A l’origine, cette reprise d’Un Ballo in Maschera dans la mise en scène insignifiante de Gilbert Deflo devait voir s’affronter deux grands artistes : Sondra Radvanovsky et Marcelo Alvarez. Il y a quelques mois, le ténor annonçait qu’il renonçait au rôle et donc il ne venait pas dans cette production qu’il créa pourtant il y a un peu plus de dix ans. Il faut dire que son répertoire s’est élargi depuis et l’on peut comprendre ce retrait. Mais du coup, l’affiche semblait bien déséquilibrée et n’affichait donc plus que la grande soprano qui triomphe actuellement dans tous les plus grands théâtres. Ajoutons à cela le retrait définitif des scènes de la mezzo-soprano Luciana D’Intino qui devait chanter Ulrica… et cette série avait tout pour se transformer en récital accompagné. Mais au final, en allant chercher des chanteurs plus jeunes mais de haut niveau, l’Opéra de Paris nous a proposé un spectacle de haute tenue. L’ouvrage de Verdi est bien sûr passionnant, mais le chant l’aura été tout autant !
Est-il besoin de revenir sur la production de Gilbert Deflo ? Elle avait fait un scandale à l’époque… il faut dire que non seulement elle est bien vide malgré quelques belles images, mais à cela s’ajoutait un interprète d’Amelia en grande difficulté et des soucis de santé pour presque tous les chanteurs à l’époque. Quelques années après, elle reste toujours aussi bancale. Très épurée, elle en est presque vide à certains moments. Si certaines passages sont magnifiquement traités, il semble qu’il manque d’idée pour habiller l’ensemble d’une scène. L’exemple parfait est la scène d’Ulrica. Le rideau s’ouvre sur cette antre du démon avec fumée, flammes, danseuses et têtes de serpent sinistres. Arrive ensuite le Baron Samedi… puis Amelia. Et là tout s’effondre. La scène se vide, les flammes s’éteignent… et la scène va rester dans un vide sinistre jusqu’au bout. Bien sûr, on est loin du vide intégral de la scène du gibet… mais on se demande pourquoi des effets de couleurs ou d’éclairages ne continuent pas à animer cette demeure étrange. Pour les autres décors, tout repose sur quelques structures monumentales comme cet hémicycle du début dont le blanc éclatant se reflète avec goût sur le sol noir… et cet autre meuble noir qui lui réponds chez Renato (on notera la délicatesse : le blanc pour le gentil Riccardo mais le noir pour le méchant Renato!). Enfin le bal est plutôt bien mené et semble être le seul passage qui ait inspiré le metteur en scène. Graphiquement beau, mais inapte à rendre vivant le drame, cette production de Gilbert Deflo laisse malheureusement les acteurs perdus sur scène. Certains réussissent à déployer leur talents d’acteurs, mais pour d’autres le constat est cruel.
Heureusement, musicalement le constat est beaucoup plus positif. Bertrand de Billy ne donne pas à la partition un éclat particulier, mais il réussit tout de même à entretenir cette veine mélodique qui parcours toute la partition. Jamais il ne brusque la musique ou ne la laisse s’étaler trop longtemps. La direction est précise et manque juste d’un peu de passion et de fantaisie pour vraiment illuminer cet opéra si beau de Verdi. Un Ballo se montre prodigue en grands airs, en duos passionnants ou encore dans cette juxtaposition d’une action particulièrement dramatique avec des thèmes sautillants comme celui des conjurés ou d’Oscar. Tout cela est bien rendu. Il faut dire aussi que l’orchestre et le chœur de l’Opéra de Paris sont dans un très bon jour et se donnent vraiment pour faire vivre la musique. Les basses du chœur particulièrement sont à signaler car ils sont parfaits dans ces passages où les traîtres se rient des malheurs du Comte.
Justement, en parlant de traîtres, il faut signaler la qualité des deux basses pour Tom et Samuel. Il est si facile de les distribuer à des basses noires ou mal-chantantes. Ici tout est très bien soigné et si Thomas Dear séduit, c’est surtout Marko Mimica qui se dévoile dans toute sa gloire. La jeune basse avait déjà fait forte impression à l’automne dans Macbeth au Théâtre des Champs-Elysées, mais il est ici impressionnant et on en vient à regretter que ces deux assassins n’aient pas été plus développés musicalement par Verdi. Le timbre est sombre et magnifique, aucune lourdeur dans son chant qui se déploie avec élégance. Espérons qu’il reviendra rapidement dans des rôles plus importants ! Mikhail Timoshenko lui se montre à la hauteur du petit rôle de Silvano même si il n’a pas ce magnétisme que propose Mimica !
Difficile pour la jeune Varduhi Abrahamyan de reprendre le rôle si magnétique d’Ulrica. Les qualités de l’artiste ne sont pas en cause, mais pour ce personnage il faut marquer immédiatement l’auditeur avec un grave sonore et un charisme immense. C’est pour cela que Luciana D’Intino aurait sûrement fait merveille ici. Mais le jeune chanteuse se montre vaillante et assume ses qualités mais aussi ses défauts. Elle ne tente pas de poitriner outrageusement ses graves qui sont tout de même sonores, elle sait donner un aigu puissant sans non plus forcer un organe plus habitué à un répertoire plus léger. Son personnage se dessine doucement. Ce n’est peut-être pas la prophétesse sombre que l’on attend, mais elle construit un personnage tout de même marquant par son aisance scénique et une voix chaude et troublante. À l’opposé se trouve l’Oscar de Nina Minasyan. Là où l’on entend habituellement des chanteuses au timbre très clair et pétillant, la soprano nous propose un timbre légèrement corsé pour un page tout aussi virevoltant ! Scéniquement comme vocalement, elle compose un personnage vif et virtuose, aussi à l’aise dans la colorature que dans ses mouvements d’actrice.
La déception principale viendra de Simone Piazzola. Le baryton semble perdu non seulement dans le drame, mais aussi dans le chant. Sur scène, il agit tel que l’a indiqué le metteur en scène, autant dire que ses mouvements sont peu naturels et manquent vraiment de sincérité. On retiendra longtemps cette façon de poignarder Riccardo ! Son Renato n’est ni impressionnant dans sa droiture (comme pouvait l’être Ludovic Tézier dans cette même production) ni glaçant par sa noirceur. La voix manque de projection et de mordant… et semble même manquer de stabilité à certains moments. Ainsi celui qui doit être le personnage le plus charismatique de l’ouvrage ne s’impose jamais à quelque niveau que ce soit. C’est d’autant plus dommage que le reste de la distribution est plus que solide et que ce rôle est magnifique !
Appelé au cours de l’automne pour remplacer Marcelo Alvarez, Piero Pretti se montre totalement à la hauteur du rôle qu’il propose. Riccardo demande non seulement de la prestance, mais aussi une voix solaire qui sait aussi bien émouvoir et s’élever contre les fracas de l’orchestre, mais aussi rire et s’émerveiller. Ce fameux sourire de la voix, il le possède sans conteste, de même que ce timbre rayonnant. Son comte se détache assez rapidement par la ligne de chant : aucun écart de conduite dans sa façon de nous faire écouter la partition de Verdi. Beaucoup de style, un sens du phrasé parfait et une certaine aisance dans l’aigu font qu’il possède tout pour ce rôle. Lui qui chante aussi Manrico par exemple semble beaucoup plus fait pour ce Verdi qui se souvient encore de Donizetti et Bellini. Le ténor possède de plus une belle aisance sur scène qui lui permet là encore d’être particulièrement crédible dans ce rôle. La découverte est une très bonne surprise et montre qu’en dehors des quelques ténors les plus connus, il y a nombre de découvertes à faire !
Malheureusement pour lui, il est difficile de retenir toute l’attention quand on partage l’affiche avec la grande Sondra Radvanovky ! La soprano est devenue depuis quelques années une immense diva dans le meilleur des sens. Chacune de ses apparitions attire tous les regards et elle fascine par sa voix, son engagement et sa prestance. Découverte en 2010 dans cette même salle pour Don Carlo, elle m’avait déjà fasciné par la projection de la voix et les nuances ahurissantes qu’elle proposait en Elisabeta. Mais elle nous revient encore plus sûre d’elle-même pour cette Amelia. Elle qui triomphe depuis maintenant quelques années dans les rôles les plus ardus de Donizetti ne craint en rien la technique convoquée par Verdi pour le rôle. Tout au long de la soirée, elle va se montrer souveraine avec un chant magnifique où toutes les difficultés sont affrontées… et même d’autres provoquées avec ses aigus filés, enflés ou diminués qui font retenir leur souffle à tous les spectateurs. La voix est immense et le timbre si particulier (avec ce vibrato très serré) toujours aussi pénétrant. Mais loin de la démonstration, c’est la mise à disposition de tous ces effets qui crer l’émotion et offre un vrai personnage. La voix se déploie et touche : l’Opéra Bastille a souvent un effet refroidissant sur les voix, mais Radvanovsky semble au contraire s’y sentir à son aise car elle nous soigne et nous ravis par des émotions palpables, une voix qui nous parvient jusqu’au cœur. Sa supplique à son mari est un moment de pure émotion alors que le duo avec Pretti la voit se donner sans compter tout en évitant de couvrir son partenaire. Une immense artiste était présente pour ce Ballo et elle a reçu l’ovation qu’elle méritait lors des saluts. Immense verdienne, elle nous a offert une démonstration de chant et de théâtre.
Par l’engagement du couple principal, cette soirée qui aurait pu être morose a soulevé l’enthousiasme. Sondra Radvanovsky a de nouveau prouvé combien elle est unique actuellement et importante pour la scène lyrique, alors que Piero Pretti est une découverte à suivre !
- Paris
- Opéra Bastille
- 28 janvier 2018
- Giuseppe Verdi (1813-1901), Un Ballo in Maschera, Melodramma en trois actes
- Mise en scène, Gilbert Deflo ; Décors / Costumes, William Orlandi ; Lumières, Joël Hourbeigt ; Chorégraphie, Micha van Hoecke
- Riccarto, Piero Pretti ; Renato, Simone Piazzola ; Amelia, Sondra Radvanovsky ; Ulrica, Varduhi Abrahamyan ; Oscar, Nina Minasyan ; Silvano, Mikhail Timoschenko ; Samuel, Marko Mimica ; Tom, Thomas Dear ; Giudice, Vincent Morell ; Servo d’Amelia, Hyoung-Min Oh
- Chœur de l’Opéra National de Paris
- Orchestre de l’Opéra National de Paris
- Bertrand de Billy, direction