Édouard Lalo a connu le succès à l’opéra grâce au Roi d’Ys. Son premier essai Fiesque n’a jamais été monté de son vivant, alors que sa dernière tentative le verra mourir avant qu’il n’ait achevé sa composition. Son premier opéra a été monté et enregistré à Montpellier il y a quelques années et c’est au tour de La Jacquerie de renaître d’abord en juillet dernier toujours à Montpellier puis maintenant à Paris pour une reprise inespérée. On retrouve pour l’occasion trois des protagonistes de la recréation : Véronique Gens et Nora Gubisch reprennent leur rôle sous la baguette de Patrick Davin. Le reste de la distribution est totalement renouvelée avec soin, alignant des chanteurs reconnus et très à l’aise dans ce répertoire. Il est rare que ces résurrections soient ainsi suivies d’une autre production et il faut saluer le travail du Palazetto Bru-Zane et de Radio-France qui osent ainsi monter un ouvrage aussi rare qui demande de plus un effectif important.
Dernier opéra de Lalo, il faut tout d’abord préciser que le compositeur n’aura pas le temps de terminer son ouvrage, et c’est ainsi Arthur Coquard qui finira la partition à la demande de la famille de musicien disparu. On pourrait penser qu’il n’a fait que combler les quelques manques, mais il n’en est rien puisque Lalo n’a a final composé que le premier acte sans même l’achever. Le reste de la partition est ainsi de la main de l’élève Coquard. Il est donc assez abusif de parler de La Jacquerie de Lalo. Le choix du sujet lui revient, mais le reste de la musique est le fruit d’un autre compositeur certes beaucoup moins connu. On peut donc penser que c’est avant tout pour rattacher l’ouvrage à un nom resté dans les mémoires qu’il est ainsi présenté.
L’œuvre met en avant le conflit des personnages entre le devoir politique et l’amour. Ainsi, le paysan Robert se trouve à la tête de la révolte des Jacques alors qu’il aime la fille du châtelain tyrannique. De même la jeune noble doit luter entre son amour inavoué et son appartenance à l’aristocratie. On retrouve donc ici une trame commune à d’autres opéras, où l’amour est empêché par des raisons politiques ou morales. La musique se révèle assez inégale au cours de l’ouvrage. Ainsi les deux premiers actes sont assez secs et manquent de développement avec un orchestre souvent trop sec et violent pour vraiment donner vie à la musique. La déclamation des personnages est assez noble, mais elle est souvent à nue alors que les quelques airs manquent d’élévation. Par la suite, le compositeur semble avoir pris plus de place et donne à entendre des moments de musique pure, un accompagnement du chant plus détaillé et fin : le troisième acte s’ouvre sur un beau ballet qui évite les poncifs souvent entendus dans les opéras de cette époque, et le quatrième se montre d’une superbe inspiration tant mélodique qu’orchestrale avec un thème annoncé dès les premières minutes et qui va hanter les duos entre Blanche et Jeanne (amante et mère), tout comme Blanche et Robert. Par contre, le compositeur aurait sûrement pu éviter de parsemer la partition de fanfares parfois d’une vulgarité assez impressionnante. Ainsi, la partition se ferme sur un tintamarre qui détruit tout ce que le dernier acte avait construit de superbe. Il faut souligner par contre la belle construction des personnages principaux avec en particulier les deux femmes qui se montrent d’une grande intensité dramatique d’un bout à l’autre.
Pour cette reprise, la distribution propose tout comme à Montpellier des artistes rompus au répertoire et au style. Ainsi, même dans les petits rôles, le chant est impeccablement dit et restitué. Rémy Mathieu n’a que très peu à faire, mais propose une voix claire et nette pour une superbe prestation. Julien Véronèse se montre un peu plus en retrait de part un timbre un peu gris et qui manque de métal pour s’imposer en Sénéchal. Par contre, Alexandre Duhamel est en tout point remarquable dans le rôle de Comte de Sainte-Croix. Le timbre est ferme mais sait magistralement se faire paternel dans le duo avec sa fille après avoir imposé une autorité magnifique. La diction est la plus belle du plateau et on en vient à regretter qu’il ne chante pas le rôle du bucheron Guillaume… Ce dernier justement est chanté par celui qui semble connaître une ascension impressionnante depuis quelques années : Florian Sempey. Le chant est comme toujours beau, bien mené… mais la voix reste très en arrière et le personnage manque un peu de poids pour vraiment s’imposer. Guillaume est violent et colérique alors que Sempey propose un personnage bien trop gentil pour vraiment être celui qui pousse Robert à la révolte.
Dans le superbe rôle de la mère du héros, la paysanne Jeanne, Nora Gubisch peut montrer tout son tempérament. Ce personnage oscille entre violence et recueillement et le timbre chaud et large de la mezzo se coule parfaitement dans la large palette de couleur ainsi que la tessiture très étendue. Les nuances sont parfaitement construites pour donner un relief particulier à chaque phrase et si la diction peut par moment paraître un peu brouillée, il y a un réel effort pour faire vivre le texte tout au long de la soirée. On retiendra longtemps le final du deuxième acte où elle s’oppose au départ de son fil pour la révolte avant de prier dans une recueillement saisissant.
Face à elle se dresse un personnage assez opposé mais pas moins marquant : Blanche de Sainte-Croix se drape dans la dignité vocale du chant de Véronique Gens. Il faut déjà souligner le courage de la soprano : le bras en écharpe, visiblement mal à l’aise sur scène, elle chante tout au long de la soirée avec conviction et sans laisser jamais entendre une quelconque fatigue où gène. Elle possède tout du rôle : la noblesse de ton, la froideur ou la passion… tout ici est naturel et parfaitement en place. On entend chaque nuance et l’évolution de ce personnage presque hautain au premier acte, puis fille aimante avant de montrer toute le drame de sa vie dans le dernier acte. Comme toujours avec Véronique Gens, la diction est superbe, même si on pourra noter un peu de relâchement lorsque la tessiture est plus aiguë. Mais vu les circonstances, il faut mettre ce soucis en relation avec la gène que doit lui imposer l’écharpe.
Ces deux grandes interprètes avaient déjà chanté le rôle à Montpellier, mais Edgaras Montidas remplace ici Charles Castronovo… et de belle manière. Le ténor lituanien se montre déjà impressionnant dans sa diction. Il n’y a sûrement pas eu autant de préparation ici que pour le Dante où il a triomphé il y a quelques semaines. Aussi la diction n’est pas aussi fluide, mais le texte est tout de même fort bien présenté. Le personnage de Robert demande à la fois noblesse, simplicité, vaillance et bien sûr délicatesse pour le dernier acte. Le ténor possède toutes ces facettes avec toujours une technique assez étrange mais qui lui permet de nuancer parfaitement un chant qui évite toujours d’être monolithique. Ainsi on entend vraiment ici le déchirement du personnage lors de son récit de sa rencontre avec Blanche à Paris, de même qu’on est troublé par ses sentiments amoureux dans le dernier acte. La tessiture très tendu le pousse dans ses retranchements, mais sans que jamais le chanteur n’esquive ou que la voix ne se brise. Une superbe prestation sûrement unique car il serait surprenant qu’après ces deux représentations à Montpellier puis à Paris, La Jacquerie soit de nouveau proposée avant quelques années.
Artisans de cette production, les forces de Radio-France se montrent en grande forme tant vocalement que musicalement. L’orchestre donne beaucoup d’éclat à la partition et on ne notera que quelques rares petits accros dans les cuivres. Par contre, les magnifiques prestations des bois solistes en accompagnement des airs sont admirables et contrebalancent heureusement les fanfares des cuivres. Le chÅ“ur se montre parfaitement compréhensible et nuancé. Patrick Davin ne ménage par ses forces et insuffle énormément d’énergie, même presque trop à certains moments qui du coup sonnent très martiaux. Mais la grande majorité de la partition le montre très soigneux de créer une vraie atmosphère et de prendre garde à ne pas couvrir les chanteurs.
Un mot enfin sur la salle… Si cet auditorium est sûrement parfaitement adapté à un concert symphonique, il n’est en rien fait pour la voix avec près de la moitié des places qui se trouvent derrière les chanteurs. On a ainsi un flou pour chacun tant d’un point de vue timbre que diction. On entend les chanteurs si l’on n’est pas trop en arrière mais on perd à bien des moments les mots. Il faudrait trouver à Paris une salle capable de rendre justice aux versions de concert de ce type car la Philharmonie n’est pas plus adaptée.
Si la partition n’est pas tout à fait égale, elle reste tout de même intéressante et avec une telle distribution donne toute sa dimension. Lalo n’a composé qu’une très faible partie de l’ouvrage et Coquard a réussi à donner un travail tout à fait réussi malgré quelques maladresses. Le concert de Montpellier doit normalement être édité dans la collection d’Opéra Français chez Ediciones Singulares en fin d’été et on ne doute pas que la documentation apportera encore plus d’information sur la composition de cet opéra.
- Paris
- Auditorium de la Maison de la Radio
- 11 mars 2016
- Édouard Lalo (1823-1892) – Arthur Coquard (1846-1910), La Jacquerie, Opéra en 4 actes
- Version de concert
- Blanche de Sainte-Croix, Véronique Gens ; Jeanne, Nora Gubisch ; Robert, Edgaras Montvidas ; Guillaume, Florian Sempey ; Le Comte de Sainte-Croix, Alexandre Duhamel ; Le Sénéchal, Julien Véronèse ; Le Baron de Savigny, Rémy Mathieu
- Chœur de Radio-France
- Orchestre Philharmonique de Radio-France
- Patrick Davin, direction