Le 1er octobre 1789, un grand banquet était donné à l’Opéra Royal de Versailles en l’honneur du roi Louis XVI et de son épouse Marie-Antoinette. Les Gardes du Corps du roi entonnèrent alors en son honneur l’air « Ô Richard, Ô mon Roi » extrait de Richard Cœur de Lion de Grétry. Compositeur très attaché à la Reine, il était aussi très populaire pour ses ouvrages donc ce fameux Richard créé en 1784 à Paris. Mais ce geste des gardes ne servira à rien car cinq jours après le peuple viendra déloger le couple royal de son château pour le ramener à Paris sous bonne garde. Ce sera donc le début de la chute de la royauté en France. L’ouvrage restera à l’affiche durant de nombreuses années. Bien sûr durant la révolution, Grétry composera des ouvrages plus aptes à plaire au pouvoir en place, mais dès Napoléon, il reviendra sur les scènes très régulièrement. Adolphe Adam fera même une adaptation de la partition pour que l’on puisse continuer encore et toujours à la proposer au public. Puis, au XXe siècle elle disparaîtra, ne subsistant dans les mémoires que par l’entremise de Tchaikovsky qui fait chanter dans sa Dame de Pique un air à la Comtesse extrait de ce Richard Cœur de Lion (preuve s’il en est du succès de l’ouvrage !). En 1979, un enregistrement verra le jour chez EMI avec Charles Burles, Mady Mesplé et Michel Trempont, équipe plus habituée à enregistrer les œuvres légères et comiques… alors que ce Richard Cœur de Lion est un savant mélange entre légèreté et sérieux.
230 ans après presque jour pour jour, l’air de Blondel « Ô Richard, Ô mon Roi » sera de nouveau chanté dans la salle Gabriel, mais cette fois avec un public et non la famille royale ! Remonter dans ces conditions un ouvrage tombé dans l’oubli actuellement permet d’entendre l’une des partitions de Grétry les plus saluées à l’époque et qui marqua durablement l’histoire de la musique tant il a su ici porter loin l’Opéra-comique, allant presque à nous proposer un grand-opéra avant l’heure par le sujet historique, l’intrigue qui mélange personnages nobles et personnages populaires. La musique en est certes encore parfaitement classique, faisant penser à un Catel avant l’heure peut-être, mais se détachant vraiment du baroque qui aurait pu être pastiché pour un tel sujet. On y entend tout de même des passages qui semblent hérité des grandes tragédies lyriques comme cette tempête qui clôt le premier acte… ou bien sûr toutes ces danses qui sont parfaitement intégrées dans l’ouvrage. André-Ernest-Modeste Grétry était un compositeur d’envergure et si l’on entend principalement des ouvrages légers de lui, il a aussi composé entre autre Andromaque sur un livret adapté de la tragédie de Jean Racine. Il sait donc doser l’humour et le sérieux. Et Michel-Jean Sedaine (qui lui écrira aussi le livret du génial Raoul Barbe-Bleue) sait parfaitement lui aussi composer des situations permettant l’élévation des sentiments comme les airs de Blondel et de Richard, tout en offrant un climat paysan plein de fraîcheur. Ainsi, nous sommes ici frappé par les deux langages musicaux qui se croisent et se voisinent parfaitement : la grandeur des personnages nobles avec la simplicité du peuple. Grétry a su toucher ici parfaitement nos oreilles par des inventions mélodiques superbes qui dès le début nous plongent dans l’intrigue et les personnages. L’intégration d’instruments solistes comme le fameux violon de Blondel bien sûr, nous offre aussi des moments de grâce alors que les fanfares sont vives et fières sans être imposantes.
Même si le titre met en avant Richard, c’est bien Blondel qui est le personnage principal de cette intrigue. Grimé en vieil aveugle, l’ancien compagnon du Roi Richard est à la recherche de celui qui a été emprisonné alors qu’il revenait de croisade. Accompagné du jeune Antonio, il apprend les amours des jeunes de ce pays, notamment celui de Laurette avec le gouverneur du château où il soupçonne pouvoir trouver Richard. Arrive alors la Comtesse Marguerite, grand amour du Roi qui elle aussi le recherche. Blondel se fait reconnaître par une mélodie que l’amour inspira autrefois à Richard. Ce dernier est bien dans le château et se lamente sur son amour. Il entend alors Blondel jouer la mélodie si chère à son cœur et y répond par un chant. Mais le troubadour est arrêté par les soldats et conduit devant le Gouverneur Florestan. Il lui remet alors une lettre de Laurette l’invitant à un rendez-vous nocturne. Retournant chez la Comtesse, il l’informe de son plan : profiter de l’absence du gouverneur du château pour l’investir avec sa garde et ainsi libérer le Roi. Bien sûr, tout se passe bien… et non seulement Richard retrouve son amour Marguerite, mais Laurette peut épouser aussi Florestan. Tout cela grâce au rusé Blondel qui est célébré au final !
Le coffret proposé par le Château de Versailles comprend non seulement une version en DVD, mais aussi une version CD. Bien sûr, le DVD nous permet de profiter de la belle production réglée par Marshall Pynkoski. Habitué des planches de l’Opéra Royal, le metteur en scène est venu régulièrement proposer des tragédies lyriques comme la Médée de Charpentier en 2017. On retrouve le soin dans le décor, et même encore plus de soin. Si pour Médée nous avions quelques rares toiles peintes et des tentures, ici nous avons tout un luxe de décor à l’ancienne, recréant parfaitement les différents lieux de l’histoire grâce à l’art d’Antoine Fontaine. Le choix a été fait non pas de nous replonger dans le Moyen Âge mais plutôt dans l’époque de la création, sans pour autant faire de parallèle oiseux entre Richard Cœur de Lion et Louis XVI. Nous avons donc des décors superbes, des costumes tout aussi splendides par la finesse de la réalisation… et des acteurs finement dirigés, sachant vivre leurs personnages sans trop d’emphase. Les ballets aussi sont parfaitement réglés, qu’ils soient paysans ou martiaux tout est parfaitement rendu et dansé avec grâce et force. On le voit, le choix d’une production traditionnelle a été assumé d’un bout à l’autre, mais sans pour autant que les idées manquent et surtout on sent qu’il se passe quelque chose, que chacun est parfaitement impliqué dans son rôle et sa place dans le tout qui fait de cette mise en scène un moment fort agréable qui sert très bien l’intrigue et la musique.
Habitué non seulement du lieu, mais aussi de la musique de Grétry, Hervé Niquet est le chef de cette production. Il avait déjà redonné vie à Andromaque il y a quelques années et si ici le drame est loin d’être le même, il sait trouver l’approche juste pour cette musique à mi-chemin entre le baroque où il débuta et le romantisme qui dirige maintenant de plus en plus, comme pour la très récente Île du Rêve de Hahn. Si l’on entend sa voix faire une annonce dans le deuxième acte… c’est bien sa baguette qui ici s’impose avec naturel. Il faut dire que le son plein de relief du Concert Spirituel lui offre une belle palette qui lui permet de jouer des archaïsmes ou des inspirations populaires. Encore une fois, il va à l’encontre de l’image traditionnelle que beaucoup ont de lui : il ne brusque jamais la partition, l’accompagne et la déroule avec beaucoup de tendresse, faisant ressortir l’imagination de Grétry dans ses airs ou ensembles, écoutant ses chanteurs. On ne pouvait en fait rêver mieux : il a l’habitude de la tragédie et sait donc donner la force des moments sérieux, tout en ayant la fantaisie qui convient lors des passages légers, se souvenant des farces qu’il aime tant diriger comme Don Quichotte chez la Duchesse de Boismortier ou bien sûr King Arthur de Purcell dans la mise en scène du duo Shirley et Dino dans ce même théâtre de Versailles. Le Chœur du Concert Spirituel est lui aussi assez parfait, à la diction nette, à l’implication certaine… et aux quelques solistes adéquats qui sortent du chœur pour quelques interventions.
Ainsi, Cécile Achille, Agathe Boudet, Virginie Lefebvre, François Parfailhé, Charles Barbier et François Joron sont membres du chœur mais viennent compléter de belle manière la distribution de solistes par des voix nettes et des interventions parfois plus développées qu’une simple phrase. Mais dans tous les cas, la diction est parfaite et la caractérisation aussi. De même Jean-Gabriel Saint-Martin est un Florestan de belle prestance, loin de l’amoureux bouffon auquel on aurait pu le pousser. Geoffroy Buffière est lui un Williams parfait, à la voix sombre pour ce père jaloux. Et dans les autres rôles secondaires, on retrouve la jeune Marie Perbost. Il est étrange de lui avoir confié deux rôles : Antonio le jeune homme qui accompagne Blondel, mais aussi Marguerite l’amoureuse de Richard. Elle chante plus sous les traits du jeune homme, mais sait passer parfaitement d’un rôle à l’autre, aussi sobre et simple que noble et altière. Elle compose de belle manière ces deux rôles pourtant très éloignés ! Nous avons aussi la jeune Laurette qui chante le premier air de l’opéra, celui qui est resté connu grâce à Tchaikovsky dans La Dame de Pique : « Je crains de lui parler la nuit » (à écouter ici par la grande Sofia Preobrazhenskaya). La voix de Melody Louledjian est fraîche et superbe, pleine de jeunesse et tranche avec la pulpe plus ample de Marie Perbost. Et puis il y a le rôle-titre, qui finalement chante si peu… Reinoud Van Mechelen est plus habitué aux princes rêveurs qu’aux rois, mais il impressionne par la fermeté avec laquelle il compose un Richard certes amoureux, mais aussi vaillant. La diction est parfaite et on entend juste un léger accent qui tranche face au naturel du reste de la distribution, mais il propose un chant toujours châtié et parfaitement en place pour ce registre, alors qu’il manque de mot pour du Lully.
Enfin, voici Blondel, ou plutôt les Blondel. Car en fonction du support nous avons deux chanteurs différents : au DVD nous voyons le jeune Rémy Mathieu alors qu’au CD nous entendons Enguerrand de Hys. Rémy Mathieu à la présence scénique parfaite pour camper Blondel, jeune mais aussi sachant singer la vieillesse. La voix est superbe, nette, mais semble légèrement poussée dans certains moments. La diction est superbe et la caractérisation aussi, mais difficile de lutter quand il doit rivaliser avec Enguerrand de Hys pour la mise en avant du texte. Car ce dernier sait parfaitement faire vivre le livret, créer rien que par son élocution un personnage rusé. On entend ici presque de nouveau Calpigi dans Tarare de Salieri. Nous avons un peu le même genre de rôle : rusé populaire, il offre son timbre très reconnaissable et son imagination pour donner vie à Blondel sans avoir besoin d’un support visuel. Sa façon d’aborder ce genre de rôle n’est pas sans rappeler un Marc Mauillon d’ailleurs ! Un timbre très particulier mais une extraordinaire attention au texte et à la caractérisation pour faire vivre rien que par la puissance de l’élocution.
Voici donc une résurrection forte bien réalisée et qui a les honneurs non seulement du disque, mais aussi de la vidéo. Il est vrai qu’un opéra-comique peut être un peu difficile à suivre sans mise en scène, mais la qualité de la musique et de l’exécution charment les oreilles sans que l’on ait besoin du visuel. On remerciera tout de même l’éditeur pour le luxe de cette parution du trop rare Richard Cœur de Lion de Grétry.
- André-Ernest-Modeste Grétry (1741-1813), Richard Cœur de Lion, Opéra-comique en trois actes
- Mise en scène, Marshall Pynkoski ; Décors, Antoine Fontaine ; Costumes, Camille Assaf ; Lumières, Hervé Gary ; Combats, Géraldine Moreau-Geoffrey ; Chorégraphie, Jeannette Lajeunesse Zingg
- Blondel (CD), Enguerrand de Hys ; Bondel (DVD), Rémy Mathieu ; Laurette, Melody Louledjian ; Richard, Reinoud Van Mechelen ; Antonio / La Comtesse, Marie Perbost ; Williams, Geoffroy Buffière ; Urbain / Florestan / Mathurin, Jean-Gabriel Saint-Martin ; Madame Mathurin, Cécile Achille ; Guillot / Charles, François Pardailhé ; Colette, Agathe Boudet ; Sénéchal, Charles Barbier ; Béatrix, Virginie Lefebvre ; Un paysan, François Joron
- Le Ballet de l’Opéra Royal
- Le Concert Spirituel
- Hervé Niquet, Direction
- 1 CD et 1 DVD Château de Versailles Spectacles. Enregistré et filmé à l’Opéra Royal de Versailles, en octobre 2019.
Merci pour cette recension, glorieux Erik !
Oui, tout était de grand luxe… Pynkoski réussit à faire du léger second degré sans rien refuser du plaisir de beaux décors voluptueux (un brin exagérés, il en joue à la perfection), lui qui savait tirer le meilleur des petits moyens à Toronto.
Et l’Å“uvre, ainsi servie musicalement, reprend glorieusement vie – là où le disque Doneux la faisait paraître franchement terne.
Merci surtout pour ce commentaire !