Tchaïkovsky, La Pucelle d’Orléans : Preobrazhenskaya ou Arkhipova?

tchaikovsky_1906_evansÉtrange opéra que cette Pucelle d’Orléans. Peu de temps après avoir composé Eugen Onegin, opéra intimiste s’il en est, voici que Tchaïkovski se penche sur un format beaucoup plus large où les références au Grand Opéra à la française sont légion. Le sujet quitte les salons ou les mythes russes pour s’ancrer dans l’histoire française. Piotr Tchaïkovski adapte à partie de 1878 la tragédie de Schiller pour en faire un opéra retraçant l’évolution d’une figure historique : Jeanne d’Arc. Et dans cet opéra, c’est le seul personnage qui retiendra l’attention, le seul qui parcourt l’ensemble de la partition en rencontrant des aides, des soutiens, des tentations, des obstacles… les autres personnages ne sont au final rien d’autres que des éléments faisant évoluer Jeanne. Ce rôle de mezzo-soprano demande de grandes interprètes et l’histoire du disque en a retenu deux : Sophia Preobrazhenskaya et Irina Arkhipova. Petite comparaison de leurs enregistrements studio…

Deux grandes dames du chant se sont appropriées ce personnage et ont eu le privilège de le graver en studio. Toutes deux russes mais d’une génération différente. Sophia Preobrazhenskaya commença à chanter 1928 sur scène, et s’arrêta trente ans plus tard après avoir interprété les plus grands rôles de mezzo-soprano comme Fricka, Amnéris, Marfa (Khovanshchina), Dalila, Marina ou cette fameuse Jeanne. Irina Arkhipova est de la génération suivante, commençant à chanter en 1954 alors que Preobrazhenskaya s’arrêterait de fouler les planches des théâtres quatre ans après. Elle reprit le flambeau dans l’imaginaire collectif pour bon nombre des rôles qui se trouvaient abandonnés, mais au final, il n’y a pas véritablement de passage de témoin puisque Preobrazhenskaya était attachée à Leningrad là où Arkhipova chantait à Moscou. Changement d’époque et de régime politique, les deux dames n’ont pas eu le même rayonnement international. Preobrazhenskaya ne chantera qu’une seule fois hors de Russie : elle reçoit d’ailleurs un véritable triomphe à Salzbourg en 1928 mais refusa de quitter ce qui était devenu sa maison et le restera toute sa carrière malgré les propositions des plus grands chefs et théâtres. Très attachée à sa ville, elle apportera réconfort et évasion à toute la population durant le siège lors de la seconde guerre mondiale en chantant près de 1500 concerts partout dans la ville. Sa prestation dans le rôle de la Comtesse de La Dame de Pique le jour de la levée du blocus restera dans les mémoires de Galina Vishnevskaya. A l’opposée Irina Arkhipova s’exportera de par le monde pour chanter sur toutes les plus grandes scènes, égalant presque son amie et collègue Vishnevskaya de par sa renommée. Mise sur le devant de la scène dans les grands rôles du répertoire, elle va incarner pendant des années l’exemple même de la voix grave féminine venue de Russie dans l’occident.

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Mais en parlant de voix… qu’ont de commun ces deux chanteuses? Une aisance dans le grave, un timbre chaud et une forte implication dramatique… mais là où on sent une grande concentration chez Preobrazhenskaya avec une voix assez droite, la voix d’Arkhipova rayonne beaucoup plus dans l’aigu sans avoir ce geste prophétique qui donne aux prestations de sa devancière une portée immense. Plus juvénile de voix, Arkhipova apportait par contre plus de vie et une vision moins rigide de ses personnages. Deux voix donc assez proches mais au timbre bien distinct et aux personnalités marquées. La comparaison de leurs prestations dans les rôles qu’elles ont enregistrés est passionnante et montre combien avec ces deux chanteuses nous avons deux grandes interprètes. Malheureusement le peu d’enregistrements de Preobrazhenskaya limite l’exercice à deux intégrales : La Pucelle d’Orléans et Khovanshchina.

Mais revenons à l’Å“uvre qui nous occupe… Cette adaptation de la légende de Jeanne d’Arc par Tchaïkovski modifie le personnage pour en donner une vision plus humaine, allant jusqu’à consommer son amour pour Lionel et donc acceptant avec résolution la sentence, espérant trouver ainsi le pardon et le repos. Pour les grandes scènes de foule, Tchaïkovski espérait rivaliser avec le modèle Meyerbeer, mais ce sont plutôt les moments intimes qui frappent dans cette partition. Le premier acte champêtre puis céleste nous présente une Jeanne forte et déjà hors de ce monde qui voudrait le contraindre au mariage : la musique s’y fait volontaire puis angélique. Le deuxième acte nous monter la cours du faible roi Charles VII, où règne en maître Agnès Sorel. La musique y est beaucoup plus martiale et traditionnelle, sans l’élévation qui inspirait le final du premier acte. C’est ensuite la passion qui va arriver dans le troisième acte où la carapace de Jeanne se fend pour tomber sous le charme de Lionel. Par la suite, c’est n’est plus qu’une descente pour Jeanne au milieu des fêtes du couronnement où Tchaïkovski se permet de convoquer une musique majestueuse et grandiose, interrompue par l’accusation de sorcellerie du père de Jeanne. La passion retrouve le premier tableau de l’acte quatre où le lyrisme du compositeur peu s’épancher pour un duo d’amour splendide. La clôture de l’opéra s’effectue sur le bûcher de Jeanne où les effets orchestraux sont particulièrement descriptifs des flammes alors que les anges accueillent la guerrière. Beaucoup de situations grandioses et donc propres à flatter le public. Mais ce sont dans les duos ou les interventions de Jeanne qu’on distingue véritablement toute l’attention du compositeur aux détails et aux ambiances. Comme si seul ce personnage l’avait inspiré, il lui réserve la meilleure musique. Jeanne est donc véritablement le pivot de cet opéra, et sans une prestation de haut niveau difficile de tenir la distance.

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Sophia Preobrazhenskaya dans le rôle de Jeanne

Avec a priori une voix moins belle et une prise de son forcément moins favorable (même si chez Andromeda la qualité est vraiment très bonne pour un enregistrement de 1946), Sophia Preobrazhenskaya a beaucoup de qualités à montrer. Dès son entrée, le timbre est concentré, grave et plein de tenue. Chez elle, il ne faut pas chercher la jeune fille en fleur bien sûr. Dès son entrée elle est la jeune fille frappée par le destin, dont la mission a déjà pris le pas sur sa jeunesse. Le timbre arrive à fasciner immédiatement, s’élevant au-dessus des autres dès le trio d’ouverture. Et avec quelle conviction elle va réconforter ses camarades, la voix se déployant avec des accents prophétiques et déjà une présence héroïque. Puis tout au long de l’Å“uvre elle va varier les accents faisant de sa voix une arme comme au début du duel avec Lionel, voix qui va doucement prendre de la rondeur pour afficher l’amour qui se développe tout en conservant des moments de doutes où la voix traduit cette tension entre l’amour et le devoir. Et cet autre début de duo où toute l’agitation et la nervosité s’affiche avec cette voix grandiose qui ne cherche pas le confortable mais bien le véritable. La scène finale est un moment magistral où Preobrazhenskaya se montre particulièrement inspirée, suppliant et priant avec une ferveur loin de l’opéra : l’humanité qui se dégage finalement de cette femme est palpable et magnifique. L’inspiration divine se débat avec la frayeur de ce moment terrible du bûcher.

Irina Arkhipova

Irina Arkhipova

Irina Arkhipova bénéficie d’une prise de son superbe, qui fait rayonner sa grande voix de mezzo-soprano. Plus jeune de timbre, elle est aussi un peu plus ogresse dans ses façons de chanter, toute voile mais en cherchant à nuancer… car Arkhipova compose bien un personnage, plus humain mais qui navigue entre la jeune fille et la femme mûre. Dès son entrée, elle s’impose en maîtresse femme et si le petit vibrato casse légèrement cette facette, difficile d’associer directement ce chant à celui d’une sainte. Plus terrienne, elle est aussi plus passionnée, plus emportée. Ce chant moins retenue développe donc des émotions directes, puissantes mais sans la portée tragique du personnage. Ainsi les duos d’amours ne sont que ça, oubliant légèrement le poids que fait poser cet amour, la trahison de son serment qui doit forcément faire trembler la femme de devoir. Un petit manque d’émotion donc même dans le final où la voix sonne magistralement, percutante mais reste particulièrement terrienne et ne s’élève pas vers ces anges qui l’appellent.

Si le centre de l’enregistrement est le personnage de Jeanne, il ne faut pas oublier le reste de la distribution et la direction. Dans les deux cas nous avons des voix saines et parfaitement à leur places. Bien sûr on pourrait espérer des personnages plus charismatiques en réunissant les grands noms des deux époques pour créer des vrais rivaux à Jeanne. Comment ne pas rêver d’un Charles VII par Ivan Kozlovsky, d’un Lionel par Pavel Lisitsian ou d’une Agnès Sorel de Galina Vishnevskaya… mais malgré tout aucun ne dépareille et même si ils n’ont pas la hauteur de vue de leurs Jeanne, cela en renforce justement l’isolement : personnage trop grand pour son siècle, trop noble pour se parjurer, assumant sa faute et donc sa condamnation malgré tout le désespoir et la terreur qui l’envahie.

Dans les deux cas la direction est assurée par des grandes baguettes, Khaikin et Rojdestvenski. Mais ces eux personnalités ne font pas sonner la partition tout à fait de la même manière. Même si il ne faut pas mettre de côté la prise de son, on sent Rojdestvenski plus martial et emporté, empoignant la partition avec fougue et vigueur là où son prédécesseur évite plus les grands élans martiaux qui peuplent la partition pour essayer de vraiment centrer le drame sur l’évolution de Jeanne et ne pas mettre trop en avant les effets spectaculaires. Dans les deux cas tout de même ce sont des visions très inspirées, bénéficiant de plus de chÅ“urs et orchestres particulièrement impressionnants.

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Sophia Preobrazhenskaya

Alors comment choisir? Pour bien faire, il ne faudrait pas. Car malgré les petites remarques sur Irina Arkhipova, on reste devant une superbe interprétation. Mais si on doit vraiment ne choisir d’une Jeanne, c’est Sophia Preobrazhenskaya qui triomphe car elle a une sorte de portée mystique, un chant intérieur particulièrement inspiré et touchant. Avec une voix peut-être un peu moins humaine, elle compose un personnage plus allégorique, mais avec quelle passion contenue, quelles nuances et quelle noblesse! Alors bien sûr, l’orchestre est beaucoup plus détaillé pour accompagner la prestation d’Arkhipova… d’où le choix difficile… Je dirais donc pour conclure qu’il ne faudrait pas choisir, les deux chanteuses étant de grandes dames du chant, avec l’une qui est immense mais légèrement desservie par l’âge de l’enregistrement. Donc peut-être vaut-il mieux commencer par la version dirigée par Rojdestvenski qui montre la différence dès l’ouverture où on découvre des contre-chants superbes qui sont malheureusement un peu noyés dans la prise de son de l’enregistrement de Khaikin. Pour ce qui est des éventuelles coupures, elles ne semblent pas bien importantes si même elles existent. Je n’ai pas noté de manque flagrant et vu la direction légèrement plus rapide de Khaikin, le petit quart d’heure qui les sépare n’est pas si significatif…

Toujours est-il qu’il est passionnant de comparer ces deux grandes chanteuses au répertoire assez similaire dans le répertoire russe et partageant même beaucoup de rôles de mezzo-soprano dans le répertoire occidental (Azucena, Amnéris et Eboli chez Verdi par exemple). Ainsi pour ce personnage totalement central de l’Å“uvre, on découvre les différences de conceptions et l’impact de voix au final dissemblables. L’une jouant clairement sur un instrument splendide pour camper les émotions d’une femme vivante là où l’autre ira chercher des inflexions plus légères et des colorations plus subtiles pour nous donner un portrait plus hiératique du mythe mais aussi plus poignant. Une autre comparaison pourrait être celle de Marfa dans Khovanshchina mais si les choix sont aussi personnels, le personnage est moins central, naviguant au milieu de cinq rôles principaux… elle a donc un peu moins d’espace pour s’affirmer. Et contrairement à ce rôle, les interprètes de Marfa sont beaucoup plus nombreuses à avoir été immortalisées par le disque.

Sophia Preobrazhenskaya et Irina Arkhipova dans le rôle de Marfa (Khovanshchina de Moussorgsky)

Sophia Preobrazhenskaya et Irina Arkhipova dans le rôle de Marfa (Khovanshchina de Moussorgsky)

Enfin, comment ne pas mettre un petit mot sur celle qui contre toute attente a chanté cette Å“uvre durant les premières années du XXIème siècle : Mirella Freni. Au crépuscule de sa carrière, elle a pris le risque de se lancer dans ce pari, relevé avec beaucoup de brio durant plusieurs années. Bien sûr la voix n’est pas celle d’une grande mezzo-soprano, elle commence à bouger… mais quelle démonstration pour une chanteuse de soixante-dix ans! Puisque les grandes mezzo russes de l’époque ne prennent pas la relève de leurs grandes devancières, au moins Mirella Freni aura fait découvrir à toute une génération cette Å“uvre… en attendant qu’une Olga Borodina ou une Elina Garança se lance dans un rôle qui devrait pourtant leur convenir à merveille.

La pucelle d'orléans Khaikin

  • Piotr Ilitch Tchaïkovski (1840-1893), La Pucelle d’Orléans
  • Jeanne d’Arc, Sophia Preobrazhenskaya ; Thibaut d’Arc, Ivan Yashugin ; Raymond, Vladimir Ulianov ; Charles VII, Vitali Ignatievich Kilchevsky ; Dunois, Vitali Runovsky ; Lionel, L. Solomiak ; L’Archevêque, N. Grishanov ; Agnès Sorel, Odilia Kashevarova ; Bertrand, I. Shashkov ; Lauret, A. Marin ; Un guerrier, S. Vodsinsky ; Un ange, M. Merzhevskaya
  • ChÅ“ur du Théâtre du Kirov de Leningrad
  • Orchestre du Théâtre du Kirov de Leningrad
  • Boris Khaikin, direction
  • 3 CD Andromeda, ANDRCD 9074. Enregistré à Leningrad en 1946

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  • Piotr Ilitch Tchaïkovski (1840-1893), La Pucelle d’Orléans
  • Jeanne d’Arc, Irina Arkhipova ; Thibaut d’Arc, Evguéni Vladimirov ; Raymond, Andreï Sokolov ; Charles VII, Vladimir Makhov ; Dunois, Vladimir Valaïtis ; Lionel, Sergueï Yakovenko ; L’Archevêque, Lev Vernigora ; Agnès Sorel, Klavdia Selivanov ; Bertrand, Viktor Selivanov ; Lauret, Alexandre Sibirtsev ; Un guerrier, Vartan Mikaelian ; Un ange, Alexandra Firstova
  • Grand ChÅ“ur Académique de la Radio et de la Télévision
  • Orchestre Symphonique de la Radio et de la Télévision
  • Orchestre à vent du Théâtre du Bolchoï
  • Guennadi Rojdestvenski, direction
  • 3 CD Melodiya, MEL CD 10 02053. Enregistré à Moscou en 1969.

 

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