribution soit beaucoup plus en retrait ou de moins bonne qualité. Mais pour la partition et les deux malheureux amants, il faut écouter cette version sans nul doute !

  • Ambroise Thomas (1811-1896), Hamlet, Opéra en cinq actes
  • Hamlet, Bo Skovhus; Ophélie, Alexandrina Pendatchanska ; Claudius, Kurt Rydl ; Gertrude, Viorica Cortez ; Laërte, Jorge Lopez-Yanez ; Marcellus, Andreas Kohn ; Horatio, Goran Simic ; Le Spectre, Goran Simic ; Polonius, Georg Lehner ; Premier fossoyeur, Andreas Kohn ; Second fossoyeur, Helmut Wildhaber
  • Arnold Schönberg Chor
  • ORF-Sinfonieorchester
  • Reynald Giovaninetti, Direction
  • 3 CD Serenissima. Enregistré Konzerthaus, Vienne, le 18 février 1994.

Si l’on veut voir Hamlet en vidéo, il n’y a dans la commerce malheureusement qu’une seule version chez EMI… ou plutôt Warner maintenant. Captée afin de fixer sans doute le portrait de Natalie Dessay, ce DVD est actuellement la version la plus simple à trouver actuellement dans le commerce. Il y eu pourtant de nombreuses productions dans le début des années 2000 où alternaient Natalie Dessay justement, mais aussi Annick Massis. Les deux sopranos françaises étaient particulièrement saluées pour leurs prestations dans cet ouvrage et il ne fait nul doute que c’est souvent pour elles que les productions étaient montées.

Avec ce DVD, nous avons bien sûr la mise en scène, qui pourrait apporter beaucoup à l’ouvrage. Il ne faut pas oublier qu’à l’époque de la création, la mise en scène était souvent un élément aussi important que la musique et les chroniqueurs de l’époque saluaient le travail des peintres et s’extasiaient devant les effets scéniques. Malheureusement, la mise en scène de Patrice Caurier et Moshe Leiser n’apporte rien au spectacle par sa pauvreté et son manque de beauté. Le plateau est continuellement vide, avec seulement un mur courbé qui va apparaître ou bouger pour créer des espaces. Bien sûr, quelques tables ou canapés mais est-ce vraiment une mise en scène que ces trois éléments de décors ? Et à cela s’ajoute des costumes assez pauvres… et un manque d’idée (ou alors justement trop d’idées par moments!). La scène de folie d’Ophélie par exemple nous montre cette dernière se tailladant longuement et violemment les veines… n’est-ce pas en totale opposition avec la délicatesse de la musique ? Et ce roi perpétuellement avec sa couronne des fois que l’on oublie qui il est ? Seuls les effets d’éclairages sont intéressants, permettant de baigner la scène vide dans une atmosphère sinistre ou aquatique et offrant de belles images par les ombres et les contres jours.

Musicalement, le rendu est assez satisfaisant, même si il est tout à fait regrettable que l’on ne trouve même pas une petite partie du ballet du quatrième acte, qui se résume donc à la scène de folie uniquement. La direction de Bertrand de Billy est plutôt soignée mais certains passages sont traités avec une telle lenteur que le résultat fait ressortir les côtés les plus carrés et simples de l’ouvrage. La partition d’Ambroise Thomas possède certains moments moins inspirés et ici le chef n’arrive pas à leur donner l’impulsion qui permet d’éviter de souligner ce manque d’idées. L’orchestre du Liceu est très vif et s’adapte sans problème aux couleurs sombres ou extatiques de l’opéra.

En dehors des quatre rôles principaux, la distribution est composée de non francophones ou du moins de chanteurs qui ne maîtrisent pas vraiment bien le français. Mais les rôles sont très courts. Par contre, ce problème linguistique est plus gênant pour Laërte chanté par Daniil Shtoda. Le français est assez incompréhensible et le chanteur semble peu à l’aise avec le style de l’ouvrage. Dommage pour ses deux interventions qui sont assez représentatives de ce personnage franc et direct, le seul de l’ouvrage.

Le couple royal est formé par deux français, mais étrangement, qualités et défauts sont opposés. Alain Vernhes est l’un des grands chanteurs français de ces dernières années. Malheureusement, il ne semble pas vraiment fait pour ce rôle noir de Claudius. Là où l’on attend un personnage sombre au grave aisé, l’on a un chanteur splendide mais trop bonhomme et tendre pour montrer l’ambition du roi. La diction est splendide et les nuances très bien dosées, mais il manque de la noirceur dans le timbre et dans le chant pour donner vie au personnage malheureusement. Face à lui, Béatrice Uria-Monzon a au contraire la voix parfaite pour cette reine meurtrière. La voix étrange et engorgée, ces éclats dans l’aigu… tout est là… sauf la diction qui pour le coup est vraiment problématique. Non seulement le texte n’est pas compréhensible régulièrement, mais il manque carrément des lettres dans certains passages, comme si le texte était moins important que de tenir la ligne et le legato ! Nous avons donc une reine impressionnante vocalement et scéniquement… mais malheureusement incompréhensible !

Natalie Dessay trouvait en Ophélie un parfait entre-deux : d’un côté le répertoire français pour lequel elle est faite, mais aussi le côté bel-cantiste qui l’a fait se diriger vers Lucia. Le rôle lui donne les moyens non seulement de montrer sa technique mais aussi la tragédie de cette jeune femme broyée par l’histoire. Durant les premières minutes, le timbre sonne très métallique et peu agréable. Mais au fur et à mesure de la soirée, la chanteuse semble gagner en rondeur vocale pour offrir un très beau chant. Son Ophélie est plus volontaire qu’à l’accoutumée mais sans extravagance. Que ce soit les lignes aériennes et rêveuses ou les vocalises, tout est parfaitement en place avec des sur-aigus assez aisés. Théâtralement, elle réussit à faire vivre son rôle malgré le vide de la scène. Très beau portrait qui est ici vraiment celui d’une jeune fille. Le timbre n’est pas le plus beau de la discographie à ce moment de sa carrière, mais le résultat est superbe. IL faut saluer aussi la diction qui est assez bonne… et la meilleure sans conteste de la discographie. Mais l’on pourrait trouver chanteuse ayant un plus grand soin à le faire vivre.

Enfin, dans le rôle titre, le baryton Simon Keenlyside est assez étrange. En fonction du passage chanté, il peut être totalement absent avant de brûler les planches à d’autres. Le dernier acte le voit totalement transparent là où l’affrontement avec Gertrude est au contraire passionnant. Le chanteur connaît le style malgré quelques effets étranges, la voix est aisée dans la tessiture malgré un timbre un peu passe-partout… mais il y a ses trous qui gâchent le personnage. Est-ce voulu par la mise en scène ? Pourquoi par exemple chanter l’air à boire de manière totalement uniforme, sans aucun emportement, en donnant juste sa pleine voix mais sans sentiments. Là où un Jean-François Lapointe par exemple explosait dans cet air, en faisant un moment non pas vocal mais théâtrale, ici notre baryton semble obligé de le chanter sans que ça ne lui importe. Après les implications sans failles de Milnes et Skovus, ce que propose Keenlyside est décevant pour un chanteur pourtant habitué à donner tout sur scène. À son crédit par contre, la diction est plutôt bonne pour le seul chanteur non francophone des rôles principaux.

Cette version nous permet de découvrir une Ophélie particulièrement juste de style et un entourage de bonne facture globalement, mais si l’on attendait la version de référence, ce n’est malheureusement pas le cas à cause d’une mise en scène paresseuse et d’une distribution qui manque de cohérence. Il existait pourtant d’autres versions qui auraient pu être commercialisées avec Natalie Dessay où l’entourage était a priori de meilleure qualité.

  • Ambroise Thomas (1811-1896), Hamlet, Opéra en cinq actes
  • Mise en scène, Patrice Caurier / Moshe Leiser ; Décors, Christian Fenouillat ; Costumes, Agostino Cavalca ; Lumières, Christophe Forey
  • Hamlet, Simon Keenlyside; Ophélie, Natalie Dessay ; Claudius, Alain Vernhes ; Gertrude, Béatrice Uria-Monzon ; Laërte, Daniil Shtoda ; Marcellus, Gustavo Peña ; Horatio, Lluis Sintes ; Le Spectre, Markus Hollop ; Polonius, Celestino Varela ; Premier fossoyeur, Joan Martin-Royo ; Second fossoyeur, Francesc Garrigosa
  • ChÅ“ur du Gran Teatre del Liceu
  • Orchestre du Gran Teatre del Liceu
  • Bertrand de Billy, Direction
  • 1 DVD EMI Classics. Enregistré au Gran Teatre del Liceu, Barcelone, en octobre 2003.

Acte II Scène 2 d’Hamlet d’Ambroise Thomas.
Décors de Charles-Antoine Cambon pour la création à la Salle Le Peletier en 1868.

Il reste un gros manque dans cette discographie : la production donnée à Bruxelles en 2013 qui réunissait Marc Minkowski et Olivier Py pour un grand moment de théâtre et de musique. À cela s’ajoutait une distribution de haute volée, dominée par un Stéphane Degout halluciné dans le rôle titre et qui trouvait en Sylvie Brunet-Grupposo une Gertrude magnifiquement perverse. Le reste de la distribution étant lui aussi d’un haut niveau, l’on ne pouvait qu’espérer la diffusion d’un DVD mais il n’en fut rien malgré une captation réalisée et diffusée sur Internet. Espérons que la production qui vient en fin d’année à l’Opéra-Comique sera elle mise en valeur car elle réunit pour cette fois une distribution parfaite sur le papier : Stéphane Degout et Sylvie Brunet-Grupposo reprennent leurs rôles… mais sont accompagnés par Sabine Devieilhe pour Ophélie (son air de la folie est un modèle), Laurent Alvaro en Claudius, Julien Behr en Laërte et Jérôme Varnier en Spectre ! Espérons que le résultat soit à la hauteur de l’attente et des espoirs !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.