Itinéraire vers la Lucia de Joan Sutherland

Joan Sutherland fait partie de ces chanteuses qui fascinent souvent, mais laissent aussi parfois les auditeurs totalement sur le bord de la route. Pourtant, la soprano reste un nom important tant elle a remis au goût du jour toute une partie du répertoire opératique. Avec son mari Richard Bonynge, elle a chanté sur les plus grandes scènes les rôles du bel-canto romantique les plus tragiques et alors peu montés. Mais elle a aussi aidé à la renaissance d’une partie de l’opéra français. Car si le bel-canto avait déjà vu Maria Callas lui redonner grandeur et variété, c’est bien le couple Bonynge/Sutherland qui a réussi à imposer les enregistrements d’ouvrage rares comme Hamlet d’Ambroise Thomas, Les Huguenots de Giacomo Meyerbeer, ou encore Esclarmonde et Le Roi de Lahore de Jules Massenet ! Ainsi, malgré mes réticences à écouter cet enregistrement légendaire de Lucia di Lammermoor, j’ai voulu lui redonner sa chance. C’est donc une sorte de parcours de redécouverte qui sera ici chroniqué.

Lorsque l’on parle de Lucia di Lammermoor, l’on pense obligatoirement à Maria Callas car elle en a proposé des enregistements légendaires comme le fameux dirigé par Karajan à Berlin. Mais la grande cantatrice a fini par abandonner le rôle une fois qu’elle eut entendu justement Joan Sutherland dans ce personnage. C’est dire si elle considérait que la jeune australienne avait tout pour être une grande héroïne. Elle le chantera pendant vingt-neuf ans de 1959 à 1988… et ce en 223 occasions. Nombre de ces représentations ont été sauvegardées par des enregistrements de plus ou moins bonne qualité, mais nous avons surtout trois jalons majeurs : le premier enregistrement pour DECCA en 1961, ce second studio de 1971… et enfin la vidéo du MET en 1982. Une fois tous les dix ans, nous pouvons suivre l’évolution de la chanteuse, mais aussi de son interprétation. 1961 la voit dans sa pleine jeunesse avec un timbre léger et aérien alors que 1982 nous montre une chanteuse beaucoup plus mûre mais toujours aussi sûre techniquement et plus accomplie dramatiquement. L’une comme l’autre des prestations m’avaient intéressées. Mais ce studio de la grande série faite chez DECCA aurait-il un intérêt ou ne serait-il qu’un pâle reflet de la brillante démonstration technique de 1961 sans avoir la théâtralité de 1982 ?

Enregistrement studio de 1961 (repris sous de nombreuses pochettes différentes)

En 1961, il faut déjà souligner la qualité de l’entourage. Si Renato Cioni n’est pas l’Edgardo rêvé, les participations de Robert Merrill et Cesare Siepi sont remarquables et la direction de Sir John Pritchard d’une grande beauté. Et bien sûr, Joan Sutherland se montre splendide : la voix est limpide et se joue des difficultés. Elle est la jeune fille fragile et bouleversante mais n’a pas tout à fait le poids dramatique que l’on peut attendre. Mais comment ne pas succomber devant tout ce premier acte où elle est innocente et légère ? La scène de la folie la trouve toute aussi musicale mais sans ce petit plus qui permet de sortir de la démonstration. En 1982 par contre, c’est le contraire. On retrouve un superbe Edgardo en la personne d’Alfredo Kraus même s’il partage avec Joan Sutherland le même petit soucis : les voix sont encore souveraines mais ne reflètent plus du tout la jeunesse des personnages. Ainsi la première partie les trouve véritablement jouer les jeunes premiers. Au contraire par contre la partie dramatique se trouve merveilleusement rendue par l’un comme par l’autre. Et voir ainsi Joan Sutherland créer la folie de Lucia est assez fascinant. Elle qui n’avait plus du tout l’âge de la jeune fille trouve des expression et une façon d’occuper la scène qui force le respect et impressionne. Et la voix là encore reste magnifique malgré la ternissure du timbre. Alors entre ces deux témoignages, comme se porte ce deuxième studio ?

Version filmée de la prestation de Joan Sutherland en 1982 au MET.

Auréolé de son statut d’enregistrement mythique, j’imaginais trouver principalement une même interprétation qu’en 1961, avec des partenaires plus connus et glorieux mais sans qu’il n’y ait un grand plus apporté, voir même un léger point négatif étant donné que la voix de Joan Sutherland avait à cette époque commencé à perdre de sa légèreté pour affronter des rôles plus larges et dramatiques. J’ai donc évité cet enregistrement, n’en ayant écouté que des extraits il y a bien longtemps… Mais durant l’été, la fréquentation des grandioses enregistrements d’Hamlet et du Roi de Lahore m’ont réconcilié avec la voix de la soprano australienne, et m’ont même fait admirer ses interprétations. Aussi, pourquoi ne pas tenter d’écouter cet enregistrement ?

On commencera par louer celui qui est le maître de l’enregistrement : Richard Bonynge. Le chef d’orchestre s’est fait une spécialité de ce répertoire et sait en effet donner toute sa grandeur à la partition de Donizetti : chaque moment y est soigné et magnifié sans jamais que ne soit souligné une facilité ou une lourdeur. La partition avance avec un beau sens du drame et du théâtre. Mais encore plus, on lui doit l’état de la partition ainsi que ces petites reprises souvent coupées ou moins variées. Ici on semble retrouver toute la démesure du bel-canto romantique avec ces codas et autres reprises magnifiquement ouvragées. Le seul petit reproche que l’on peut avoir est sur la distribution en elle-même. Le chef a souvent travaillé avec les mêmes chanteurs pour ses enregistrements et si les dames sont souvent grandioses, les hommes ne sont pas forcément au niveau d’un point de vue technique et grammaire belcantiste. Mais déjà, nous avons un chÅ“ur et un orchestre qui sont brillamment dirigés et offrent un superbe écrin pour donner vie à cette Lucia.

Joan Sutherland, Royal Opéra House de Londres, 1959

Pour les trois petits rôles, le chef nous donne à entendre comme à son habitudes de bons chanteurs. Pier Francesco Poli est un Normanno moins marqué qu’à l’habitude, mais qui sait parfaitement se montrer désagréable comme il le faut. Ryland Davies est un habitué de Richard Bonynge et sa prestation en Arturo est parfaitement menée sans tension vocale. Enfin, Huguette Tourangeau offre une Alisa discrète mais comme toujours caractérisée.

Joan Sutherland, Metropolitan Opera de New-York, 1982

Le rôle plein de noblesse de l’opéra est bien sûr celui de Raimondo, celui que l’on suppose être un prêtre même si rien n’est indiqué dans l’ouvrage. Nicolai Ghiaurov possède la prestance pour ce rôle bien sûr et donne avec sa voix de bronze une belle caractérisation. Mais malheureusement, les années soixante-dix sont une parenthèse où la voix a perdu de sa gloire avant de la retrouver par la suite. Si dans les années soixante offrent à entendre une voix tonnante, la décennie qui suit le montre plus gris. Là où l’on pourrait espérer une voix large, elle sonne légèrement émaciée. Et surtout, le chanteur n’est pas une grand spécialiste du bel-canto. Pour respecter les souhaits de Donizetti, il fallait faire appel à une basse vocalisante. Mais Samuel Ramey n’était pas encore présent et ne pouvait donc graver Raimondo ici (il le fera tout de même de façon admirable avec Cheryl Studer!). Comme pour Il Trovatore, il est dommage que tous les rôles ne soient pas au même niveau d’exigence technique. Mais l’on retiendra tout de même cette noblesse innée et la grande puissance expressive dans son récit du meurtre d’Arturo.

Autre grand habitué, Sherrill Milnes campe un Enrico de haute tenue. Le baryton a beaucoup enregistré avec Richard Bonynge et est un grand spécialiste de cette période. Si là aussi la vocalisation n’est pas forcément son grand fort, il a pour lui une aisance dans l’aigu qui lui permet de se hisser au niveau de sa sÅ“ur. Le timbre sonne de belle manière et de façon péremptoire et lui permet donc de s’affirmer comme celui qui tient la maison. Le premier air est bien sûr impressionnant, mais c’est surtout dans la confrontation avec Lucia qu’il se montre superbe. La tension de son chant permet de ressentir toute la violence du personnage sans que jamais il ne déborde de manière outrancière. Loin du portrait uniforme, il sait aussi montrer les failles de ce frère qui sacrifie sa sÅ“ur à la politique comme dans le final de la scène de la folie par exemple.

Joan Sutherland et Luciano Pavarotti, 1965

On en vient au cas de Luciano Pavarotti… Le ténor est l’autre star de l’enregistrement bien sûr… Mais comme souvent dans ce répertoire, on reste frustré par l’interprétation. Le chanteur possède bien sûr un timbre superbe, une aisance fabuleuse. Mais il lui manque plusieurs choses pour pouvoir se hisser à l’excellence. Déjà l’interprétation reste assez générique et manque cruellement de poigne. Même dans le duo du premier acte on reste sur notre faim car le chant est peu nuancé et fait passer très peu d’émotions. Mais en plus de cela, techniquement il lui manque encore et toujours cette partie grandiose qu’on attend dans le bel-canto. Où se trouvent les aigus ? Où se trouvent les vocalises et les variations ? Le rôle n’est peut-être pas habituellement chanté de telle manière, mais pourquoi après-tout ne pas hisser le personnage d’Edgardo à la même hauteur que celui de Lucia ? Déjà dans Il Trovatore la frustration était très grande d’entendre Manrico chanté de manière totalement traditionnelle alors que Azucena (Marylin Horne) et Leonora (Joan Sutherland) débordaient de technique et de variations. Ici la frustration est peut-être un peu moins grande car après tout le rôle de Lucia est toujours chanté ainsi (ou presque!). Mais quel dommage que l’on ne trouve pas d’Edgardo aussi belcantiste que pour Lucia. Ainsi, Luciano Pavarotti offre un beau timbre et un chant somptueux… mais il ne se passe au final pas grand chose tant dramatiquement que musicalement.

Joan Sutherland, au MET en 1961.

Enfin Joan Sutherland… celle pour qui cet enregistrement a été fait. Celle qui aura sans doute le plus marqué le rôle depuis la deuxième moitié des années cinquante. S’il faut quelques petites minutes pour se faire à un timbre qui en effet semble un peu empâté par rapport à l’enregistrement de 1961, on est rapidement bluffé par la facilité avec laquelle la chanteuse s’approprie le rôle bien sûr, mais aussi la partition. Car si l’impression de facilité était déjà grande dans son précédent enregistrement, nous sommes ici devant une démonstration technique sidérante qui la classe indéniablement parmi les plus grandes. Chaque variation est inspirée et souvent originale. La technique est bluffante de facilité que ce soit dans la vocalisation ou l’étendue… mais cette technique fait vraiment sens tout au long de l’ouvrage. La poésie du premier air avec ces chants d’oiseaux n’enlève rien à la dramatisation du chant face à son frère ou lors de la scène de la folie. On pouvait craindre une voix trop ronde ou opaque mais il n’en est rien : la chanteuse sait aérer son timbre semble-t-il, offrant des envolées vers l’aigu pleine de légèreté et de grâce. Malgré toutes les réticences ou les préjugés que l’on peut avoir, il est difficile de ne pas être fasciné par ce numéro de funambule qui n’est en rien démonstratif. La chanteuse semble au sommet de son art et a gagné en poids dramatique. Et puis accompagnée comme elle l’est par son mari Richard Bonynge, elle a sûrement eu plus de possibilités pour imaginer des variations encore plus à même de mettre en valeur sa voix et sa technique. Il faut avoir entendu cette enregistrement pour vraiment comprendre ce qu’a pu être le phénomène Joan Sutherland.

Pour quelqu’un qui n’était pas une grand admirateur de la soprano, cette fréquentation dans un autre répertoire que celui du bel-canto semble avoir permis d’ouvrir des portes et là où il m’avait toujours été difficile d’écouter Joan Sutherland dans le répertoire italien et particulièrement dans les enregistrements des années soixante-dix… me voici convaincu. Bien sûr, son interprétation de Maria Stuarda avait été une bonne surprise, mais l’écoute était avant tout motivée par la présence d’Huguette Tourangeau. Voici maintenant toute une discographie à explorer et particulièrement peut-être Norma. La question sera de savoir quel enregistrement privilégier entre le premier avec Marylin Horne, ou le second avec Montsera Caballé, Luciano Pavarotti et Samuel Ramey…

  • Gaetano Donizetti (1797-1848), Lucia di Lammermoor (1835), Opéra en trois actes
  • Lucia, Joan Sutherland ; Edgardo, Luciano Pavarotti ; Enrico, Sherrill Milnes ; Raimondo, Nicolai Ghiaurov ; Arturo, Ryland Davies ; Alisa, Huguette Tourangeau ; Normanno, Pier Francesco Poli
  • ChÅ“ur du Royal Opera House, Covent Garden
  • Orchestre du Royal Opera House, Covent Garden
  • Richard Bonynge, direction
  • 2 CD DECCA, 483 0934. Enregistré au Kingsway Hall de Londres, en juin et juillet 1971.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.